Les droits de Hawa’a
En septembre 2014, Mohra Ferak avait 22 ans et elle était en dernière année à l’université de Dar Al-Hekma, dans la ville portuaire de Djeddah. Elle a été sollicitée pour un conseil par une femme qui avait entendu dire qu’elle étudiait le droit. Cette femme était la directrice d’une école primaire pour filles, et elle a confié à Mohra qu’elle nourrissait de plus en plus de frustration vis-à-vis de son impuissance à venir en aide aux petites filles sous sa responsabilité qui avait été abusées – au fil des années, leur nombre était devenu considérable.
Que l’agresseur fût un proche ou le chef de famille, les parents refusaient systématiquement d’engager des poursuites. L’honneur d’une famille saoudienne repose, en grande partie, sur sa capacité à garantir la virginité de ses filles. Et les parents, de crainte de voir anéanties leurs perspectives de marier leur fille, optaient pour le silence. Cela signifiait que les coupables restaient impunis, et qu’ils pouvaient récidiver. Pour la plupart des filles, a ajouté la directrice, le secret ne faisait qu’amplifier leur traumatisme. Elle a demandé à Mohra s’il y avait quelque chose qu’elle puisse faire pour les aider, en tant que directrice d’école.
« Je lui ai dit : “Vous pouvez aller au tribunal et demander au juge que la procédure ne soit pas rendue publique et ainsi préserver la réputation de la jeune fille” », m’a raconté Mohra lors d’un après-midi que nous avons passé ensemble il y a peu. Nous étions assises dans un restaurant libanais branché de Djeddah, près de la corniche, et nous partagions des assiettes de fata’ir fourrés d’épinards et de raisins farcis, assises à une table en bois.
L’appel à la prière de l’après-midi avait résonné quelques minutes auparavant, et le restaurant, conformément à la loi, avait fermé ses portes et atténué la luminosité à l’intérieur. Le « carré familles » – l’endroit séparé réservé aux femmes que les restaurants ouverts aux deux sexes doivent comporter, afin que les clientes qui couvrent leur visage puissent manger à leur aise – était calme à cette heure. Mis à part un serveur, nous avions l’endroit pour nous toutes seules.
Mohra est mince, parle d’une voix mélodieuse, et elle a un visage rond orné de lunettes, cerclé d’un shayla noir étroitement serré. Les voiles, que les Saoudiennes portent habituellement desserrés, ont une propension à glisser et se défaire, et Mohra se débattait avec le sien alors qu’elle me rapportait sa conversation avec la directrice, le replaçant convenablement à plusieurs reprises. La directrice était abasourdie d’apprendre que les plaignants pouvaient faire la demande de procédures à huis clos. Elle a commencé à assaillir Mohra de questions juridiques, la plupart dans le but de conseiller des professeures victimes de violences conjugales, où dont les ex-maris refusaient qu’elles voient leurs enfants.
La directrice avait la cinquantaine, ce qui signifiait qu’en tant que responsable d’école, elle faisait partie des Saoudiennes les plus éduquées de sa génération. Jusqu’au beau milieu des années 1980, d’après l’UNESCO, moins de la moitié des filles âgées de six à onze ans en Arabie saoudite avaient reçu une éducation hors du cadre familial. Et Mohra ajoute qu’il est devenu rapidement évident pour elle que les femmes en savaient peu sur les principes fondamentaux de la loi Saoudienne.
Durant ses trois premières années d’études à Dar Al-Hekma, une université entièrement composée de filles, Mohra avait été une étudiante moyenne. Une semaine après avoir parlé avec la directrice d’école, elle a été trouver Olga Nartova, la responsable du service juridique de l’université, et lui a rapporté la conversation. Nartova, 36 ans et spécialiste en droit des affaires originaire de Moscou, trouvait jusque là que Mohra était une jeune femme brillante, mais peu motivée, comme bon nombre de filles issues de familles aisées. Mais ce jour-là, Mohra a évoqué les droits des femmes avec une détermination et une verve telles que Nartova n’en avait jamais observée chez les étudiantes de Dar Al-Hekma.
« Cette discussion a complètement transformé Mohra », dit-elle. L’une des histoires que rapportait la directrice, concernant une jeune fille de son école abusée par l’un de ses frères, avait particulièrement touché Mohra, se souvient Nartova : « La directrice a convoqué la mère et lui a dit : “Vous savez ce que fait votre fils ?” Et la mère a répondu : “Oui, il vaut mieux qu’il le fasse à elle plutôt qu’à une étrangère.” C’est après avoir entendu cette histoire qu’elle a demandé quoi faire à Mohra. Devait-elle appeler la police ? Aller au tribunal ? Que devait-elle faire ? »
Avec les encouragements de Nartova, Ferak a commencé à mettre en place une série de conférences gratuites à l’université, destinées aux femmes et données par d’éminents étudiants en droit ainsi que des avocats. Les présentations avaient pour but d’informer les Saoudiennes de leurs droits fondamentaux prévus par la loi. « Depuis que je suis toute jeune, je remarque la façon dont sont traitées les femmes dans ce pays », me confie Mohra. « Depuis, j’ai ce sentiment profond à propos des femmes… Je n’aime pas qu’on nous sous-estime. »
Mais les droits des femmes ne sont pas un sujet de débat public très en vogue dans le royaume, et Mohra s’est demandée si qui que ce soit viendrait assister aux conférences, hormis la directrice. Elle s’inquiétait aussi de la façon dont les professionnels réagiraient à cette requête, venant de la part d’une étudiante. Mohra a établi une liste de sujets qu’elle estimait particulièrement importants pour les femmes au niveau local, et elle s’est mise à contacter des avocats.
La première conférence de la série, que Mohra a baptisé Hawa’a’s Rights (« Les droits de Hawa’a », comme on appelle Eve en arabe), a été postée sur Twitter et a eu lieu le 15 avril au soir. Les quelques dizaines de participantes ont appris l’existence des crimes perpétrés sur les femmes sur les réseaux sociaux, un sujet particulièrement préoccupant dans un pays où les célibataires des deux sexes ne peuvent pas passer du temps ensemble dans risquer d’être arrêtés, et où la pression exercée sur les femmes pour qu’elles couvrent leur visage en public est si marquée que la plus anodine des photos de visage peut servir de moyen de chantage.
La seconde conférence, qui a eu lieu le 26 avril, abordait le droit personnel, la branche du droit saoudien qui concerne le mariage, le divorce, la garde des enfants et l’héritage. L’intervenante, Bayan Mahmoud Zahran – une avocate trentenaire de Djeddah qui, en janvier 2014, est devenue la première femme saoudienne à ouvrir un cabinet d’avocats – était censée commencer à parler à 17 heures, ouvrant une soirée de discussions qui se poursuivrait jusqu’à 21 heures. Plus tard cet après-midi-là, Mohra est arrivée à l’université et a trouvé une longue file noire de femmes en abaya, attendant d’être placées.
Les institutions et les affaires relatives aux femmes sont très surveillées en Arabie saoudite, pour se prémunir de l’ikhtilat, la mixité – illégale – des genres. Et de ce fait, les seuls hommes employés d’une école pour filles ou une université pour femmes sont ses agents de sécurité, postés en faction à l’entrée de l’établissement, pour vérifier les cartes d’identité et prévenir contre un éventuel intrus masculin. Les agents de sécurité ont été débordés par l’afflux de participantes lors de la seconde conférence Hawa’a’s Rights. Mohra a rassemblé plusieurs amies, et elles ont passé la demi-heure précédant l’ouverture à courir de salle en salle, à chercher des chaises supplémentaires et à les descendre dans la salle qui avait été réservée pour l’occasion. Elles ont rempli les allées et le fond avec ces chaises, poussant à bout la capacité initialement prévue pour 120 personnes.
« Il y avait des étudiantes, des mères, des professeures, beaucoup d’employées de boutique –des femmes de tous milieux, y compris des doctorantes de l’université », m’a raconté Mohra. « Nous nous regardions les unes les autres, en nous demandant si c’était vraiment en train d’arriver. » Lorsque Nartova est sortie de son bureau, quelques minutes avant la prise de parole de Zahran, elle a vu des femmes jouer des coudes pour trouver de la place debout dans le fond et sur les marches, tandis que d’autres s’asseyaient par terre près de l’estrade.
Mohra a envoyé par MMS une photo de la grande salle bondée à son père, qui avait tout d’abord émis des doutes quant à l’intérêt que susciteraient ces conférences. Il a répondu en la taquinant : « Essaies-tu de monter les femmes contre leurs maris ? » La troisième conférence, une introduction au droit du travail saoudien destinée aux femmes qui venaient juste d’entrer dans le monde du travail, a attiré une foule encore plus grande… L’université n’a pas programmé de quatrième conférence.
Optimiste
En 2004, l’Arabie saoudite a instauré des réformes permettant aux écoles et aux universités réservées aux femmes de proposer des cursus de droit. Les premières étudiantes en droit ont été diplômées en 2008, mais durant plusieurs années, il leur a été interdit d’exercer au tribunal. En 2013, quatre certificats d’aptitude à la profession d’avocat ont été décernés à des femmes, parmi lesquelles Bayan Mahmoud Zahran. Les juristes et journalistes en Occident se sont alors demandés si ce nouveau contingent de femmes avocates soutiendraient la cause du droit des femmes.
Mais sur les dizaines de femmes avocates ou étudiantes en droit auxquelles j’ai parlé durant ma visite en Arabie saoudite au début du mois de novembre, seules deux d’entre elles m’ont confié s’intéresser au fait d’étendre les droits des femmes saoudiennes. Jusqu’ici, l’effet le plus profond des réformes semble être une prise de conscience croissante parmi les femmes saoudiennes ordinaires des droits juridiques dont elles disposent, ainsi qu’une volonté grandissante de revendiquer ces droits – en demandant réparation si nécessaire.
Mes interlocutrices ont concédé qu’au regard des standards internationaux, cela pouvait sembler ne pas être grand-chose. Mais au regard de la loi saoudienne, il en va différemment. Étant basée sur la charia, le témoignage d’une femme dans un tribunal vaut, à de rares exceptions près, moitié moins que celui d’un homme. Dans le cas d’un homicide, par exemple, on requiert normalement les témoignages de deux hommes : si l’un d’eux vient à manquer, deux femmes peuvent se substituer au témoin masculin manquant.
Le système tutélaire – qui stipule qu’une femme adulte doit avoir la permission de son tuteur avant de voyager à l’étranger ou de solliciter des soins médicaux – donne aux femmes saoudiennes un statut légal qui ressemble à celui d’un mineur… ou presque. Parce qu’en réalité, le tuteur d’une femme saoudienne peut être son propre fils adolescent.
Les femmes saoudiennes ne peuvent pas quitter leur maison sans se couvrir les cheveux et mettre une abaya descendant jusqu’au sol. Elle ne peuvent pas conduire de voiture. Depuis 2013, il est permis aux femmes de faire du vélo, mais seulement dans les parcs et certaines zones de loisirs agréés, et toujours chaperonnées par un proche parent masculin.
Les mariages des femmes saoudiennes sont le plus souvent arrangés, et il demeure extrêmement difficile pour elles d’obtenir le divorce. Les maris, en revanche, peuvent épouser jusqu’à trois autres femmes, et dans certains cas ils peuvent mettre un terme au mariage en répétant simplement trois fois « Je divorce de toi » – ou en tapant la triple formule de divorce dans un message.
J’ai atterri en Arabie saoudite pour la première fois en décembre 2007. J’avais beau avoir lu des milliers de pages à propos des lois saoudiennes et des conventions culturelles du pays, être confrontée directement au système a été un choc. D’importantes ressources sont allouées à la préservations des succursales bancaires, des services gouvernementaux et d’autres entreprises réservés aux femmes, ciment de l’infrastructure de ségrégation des genres dans le royaume.
Je me rappelle avoir ressenti une bouffée d’espoir en apprenant que Sarah, une jeune femme intelligente et drôle de 17 ans que j’avais rencontrée le troisième jour de mon voyage, à l’étage réservé aux femmes d’un mall de Riyad, était étudiante en première année de droit à la Prince Sultan University. J’ai vécu à Riyad, la capitale saoudienne, pendant deux mois.
Durant ce temps-là, j’ai passé de nombreuses heures avec Sarah et ses camarades étudiantes en droit, leur rendant visite chez elles le soir pour faire griller des marshmallows et regarder des séries en costumes. (Les filles se disputaient régulièrement à propos de savoir s’il était vraiment nécessaire de se couvrir les yeux durant les scènes de baiser – ou des scènes dans lesquelles Colin Firth était à cheval, par exemple – pour se prémunir des dommages irréparables faits à leur pudeur.)
Le matin, j’allais à l’université pour boire du Nescafé avec elles entre leurs cours. À l’époque, une femme ne pouvait pas obtenir de certificat pour exercer le droit, et je pensais logiquement que ce serait un sujet de discussion pénible pour elles. Mais les filles n’avaient pas l’air de s’en soucier. C’était leur premier semestre, et elles étaient absorbées par la nostalgie de leurs années lycée, et par le rythme croissant de leurs amies qui se mariaient. (Pour les jeunes femmes évoluant dans les cercles saoudiens conservateurs, se marier juste après le lycée reste très répandu. Beaucoup de femmes deviennent grand-mères alors qu’elles ont encore la trentaine.)
Les efforts des femmes pour obtenir plus de respect et d’influence au sein de la vie publique saoudienne ont donné lieu à de rapides progrès.
Sarah et plusieurs autres étudiantes ont formulé à demi-mot l’espoir que les femmes seraient autorisées à demander un certificat d’aptitudes « d’ici notre diplôme, sinon avant ». Mais beaucoup d’étudiantes en première année m’ont dit qu’elles n’étaient pas sûres qu’elles chercheraient du travail, dans le droit ou n’importe quel autre domaine, après avoir quitté Prince Sultan. Bon nombre d’entre elles semblaient étudier la loi par curiosité intellectuelle.
Lorsque je leur demandais pourquoi elles avaient choisi ce domaine, la plupart d’entre elles me répondaient que c’était parce que les cursus en droit pour les femmes étaient nouveaux : elles trouvaient excitant le fait d’être des pionnières. Aujourd’hui, plusieurs milliers de femmes saoudiennes sont diplômées en droit, et 67 bénéficient de certificats d’exercice, d’après les chiffres du ministère de la Justice publiés à la fin du mois de novembre 2015.
En 2011, lorsque Mohra Ferak est entrée au département de droit de l’université Dar Al-Hekma, ses plus proches parents l’ont soutenue, mais d’autres étaient tout bonnement horrifiés. « Les gens me demandaient : “Tu es sérieuse ?!” » m’a raconté Mohra en se remémorant leurs réactions. « Ils me disaient : “Tu es une femme. Tu ne pourras pas aller au tribunal. Tu n’auras rien.” »
Deux des entreprises de Djeddah où Mohra a postulé pour du travail ont été intéressées par sa candidature, mais elles lui ont dit plus tard qu’elles ne disposaient malheureusement pas de la licence du ministère du Travail autorisant les entreprises à accueillir des femmes dans leurs bureaux. Le ministère du Travail exige des sociétés qui emploient des femmes qu’elles construisent des zones séparées pour leurs employées, leur permettant de communiquer avec leurs collègues masculins sans prendre le risque d’être vues.
Dans les supermarchés, qui emploient des femmes depuis 2013, des cloisons basses suffisent, car les espaces semi-publics sont facilement surveillés par les membres de la Commission pour la promotion de la vertu et de la prévention du vice, la police religieuse du royaume. Mais les entreprises qui opèrent dans des espaces de travail clos, comme les bureaux, font face à des réglementations plus strictes. L’une des conséquences de ces restrictions, explique Mohra, c’est que pour le moment, seuls les plus grands cabinets d’avocats saoudiens emploient des femmes.
En dépit de ses frustrations, Mohra me fait remarquer que les efforts des femmes pour obtenir plus de respect et d’influence au sein de la vie publique saoudienne ont donné lieu à de rapides progrès, en considérant la relative jeunesse du pays et la culture tribale traditionnelle profondément ancrée dans le tissu social de la péninsule arabique. Mohra semble reprendre à son compte la théorie des « petits pas » du progrès social, souvent mise en avant par le gouvernement saoudien pour excuser les violations de droits ou les excès rhétoriques des dignitaires religieux soutenus par le gouvernement. Je ne suis pas sûre du fait qu’elle y croyait sincèrement.
Mais son optimisme était de retour, et quand le serveur est passé à notre table, elle a sollicité son aide pour trouver une prise électrique pour mettre à charger son téléphone portable.
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COMMENT LES FEMMES REVENDIQUENT PROGRESSIVEMENT LEURS DROITS EN ARABIE SAOUDITE
Traduit de l’anglais par Matthieu Volait, Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Sisters in Law », paru dans le New Yorker. Couverture : Une femme saoudienne. (Création graphique par Ulyces)