Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan regardent dans la même direction. Ce mercredi 3 mai 2017, à Sotchi, les présidents russe et turc sont tous deux tournés vers la nuée de photographes venue immortaliser leur poignée de main. Mais l’attention du duo se porte sur la mer Noire qui s’étend à quelques dizaines de mètres de là. Dans quatre jours y commenceront les travaux du projet TurkStream, un gazoduc partant des rives pontiques pour rallier Istanbul et potentiellement l’Europe méridionale. « Un accord préliminaire a été signé », précisera le président de Gazprom, Alexei Miller. Mais il semble que les chefs d’États voient déjà plus loin. Au cours de leur troisième entrevue en neuf mois, ils sont parvenus à définir une « position commune » sur la Syrie, alors même que leurs armées combattent dans des camps différents. Suffisant pour la naissance d’une idylle ? Si c’était un pont qui se construisait à travers la mer Noire plutôt qu’un gazoduc, Poutine et Erdogan s’empresseraient d’y sceller un cadenas avec leurs initiales dessus.
Il y a à peine deux ans, la destruction d’un avion russe par deux chasseurs turcs à la frontière turco-syrienne faisait pourtant craindre le pire. Vécu par le Kremlin comme un coup « porté dans le dos par des complices du terrorisme », l’attaque a été suivie d’une rafale d’invectives. « La classe dirigeante politique, dont le président Erdogan et sa famille, est impliquée dans le commerce illégal » de pétrole avec l’État islamique, pourfendait le vice-ministre russe de la Défense Anatoli Antonov en décembre 2015. « Nous avons toutes les raisons de penser que la décision d’abattre notre avion a été dictée par la volonté de protéger ces chemins d’acheminement de pétrole vers le territoire turc », ajoutait Poutine. Des « calomnies », a répliqué le mis en cause, ulcéré par le soutien de Moscou à ses opposants kurdes. En tant que membre de l’OTAN, la Turquie était alors à mille lieues des positions russes, favorables au satrape syrien Bachar el-Assad. Et à la surprise générale, Poutine et Erdogan se sont pourtant réconciliés en quelque mois, donnant naissance à l’une des bromances politiques les plus compliquées de l’histoire de la diplomatie.
Revoir un printemps
Un nuage de fumée noire jure dans le ciel cristallin du nord de la Syrie, mardi 24 novembre 2015. La carcasse du troisième avion russe à avoir flirté avec le territoire turc repose au pied des montagnes. Éjecté avant de subir les foudres d’Ankara, l’un des deux pilotes est mort sous le tir de milices turkmènes alors qu’il descendait en parachute. Le Kremlin déplore une autre perte parmi l’équipe envoyée en sauvetage. Dans la capitale turque, son ambassadeur est alors prévenu que la manœuvre aura de « sérieuses conséquences ». Cette fois, la Russie ne peut plus se cacher derrière les « mauvaises conditions météo » pour justifier la présence de l’appareil comme cela avait été fait en octobre. Mais plutôt que d’accuser le coup, Vladimir Poutine renforce ses défenses antiaériennes et met en place des sanctions économiques contre son rival.
« Si la Turquie n’était pas membre de l’OTAN, une confrontation directe avec la Russie aurait déjà pu avoir lieu », alerte le politologue stambouliote Ahmet Insel en février 2016. Lorsque, un an plus tard, un bombardement russe sur le territoire syrien tue trois soldats turcs et en blesse 11, tout incline les deux États, qui se sont déjà livrés 13 guerres par le passé, à retomber dans une spirale de violence. Au lieu de cela, ils conviennent « de renforcer leur coopération militaire », selon l’agence russe TASS. « Vladimir Poutine a appelé son homologue Tayyip Erdogan et lui a exprimé ses condoléances pour ces morts accidentelles », écrit le journal Yeni Safak. C’est tout. « L’accident » est clos, souffle-t-on de part et d’autres. Rien ne semble pouvoir ébrécher la relation bâtie entre-temps.
En un éclair, les deux pays ont acquis une complicité que des décennies de rapprochements n’étaient pas parvenues à établir. « La Russie a participé au déclin de l’empire ottoman et a toujours constitué une grande puissance menaçante au nord de la Turquie », rappelle Jean Marcou, spécialiste de la Turquie et professeur à Sciences Po Grenoble. « Les relations se sont améliorées après la Première Guerre mondiale dans un front contre les puissances occidentales victorieuses. » Cette accalmie ne dure pas. Pour écarter les prétentions de Staline sur les détroits de la mer Noire, la Turquie intègre l’Alliance atlantique (OTAN) menée par les États-Unis en 1952. Elle accepte le plan Marshall, entre dans le Conseil de l’Europe et reconnaît Israël. Trop heureux de faire pièce aux régimes communistes qui règnent autour du Bosphore, Washington y installe des bases militaires. En retour, l’armée anatolienne « apparaît comme le cheval de Troie des Américains » au moment de son intervention à Chypre en 1974, souligne Jean Marcou.
Quand tombe l’Union soviétique et que s’affaisse son influence, l’intérêt d’Ankara pour ses scories devenues indépendantes ne suffit pas à entraver la reprise du dialogue. Moins menaçante, la Russie nouvelle devient un partenaire économique, énergétique et touristique. En 2004, Vladimir Poutine se rend à Ankara pour signer une « déclaration conjointe sur l’amitié profonde et le partenariat multidimensionnel » avec Recep Tayyip Erdogan, arrivé à la tête de l’exécutif un an plus tôt. Son ministre des Affaires étrangères à partir de 2009, Ahmet Davutoglu, promet que le pays aura « zéro problème avec ses voisins ». Sauf que les problèmes sont justement venus de ces voisins.
Dans les pays des Printemps arabes, surgis en 2010, les deux puissances eurasiatiques ont des intérêts divergents, a fortiori en Syrie. Au soutien du gouvernement de Bachar el-Assad par Moscou s’opposent les affinités d’Istanbul pour les rebelles, voire sa complaisance coupable à l’égard de certains groupes djihadistes. Tandis qu’il réprime les manifestations de la place Gezi d’Istanbul, en 2013, Erdogan appuie les révolutionnaires syriens. Suspectée de maintenir une vigilance lâche à sa frontière sud, la Turquie est surtout accusée, fin juillet 2015, d’acheter du gaz et du pétrole à Daech. Le Guardian met ainsi la main sur des documents retraçant les connexions entre un des dirigeants de l’organisation terroriste, Abou Sayyaf, et le pouvoir turc. Des photos, révélées par le quotidien d’opposition Cumhuriyet en mai 2015, dévoilent un trafic d’armes présumé organisé par le pouvoir. Son directeur croupit aujourd’hui en prison.
En septembre de la même année, Moscou envoie son aviation défendre Damas, avec ses alliés chiites du Liban et d’Iran. « La relation de la Russie avec la Syrie est ancienne », explique Jean Marcou. « L’Union soviétique soutenait le régime baasiste du clan El-Assad. Des contrats d’armement ont été réactivés. » Mais pour Ankara, l’alliance la plus problématique est celle qui lie les partis kurdes du PKK (en Turquie) et du PYD (en Syrie) avec le Kremlin. Soutenus par l’Union soviétique, ceux-ci sont considérés comme une menace pour l’unité turque par Erdogan. Or, en février 2016, le PYD a rouvert un bureau à Moscou, au plus fort de la tension russo-turque.
Convergence
En ce mois de février 2016, le ministère turc des Affaires étrangères s’élève contre le « crime de guerre évident » commis par la Russie au cours de frappes aériennes. Elles auraient entraîné la mort d’une cinquantaine de civils, selon un bilan des Nations unies. Alors que rien n’est fait pour apaiser le dialogue, une timide négociation reprend en avril pour remettre en cause les sanctions imposées par la Russie sur les exportations turques. « Cela fait des lustres que la Turquie vend à la Russie », justifie le ministre turc de l’Agriculture et de l’alimentation Faruk Celik. « Quels que soient les problèmes, notre équipe technique se mettra autour d’une table pour en parler. »
Premier ministre depuis 2014, l’artisan de la doctrine « zéro problème avec ses voisins », Ahmet Davutoglu, démissionne le 22 mai à cause de divergences de vue avec Erdogan. Contre toute attente, ce dernier prend la plume à la fin du mois de juin pour exprimer ses « regrets » à Vladimir Poutine et demander aux familles des victimes d’excuser son pays. D’un même élan, il dit souhaiter « restaurer les relations amicales traditionnelles entre la Turquie et la Russie pour travailler ensemble, régler les crises régionales et combattre le terrorisme conjointement », d’après son porte-parole. L’histoire va leur donner l’occasion de faire front contre un groupe qualifié de « terroriste » par le pouvoir turc.
Dans la nuit du 15 au 16 juillet, une partie de l’armée tente un inattendu et hasardeux coup d’État pour faire tomber le président. Sans tergiverser, Erdogan fait abattre et emprisonner des centaines de putschistes, puis purge l’État major et les administrations de leurs corps supposés séditieux. Il s’empresse de désigner le commanditaire de l’opération. Il s’agit – selon lui – de l’imam Fetullah Gulen, un opposant exilé en Pennsylvanie. Si celui-ci « n’est pas extradé, les États-Unis sacrifieront les relations turco-américaines pour un terroriste », menace le ministre turc de la Justice, Bekir Bozdag. L’ex-patron du KGB lui apporte son soutien. « Le premier à avoir soutenu Erdogan, c’est Poutine », souligne Bayram Balci, chercheur au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI).
Lancé en 2005, le processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne patine.
Dans une interview publiée le 6 août, le chef d’État lui en reconnaît le mérite : « Quand M. Poutine m’a appelé pour me présenter ses condoléances, il ne m’a pas critiqué sur le nombre de militaires ou de fonctionnaires limogés. Alors que tous les Européens m’ont demandé : pourquoi tant de militaires sont en détention, pourquoi tant de fonctionnaires ont été démis ? » Lors de sa venue à Saint-Pétersbourg, le 9 août, Erdogan donne du « cher ami » à son hôte, qu’il remercie pour son « soutien moral ». Il gage même qu’à force de s’améliorer, leurs relations deviendront « encore plus robustes ». Une perspective que Poutine accepte « pour l’intérêt des peuples ». Au terme de cette rencontre, le projet de gazoduc TurkStream est relancé. Sans lui, la Turquie achète déjà près de 60 % de son gaz à la Russie.
De nouveaux réunis lors d’un congrès mondial de l’énergie à Istanbul, en octobre, les deux hommes reprennent ensuite langue par média interposé, à la faveur d’un drame. Le 19 décembre 2016, l’ambassadeur russe en Turquie est abattu par un homme dans une galerie d’art d’Istanbul. « Le crime qui a été commis est sans aucun doute une provocation destinée à perturber la normalisation des relations russo-turques et le processus de paix en Syrie », dénonce Poutine. Un décalque de la déclaration d’Erdogan.
Dans le même temps, la Turquie s’éloigne de plus en plus de Bruxelles. En octobre 2016, après le putsch avorté, Erdogan promet le rétablissement de la peine de mort pourtant incompatible avec une entrée dans l’Union européenne. « C’est pour bientôt, si Dieu le veut », assure-t-il avant de pester : « L’Occident dit ceci, l’Occident dit cela. Pardonnez-moi, mais ce qui compte, ce n’est pas ce que dit l’Occident, c’est ce que dit mon peuple. » Rivé au pouvoir, Erdogan se lance dans une réforme constitutionnelle à même de lui tailler un costume de sultan. Comme Poutine en 2012, il ambitionne de passer du poste de Premier ministre à celui de président non sans avoir donné tous les attributs d’un régime présidentiel, sinon dictatorial, à la république turque au préalable.
Pendant le référendum constitutionnel organisé à cet effet en février 2017, les autorités allemandes et hollandaises refusent la venue d’officiels turcs qui souhaitaient faire campagne auprès de la diaspora. En qualifiant l’annulation de réunions de ses partisans en Allemagne de « pratique nazie », Erdogan provoque un tollé. D’autant que le correspondant à Istanbul du journal allemand Die Welt, Deniz Yücel, est incarcéré pour « propagande terroriste ». L’avion du ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavusoglu, se voit refuser d’atterrir à Amsterdam et la ministre de la Famille, Fatma Betül Sayan Kaya, est empêchée de pénétrer dans l’enceinte du consulat turc de Rotterdam, puis reconduite à la frontière.
Realpolitik
Lancé en 2005, le processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne patine. D’un côté comme de l’autre, l’accord de mars 2016 prévoyant l’ouverture de nouveaux chapitres paraît oublié. « Ils ne sont pas ouverts car la situation se dégrade sur le plan politique », indique Alain Marcou. « On n’avait jamais vu de tels écarts de langages. » Contrairement a ce qui avait été promis, les Turcs doivent encore présenter un visa pour entrer sur le territoire des 27. Dans un rapport publié le 9 novembre, Bruxelles pointe le « retour en arrière » opéré par le régime vis-à-vis des critères d’adhésion, en particulier concernant la liberté d’expression et l’État de droit. Une manière de reprocher à Erdogan la répression mise en place après le putsch manqué ainsi que la concentration des pouvoirs.
« L’Union européenne a pris position contre la réforme constitutionnelle », analyse Alain Marcou. « Après le référendum, tous les éditorialistes pro-gouvernementaux turcs présentaient la victoire du oui comme une sorte de victoire contre l’Union européenne. Ces dernières semaines, on se demandait s’il n’allait pas y avoir une rupture, un abandon de la candidature. » Mais Ankara ne tourne pas complètement le dos à Bruxelles. Mercredi 10 mai, le ministres des Affaires étrangères assure « qu’il n’est pas question de rompre les relations avec l’UE », se faisant même le héraut d’une « nouvelle ère de relations plus étroites ». Erdogan n’est avant tout pas prêt à rompre l’union douanière qui existe depuis 1995.
En réponse aux sanctions de Moscou, la Turquie importe du blé européen en 2016, au détriment de ses livraisons russes. Elle veille aussi à diversifier ses apports énergétiques afin de ne pas trop dépendre des pays de l’ex-Union soviétique. Le TurkishStream censé enterrer les échecs de Blue Stream et Nabuco est concurrencé sur le flanc ouest par le Tanap, un gazoduc également soutenu par Erdogan. Du gaz israélien pourrait par ailleurs passer par le détroit du Bosphore et des négociations ont cours avec l’Iran, l’Azerbaïdjan ou encore le Qatar. « Dans les années 1990, la Turquie avait été placée sous dépendance russe, elle n’a plus envie de l’être », explique Alain Marcou. D’ailleurs, « la Russie n’a jamais manié l’arme du gaz pour faire pression sur la Turquie comme elle a pu le faire avec d’autres pays, car cela aurait accéléré la recherche de solutions alternatives. »
Ces liens économiques n’incitent pas Ankara à quitter les organes de coopération dont elle est membre. « Quand Ankara a soumis sa candidature au groupe de Shanghai, Moscou a bloqué les choses », remarque Alain Marcou. Si quitter l’Otan peut paraître périlleux, la Turquie s’en est cependant distanciée en envisageant d’acheter un système de missiles de défense à la Russie. Pour l’heure, elle s’est contentée d’acquérir 52 avions d’exercice militaire pakistanais. Emprunté avec une fréquence inégalée par Erdogan, le chemin de Moscou comporte de vieilles embûches. Dans le Caucase, Ankara a tissé d’étroits liens avec l’Azerbaïdjan et défend la Géorgie contre l’occupation de deux de ses provinces par la Russie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Par contraste, Moscou prend le partie de l’Arménie, dont les dirigeants refusent tout bonnement d’entretenir des contacts avec la Turquie tant qu’elle n’aura pas reconnu le génocide de 1915.
Erdogan, lui, s’est rendu en Crimée pour y rencontrer des responsables de la communauté tatare, des descendants de Turcs installés sur la péninsule. Depuis l’annexion de la région par la Russie en 2014, ils subissent des persécutions, comme l’a dénoncé Amnesty International. La confrontation prend également place au niveau économique, parmi la Communauté des États indépendants, dans les Balkans et dans le Golfe. Mais elle est particulièrement corrosive en Syrie.
Le 24 novembre 2016, un an jour pour jour après la destruction du Sukhoi russe à la frontière turco-syrienne, des missiles pleuvent sur les soldats de l’opération « Bouclier de l’Euphrate ». Trois Turcs trouvent la mort. Si le tireur n’est pas formellement identifié, tous les regards se tournent vers Moscou, dont les dénégations peinent à convaincre. « La Russie ne peut pas ne pas connaître l’auteur car elle tient le ciel en Syrie », pense Alain Marcou. Lorsque le scénario se répète en février 2017, le Kremlin admet cette fois avoir tiré sur l’armée turque par accident. « C’est arrivé juste au moment où la Russie commençait à critiquer l’opération Bouclier de l’Euphrate », remet le chercheur. L’enjeu est alors d’écarter la Turquie de l’offensive sur Rakka. Car pour l’occasion, Russes et Américains se retrouvent à soutenir les groupes kurdes.
« D’une certaine manière, ils se sont entendus pour bloquer les Turcs », estime Alain Marcou. Mais Ankara n’en prend pas ombrage. Le 4 mai, la diplomatie turque fait un pas vers le camp du régime de Bachar el-Assad en adoptant le plan russe pour créer des zones sécurisées dans plusieurs régions. Moscou s’engage à ne pas les survoler. Les groupes rebelles qui acceptent d’en prendre le contrôle doivent lutter contre les djihadistes et veiller au respect du cessez-le-feu de conserve avec le pouvoir. De leur côté, les Etats-Unis annoncent équiper les forces kurdes le 8 mai au grand dam d’Erdogan qui les invitent « à revenir sans délai » sur cette décision. S’il se sent suffisamment appuyé par Poutine, le président turc réitérera sans doute sa demande lors de sa visite à Washington, mardi 16 et mercredi 17 mai. La Turquie aura alors atteint un point de bascule entre les deux puissances rivales.
Couverture : Erdogan et Poutine à Sotchi le 3 mai 2017. (Kremlin)