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Marcus et Jean-Marc
Un repas français
Crédits : Michael Magers

Nous voici donc dans le kura (la réserve) de l’espace en partie rénové qui deviendra bientôt le premier bar à vin de l’île de Sado : La Barque de Dionysos. Ce bar n’est que l’un des nombreux projets ambitieux que nourrit Jean-Marc Brignot pour cet avant-poste rocheux, situé à environ 30 kilomètres de la côte ouest du Japon. Jean-Marc est vigneron, conteur, en quelque sorte exilé, et le rythme du repas que nous partageons ce soir a quelque chose d’inhabituel : notre festin est entrecoupé de pauses régulières durant lesquelles nous allons faire un tour à l’extérieur, pour observer l’océan. Une tempête se prépare. Impossible d’échapper à la nature sur Sado, on la prend toujours de plein fouet : la mer, la forêt et la montagne se confondent toutes ensembles. Après quelques instants de réflexion, nous tournons le dos à la tempête et rentrons nous abriter, avant de reprendre une tranche de l’énorme meule de comté qu’il vient de ramener de France.

L’iconoclaste

Le vin est la raison initiale de ma venue à Sado. Le magazine suédois Fool a consacré un article à Brignot, dressant le portrait du viticulteur jurassien sous la forme d’un manga. Un traitement exotique qui convient tout à fait au caractère unique du vigneron. Dans le monde du vin naturel, et tout spécialement en France, Brignot s’est taillé une réputation d’iconoclaste.

Peut-être est-ce après tout le genre d’endroits où la magie peut opérer, entre la vigne, le sol et la mer ?

Ses vins rigoureusement naturels sont encensés par la critique, et ils sont depuis peu devenus si rares que les collectionneurs en parlent comme du Saint Graal. Le style de vinification qu’a adopté Brignot en France exclut les techniques modernes à tous les niveaux du processus de production, de l’usage de fruits issus de l’agriculture biodynamique à l’utilisation d’un pressoir à main pour en extraire le jus. C’est ce qui les sépare, lui et d’autres adeptes des techniques anciennes de vinification, de leurs homologues qui embrassent la technologie moderne comme une manière de perfectionner et d’améliorer une tradition viticole ancestrale. Pour ceux qui la pratiquent, la « vinification naturelle » est devenue un mode de vie et revêt l’importance d’une vocation sacrée. Elle a également tendance à emmerder passablement ceux qui n’ont pas leur place dans ce minuscule sous-ensemble de producteurs, mais qui ne se sentent pas pour autant moins proches de la terre que leurs collègues plus expansifs. Ils s’irritent donc de n’être pas considérés comme « naturels » en comparaison. Pourquoi ce traditionaliste a-t-il abandonné ses terres pour s’installer dans un pays qui n’a quasiment pas de tradition viticole ? Cela relève peut-être de la folie : voilà un an et demi qu’il a quitté la France, son entreprise et ses collègues, au sommet de sa réputation, pour aller planter de la vigne et, un jour, produire du vin sur cette île isolée de la mer du Japon. D’accord, sa femme est japonaise, mais elle ne vient pas de Sado. La mèche rebelle et le regard vif, Brignot pourrait bien être le genre à avoir sur la culture du vin une idée qui échappe au reste d’entre nous. Peut-être est-ce après tout le genre d’endroits où la magie peut opérer, entre la vigne, le sol et la mer ?

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Une tempête se prépare
La mer du Japon
Crédits : Michael Magers

Il serait surprenant que ce soit le cas. La production de vin japonais à des fins commerciales est encore jeune – elle n’est pas encore cinquantenaire – et la majorité de cette production n’est pas à la hauteur des standards d’exportation internationaux. Avant d’arriver à Sado, j’ai visité une exploitation viticole haut de gamme dans la préfecture de Kyoto (un riche collectionneur l’a créée par passion) et j’y ai goûté des vins venus de différentes régions du Japon. Le terme le plus juste pour qualifier la plupart d’entre eux est « inégal » : certains sont bons, la majeure partie d’entre eux relève clairement du domaine du correct, et quelques-uns étaient à la limite de l’imbuvable. Parmi ceux que j’ai goûtés du moins, aucun n’était comparable à la production cohérente et bon marché issue du Chili et de l’Argentine, les prix au Japon étant en outre bien plus élevés. Qui plus est, même si le vin d’importation est en vogue ces derniers temps sur l’archipel nippon, il s’agit malgré tout d’un pays de buveurs de bière, où la brasserie artisanale et industrielle représentent environ la moitié du marché de l’alcool selon l’USDA (le Département de l’Agriculture des États-Unis). Les Japonais ont du chemin à faire avant d’atteindre des niveaux de consommation comparables à ceux rencontrés en Occident.

L’île aux penseurs

Il est cependant nécessaire de rappeler que Sado n’est pas une île ordinaire. Quand on l’évoque, la plupart des habitants de l’île principale du Japon en connaissent le nom, mais je n’ai rencontré au cours de mes voyages qu’une seule personne y ayant jamais mis les pieds. Et là encore ce n’était que durant l’été, à l’occasion du festival organisé chaque année par les percussionnistes de Kodo, une célèbre troupe de joueurs de taiko basée sur l’île. Les visiteurs sont rares au cours des mois d’hiver. La mer du Japon peut passer rapidement d’accueillante à impitoyable. Quand les cols ferment à cause de la neige, les Forces japonaises d’autodéfense logées sur l’île se barricadent littéralement dans la montagne, tels les nains des romans de Tolkien.

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L’île de Sado
Région de Chūbu, Japon
Crédits

Historiquement, Sado était principalement connue pour deux choses : son immense mine d’or et sa colonie pénitentiaire. C’est cette dernière qui semble avoir eu l’influence la plus profonde sur la population actuelle de Sado. Au fil des siècles, Sado est devenue un lieu synonyme de dissidence et de libre pensée : il s’agissait avant tout d’un rocher isolé sur lequel ceux qui étaient en désaccord avec le pouvoir étaient envoyés en exil. Sado fut affublée du statut de colonie pénitentiaire pendant près de 1 000 ans, du VIIIe au XVIIIe siècle. On peut ainsi raisonnablement affirmer que ses premiers habitants ne furent pas tous bannis de l’île principale pour des raisons strictement politiques. Cependant, ceux qui semblent avoir le plus contribué à l’abondance d’ouverture d’esprit, d’anti-conformisme et de créativité qu’on trouve sur Sado étaient des poètes, des moines bouddhistes et des maîtres du théâtre nô. Leur influence est perceptible à la fois dans les temples anciens dont l’île est constellée – certains d’entre eux imitant leurs cousins plus célèbres de Kyoto –, et dans la proportion de théâtres nô, plus élevée à Sado que dans tout le reste du Japon (environ un tiers des scènes de nô du pays s’y trouvent). Il y a ici un sentiment de distinction palpable par rapport aux habitants de l’île principale : l’orgueil farouche d’être un non-conformiste. C’est assurément le cas pour les camarades expatriés de Brignot. Comme Marcus, le boulanger aux dreadlocks venu du Bronx, qui a passé plus de 20 ans sur ce rocher isolé, ou Alberto, un acteur italien formé au mime classique qui est initialement venu à Sado pour réaliser son rêve de rejoindre les percussionnistes de Kodo. Mais c’est aussi le cas des Japonais qui y habitent. Sado est le premier endroit que j’aie visité au Japon où l’on parle ouvertement de bonheur personnel. Cela semble être un concept assez simple, mais il est rare d’entendre les Japonais de l’île principale évoquer aussi ouvertement de ce genre de choses. Cependant, Brignot et d’autres m’ont répété ce refrain à l’envi : « À Sado, le bonheur est important. »

Le goût de l’exil

Durant notre visite d’Henjinmokko (qui signifie « dur-à-cuire » en japonais), une boucherie spécialisée dans – je vous le donne en mille – les saucisses allemandes, Brignot répète une chose que m’ont dit tous ceux que j’ai rencontrés ici : par bien des aspects, l’expérience de l’exil a donné à la culture de Sado des aspects très peu japonais. Plus Brignot en parle, plus il devient clair que ce qui l’a amené à Sado avait moins à voir avec le vin qu’avec la vie elle-même.

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Jean-Marc Brignot
Tourner le dos à la tempête
Crédits : Michael Magers

Peut-être est-ce simplement dû en partie à l’intransigeance de Brignot. Lorsqu’on évoque le terroir, par exemple, il insiste sur le fait qu’il n’y a pas de façon correcte de décrire le concept. « Va-t-on se disputer parce qu’on n’a pas de définition du terroir ? » demande-t-il. La conversation se mue soudainement en discussion sur l’orthodoxie et la politique de la viticulture française. En France, l’approche rigoureusement naturelle de Brignot (conjuguée à son naturel expansif) l’a mené au conflit direct avec les viticulteurs voisins, et a préparé le terrain de sa décision de s’envoler pour le Japon. « Si j’avais été plus fort, je serais resté en France, dit-il. Ici, j’ai l’opportunité de m’accomplir dans une atmosphère paisible. Ça n’a pas de prix. » Il se sent libre de rechercher à Sado ce qu’il décrit comme « la pureté que la nature peut vous offrir ». Et, pour la première fois de sa vie, il a l’opportunité d’être un pionnier dans un lieu sans véritable histoire viticole, sans poids des traditions et sans orthodoxie. Malgré tout, cette liberté est assortie d’une extraordinaire incertitude. Il vient seulement de planter les vignes, ce qui signifie qu’il faudra encore au moins cinq ans avant qu’on puisse goûter au moindre vin, sans même parler de le faire vieillir. C’est un pari sur la terre, sur le climat et sa patience. Mais pour Brignot, cette aventure représente bien plus que le simple fait d’accomplir un travail agricole physique, ou de procéder à la fermentation du jus de raisin. Sur Sado, me dit Brignot, il a enfin l’impression d’être à sa place, ce qu’il n’a jamais vraiment ressenti auparavant, même dans son pays natal.

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C’est ma dernière nuit à Sado et il pleut toujours. Nous nous rendons dans les montagnes sur une route étroite et sinueuse qui ne comporte qu’une voie, et je me demande anxieusement si les pneus nains de la Smart de Brignot parviendront à avancer dans la boue. J’espère aussi que la météo se calmera suffisamment pour que je puisse prendre le ferry de 5 h du matin pour Niigata, et continuer mon voyage vers Hokkaido, au nord d’ici. Brignot et sa femme Satomi ont organisé un dîner unique en guise d’adieux : nous nous rendons à Seisuki, un restaurant qui ne compte qu’une seule table.

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Restaurant Seisuki
Une unique table pour manger
Crédits : Michael Magers

Il est tenu par Osaki Kuniaki, qui a été formé en Europe dans des restaurants étoilés par le guide Michelin avant de devenir lui-même un restaurateur auréolé de succès, dont trois établissements portent le nom en Australie. Dix ans plus tard, au bout du rouleau après une séparation, il a décidé de retourner au Japon. Mais comme pour tant d’autres Japonais que j’ai rencontrés ici, le bonheur et l’acceptation semblent hors d’atteinte sur l’île principale. Il n’est pas retourné dans sa ville natale d’Osaka. Il est venu ici. Chez lui, la tempête semble s’abattre loin d’ici. Dans la petite cuisine, Kuniaki et sa femme sont affairés à la préparation d’un mélange de plats occidentaux et japonais : du buri revenu dans de la pâte de piment au yuzu servi avec du pain frais. Brignot a apporté une sélection de vins naturels récoltés par certains de ses producteurs européens préférés. La discussion tourne encore une fois autour des raisons qui amènent les gens à échouer sur les côtes de Sado : les idées de liberté et de bonheur dominent à nouveau davantage la conversation qu’ils ne le feraient sur l’île principale du Japon. Peu importe l’évolution des vins de Brignot, c’est cet échange sur la liberté qui, semble-t-il, est le véritable terroir culturel de Sado. C’est toute l’ironie de Sado : une ancienne colonie pénitentiaire qui semble désormais libérer plus qu’elle n’emprisonne.

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À bord du ferry
Vers la préfecture de Niigata
Crédits : Michael Magers


Traduit de l’anglais par Clément Martin d’après l’article A Vineyard in the Storm, paru dans Roads & Kingdoms. Couverture : L’entrée du domaine de Jean-Marc Brignot, par Michael Magers. Création graphique par Ulyces.