Dara Khosrowshahi tourne plus volontiers son regard vers le ciel que sur terre, ces dernières semaines. Le nouveau PDG d’Uber voudrait déjà y être, et ça se comprend. En poste depuis neuf mois seulement, il est dans la tourmente depuis qu’une des voitures autonomes tests de la compagnie en Arizona a renversé et tué une piétonne, en mars 2018. Ce jeudi 24 mai outre-Atlantique, les enquêteurs ont annoncé la conclusion troublante de leur investigation : le système de freinage d’urgence de la voiture n’était pas activé au moment du drame. La voiture sans chauffeur a bel et bien détecté la personne, mais n’a de fait pas freiné.
À l’heure du verdict, Dara Khosrowshahi se trouvait à près de 9 000 km des routes arides de l’Arizona, au Parc des expositions de la Porte de Versailles qui accueille VivaTech jusqu’au 26 mai. Il n’est pas venu pour parler de voiture autonome mais de voiture volante, un problème bien moins épineux pour la compagnie jusqu’ici. Après un accord avec la NASA annoncé le 8 mai dernier et des visuels éblouissants de son futur taxi volant, c’est un partenariat avec l’école française Polytechnique que l’entrepreneur irano-américain a dévoilé. De cette association naîtra un Advanced Technologies Center à Paris à l’automne prochain, centre de recherche spécialisé dans les taxis volants.
« Je vois les premières applications commerciales se développer autour de 2025 et au-delà », a-t-il confié aux Échos. « Attention : il ne s’agit pas d’expériences de laboratoire. […] On parle ici de transport de masse à des prix abordables. Le but d’Uber n’est pas de proposer des trajets à 300 ou 400 euros, nous visons un marché pour tout le monde. » Un marché sur lequel Uber est loin d’être le seul acteur à lorgner, ni le plus avancé.
Le ciel comme limite
Une petite lumière verte clignote dans le ciel orangé de Dubaï. Alors que le Soleil décline derrière les immenses tours de la capitale des Émirats arabes unis, la lueur se rapproche du sol. Elle appartient à un hélicoptère blanc doté de 18 menues hélices. L’appareil atterrit sur une péninsule de la plage de Jumeirah, à l’embouchure du canal qui se jette dans le golfe Persique, en face de l’archipel artificiel The World. Personne n’est à bord.
Autour du véhicule, des hommes vêtus de la traditionnelle dishdasha, ce long habit immaculé, applaudissent. Il y a là le prince héritier et homme fort du royaume, Mohammed ben Rachid Al Maktoum. « Après le succès remarquable du premier métro sans conducteur dans la région, nous sommes heureux d’assister au test du taxi aérien autonome », se félicite le cheikh. Conçu par l’Allemand Volocopter, ce prototype peut voler 30 minutes à une vitesse de croisière de 50 hm/h, et même atteindre 100 km/h. Pour cet essai, il s’est hissé à quelque 200 mètres de hauteur.
Son constructeur est aussi dithyrambique que la tête couronnée. « Cela démontre la faisabilité et la sûreté des taxis volants en tant que transports publics », vante le groupe de Bruchsal, une ville de la région de Karlsruhe. D’ici 2030, 25 % des usagers des transports public de l’émirat devraient se passer de chauffeur. « Nous avons cinq ans pour créer le système entier avec les pouvoirs publics, mais beaucoup d’autres projets nous mobilisent ailleurs », précise le co-fondateur de Volocopter, Alexander Zosel.
Ce grand brun de 52 ans répugne à donner les noms de ses clients potentiels. Le pull gris qui cache son tatouage tribal, sur le biceps droit, est à l’image de la sobriété « à l’allemande » qu’il entend afficher. Cela ne l’empêche en rien d’être ambitieux. Zosel veut que sa société d’une trentaine de salariés grandisse vite afin d’être présente partout dans le monde. Alléché par « un marché énorme », il voit sans jalousie d’autres acteurs investir le même domaine d’activité.
Volocopter possède selon lui une technologie de qualité et les moyens de racheter d’éventuels petits concurrents. L’été dernier, il a reçu un investissement de 25 millions d’euros de la part du constructeur automobile Daimler. « Beaucoup de recherches sont menées à ce sujet », abonde François Chopard. Fondateur de l’incubateur de start-ups aérospatiales Starburst, le Français connaît parfaitement le secteur depuis son passage par le laboratoire de l’US Air Force, au mitan des années 1990. Il l’a découvert, auparavant, en tant qu’ingénieur chez Airbus.
Désormais responsable de l’unité « mobilité urbaine dans les airs » du géant européen de l’aérospatiale, le Danois Mathias Thomsen confirme qu’ « il existe un vaste écosystème de start-ups » travaillant au développement de véhicules volants. Airbus a déjà présenté plusieurs prototypes comme le Vahana, qui sera testé en Californie cette année. « Nous essayons différentes configurations et nous espérons que d’ici trois à cinq ans, un design va émerger », indique ce diplômé de la London Business School. Il parie que très prochainement, « vous utiliserez une application comme Uber, on viendra vous chercher et vous volerez dans un véhicule autonome ».
En novembre 2016, Airbus l’a précisément débauché d’Uber, une autre entreprise qui veut ardemment prendre les airs. En juin et novembre 2017, le Californien a annoncé que des taxis volants seront mis en service à partir de 2020 à Dubaï, Dallas et Los Angeles, dans le cadre de son projet Elevate. Lilium Aviation caresse la même ambition sur le territoire européen, et AeroMobil commercialise déjà un modèle destiné aux particuliers tandis que Kitty Hawk – start-up financée par Larry Page – peaufine le sien. « Il y a beaucoup de concepts d’aéronefs différents, de la même manière qu’il y a un grand nombre de véhicules au sol », s’enthousiasme Alexander Zosel.
Le pionnier
Alexander Zosel voyage sans relâche. Quand il n’est pas à Dubaï pour superviser le test de son taxi aérien autonome, le PDG se rend à Singapour pour rencontrer les décideurs intéressés par sa technologie ou intervient dans des conférences, des deux côtés de l’Atlantique. À ces occasions, il croise régulièrement François Chopard (Starburst) et Mathias Thomsen (Airbus). Le programme de ses journées est souvent fatigant, mais cet ancien sportif de haut niveau a, dit-il, « beaucoup d’énergie ». Originaire de la région de Karlsruhe, dans le sud-ouest de l’Allemagne, il a érigé l’un des premiers half-pipe du pays à l’âge de 15 ans, en 1981.
« J’étais un pionnier », lance-t-il. « Par la suite, j’ai un peu abandonné le skate car j’ai fait beaucoup d’autres choses, comme participer à la Coupe du monde de surf. J’ai aussi joué dans l’équipe nationale de basketball, et en première division. » Sur le site de Volocopter, l’homme est aujourd’hui décrit comme un « serial-entrepreneur ». Alexander Zosel a fondé un chapelet de sociétés après avoir lancé, à ses débuts, un service de cocktails à la fac de Karlsruhe pour financer ses études. Tandis qu’il prenait encore des cours de génie civil, le jeune homme s’est essayé à l’imprimerie numérique.
Il est le premier à s’en servir pour donner une vision des immeubles à venir sur les panneaux annonçant leur érection. Il faut scanner les plans des architectes, y ajouter des couleurs et l’affichage est ensuite possible. « Ceux du début s’effaçaient au bout de six mois à cause des rayons du soleil », se souvient-il. La technologie doit encore être optimisée. Des années plus tard, Alexander Zosel quitte le monde de la construction et retrouve celui du sport en créant une entreprise capable de gérer les intérêts du club de basket de Karlsruhe, à sa montée en première division, en 2003. « Ce n’était pas pour gagner de l’argent », explique-t-il. « Je suis attiré par les visions et les concepts plus que par les affaires. »
Il fait ensuite un break de quelques années et s’installe à Cape Town. En Afrique du Sud, il devient professeur de parapente. Puis les affaires reprennent en 2011 lorsque son ami Stephan Wolf compose son numéro depuis un magasin de jouet. En cherchant un drone pour son fils, ce développeur de logiciel pour Siemens a l’idée de produire des modèles assez grands pour pouvoir transporter des personnes. « Il m’a dit qu’il n’avait pas la vision entrepreneuriale, mais il pensait savoir comment agrandir la technologie », raconte Zosel. « Ça a commencé à me trotter dans la tête et, très vite, j’ai songé à plein d’appareils volants. »
Dès octobre 2011, les deux hommes présentent un premier prototype, le VC1, muni de 16 rotors. Leur messagerie est vite engorgée par des dizaines de milliers d’e-mails proposant de nombreuses applications possible. Des propriétaires de fermes aquacoles se manifestent, de même que des base-jumpers ainsi que les responsables d’une station de ski canadienne, déterminés à ne plus utiliser ces hélicoptères si polluants. « Il y a des centaines de choses que vous pouvez faire avec cette technique mais, très tôt, j’ai pensé mettre les appareils en ville », observe Zosel. Et il n’est pas le seul.
La mécanique céleste
Le VC1 ressemble à un de ces périlleux appareils conçus par les premiers aventuriers de l’aviation. Il se compose d’une simple boule grise surmontée d’un siège, lequel est entouré de 16 rotors. Le pilote est ainsi à l’air libre. Mais en dépit de son apparente vulnérabilité, celui-ci est bien en sécurité. « C’est stable, sûr et autonome », assure Zosel. Aujourd’hui, le modèle de Volocopter compte deux rotors de plus et une cabine. « C’est comme un hélicoptère électrique, avec la technologie d’un drone », explique le PDG. « Sauf que la maintenance d’un hélicoptère coûte cher, prend du temps et qu’il faut être un pilote aguerri pour le conduire. » La mécanique de ses taxis volants est quant à elle simple, à l’inverse de son système électronique.
Le Vahana est arraché au sol par des hélices reliées à des moteurs électriques.
Volocopter propose des modèles autonomes ou à conduire avec un joystick. « C’est encore plus sûr sans pilote car vous n’avez pas d’erreur humaine », juge Zosel. Or le vieux rêve des voitures volantes était justement bouché par la dangerosité qu’il paraissait comporter. Allait-on laisser le commun des mortels naviguer librement dans un espace aérien difficile à signaliser ? Il a donc fallu que des modèles d’automobiles ou de camions autonomes émergent pour ouvrir la brèche. Uber a ainsi déployé une flotte de véhicules autonomes à Pittsburgh, en août 2016, avant de parler de taxis volants.
« De nos jours », constate Mathias Thomsen, « les contrôleurs aériens créent des couloirs aériens pour les vols et planifient tout pour éviter les collisions. Dans le futur, ce sera automatisé de manière à ce qu’on puisse se passer de pilote. Chez Airbus, nous avons un projet qui s’appelle Altisco. Il est basé sur un système de détection embarqué comme sur les voitures autonomes. » Après avoir présenté un concept car volant baptisé Pop.up en mars 2017, avec la société italienne Italdesign – propriété de Volkswagen –, Airbus a annoncé que le véhicule autonome Vahana était presque prêt à être essayé.
Le Vahana est arraché au sol par des hélices reliées à des moteurs électriques. S’il utilise ainsi la propulsion électrique à l’instar de l’appareil de Volocopter, l’engin de la multinationale peut quant à lui déployer une paire d’ailes qui lui permet de se mouvoir plus vite. Étant données les limites actuelles des batteries, les entreprises du secteur s’échinent pour le moment à concevoir des modèles capables de réaliser des trajets en ville. Le programme CityAirbus doit à ce titre aboutir à la création d’un réseau de taxi volants.
« N’importe quelle ville est adaptée », estime Mathias Thomsen, « mais nous pensons d’abord mettre en place le système dans celles où la valeur de la mobilité dans les airs est haute, par exemple là où le trafic au sol est congestionné et où le système de transports public n’est pas bon. C’est souvent le cas en Asie. » Comme Velocopter, Airbus explique qu’il est trop tôt pour citer des clients en devenir. Mais le groupe admet regarder de près ce qui se passe à Dubaï et en Chine.
« Tout le monde est convaincu qu’il existe un marché énorme en Chine, mais le ciel est encore très réglementé », tempère François Chopard. « On peut voler sans problème à San Francisco, ce n’est pas le cas à Paris. » Le Français souligne aussi l’intérêt manifesté par les pouvoirs publics à Los Angeles et par les acteurs privés de Dallas. Bien des sociétés avec lesquelles il collabore tentent d’inciter tant le législateur que les acteurs privés à adapter les infrastructures des villes aux voitures volantes. Après avoir dessiné une « Smart Tower » pour Moscou, le cabinet Richard’s Architecture + Design a dévoilé en décembre 2017 la maquette d’un immeuble voué à accueillir les voitures volantes dans le quartier de Pudong, à Shanghai.
Alexander Zozel est optimiste : « On me demande souvent si les autorités cherchent à nous mettre des bâtons dans les hélices. Mais la réalité, c’est que nous avons leur soutien depuis le début. » Volocopter travaille à Dubaï et ailleurs en attendant de viser plus haut. Après tout, les « les mêmes grands groupes traitent de l’aviation et du spatial », note François Chopard. Alors, ses appareils quitteront-ils un jour l’atmosphère ? « Pourquoi pas », lâche Zosel.
Couverture : Le projet CityAirbus.