Au cœur de la vallée San Fernando, dans un petit bureau qui était naguère une chambre d’hôtel, se tient Carole Stevens, entourée de souvenirs de ses anciens élèves. On trouve sur les murs un poster promotionnel pour le dernier disque de Robin Thicke ou encore une coupure de presse vantant les exploits de Toi Cook, joueur vedette du Super Bowl. Carole est fière qu’autant d’anciens élèves soient venus à la cérémonie de célébration du fondateur bien-aimé de leur école. Elle sourit largement lorsqu’elle se rappelle l’adolescent toujours vêtu du pull de la Cushman Academy, même si c’était formellement interdit par le règlement. Lorsque le principal arrivait, elle lui demandait de se cacher dans les toilettes. Il le retournait alors avant de s’enfuir. C’était dans son caractère, toujours à chercher les ennuis, à la fois charmeur et escroc, il faisait systématiquement des autres ses complices. Son meilleur ami s’appelait Shane Conrad. Ils étaient toujours de mèche, à comploter et planifier de mystérieuses aventures. Il avait du succès auprès des filles et était parmi les premiers de sa classe. Mais il avait l’esprit occupé à une toute autre affaire. Il avait l’habitude de dire : « Madame Stevens, je vais devenir un réalisateur célèbre. Je vais gagner un Oscar. » Cet adolescent a grandi, il est devenu Paul Thomas Anderson, le réalisateur acclamé de Hard Eight, Boogie Nights, Magnolia, Punch-Drunk Love, There Will Be Blood, The Master et Inherent Vice. Une histoire incroyable, presque un conte de fée.
Une enfance mystérieuse
Soudain, Stevens s’interrompt, un peu perdue, voire un peu triste. Anderson a beau être l’un des réalisateurs les plus autobiographiques de sa génération – ses films évoquant régulièrement son enfance passée dans la vallée de San Fernando –, la plupart des histoires qui courent à son propos font la part belle aux « on sait très peu de choses sur ses jeunes années » ou bien à « l’enfance mystérieuse de Paul ». Il a perdu de vue les amis qu’il avait à l’époque et aucun d’entre eux ne saurait dire s’il s’est contenté d’aller de l’avant ou s’il s’est éloigné pour quelque raison obscure. « Lorsqu’il a réalisé Magnolia, raconte Stevens, je lui ai fait parvenir un message via un intermédiaire qui travaillait avec lui, dans lequel je lui disais que ce serait une bonne chose s’il venait un jour nous rendre visite. Que j’adorerais le revoir. Une réponse m’est parvenue : “Paul ne revient pas en arrière.” » Elle fait une nouvelle pause. « N’est-ce pas étrange ? » Dans tous les films d’Anderson, les personnages tentent de se réinventer une identité. L’un devient un joueur invétéré, un autre devient une star du porno, un autre encore tente d’échapper à sa vie étouffante en mettant au point un plan basé sur l’achat massif de desserts. Il s’agit là d’un thème qu’Hollywood traite souvent avec une pointe de cynisme, comme dans Eve, l’Arnaqueur, l’Arnaque ou encore Ocean’s Eleven. Mais ce qui fait la force d’Anderson, c’est qu’il traite ce sujet avec un ton personnel. Il y a quelque chose de tendre dans la façon dont il dépeint les escrocs, les truands et les rêveurs solitaires. Il y a de l’amour lorsqu’il met à nu la transformation de ses personnages. À ses yeux, ils ne sont pas étranges, comme Ratso Rizzo, le personnage principal de Macadam Cowboy. Ce sont ses amis, les membres d’une famille, des gens à qui il donne quelques grammes d’espoir ou quelques baffes pour qu’ils puissent reprendre leurs vies en main. Il va même jusqu’à les molester à coup de pluie de grenouilles : tous les moyens sont bons. Il y a une raison derrière tout cela, et aussi étrange que cela puisse paraître, Anderson a tenté de la garder cachée : son enfance très particulière à Hollywood et sa lutte féroce pour accomplir sa transformation.
~
L’histoire commence à Cleveland, au début des années 1960, lorsqu’une chaîne de télévision locale décide d’acheter une série de films d’horreur plutôt mauvais et engage un petit rigolo du nom d’Ernie Anderson pour les présenter. Ce dernier se met au travail avec un sérieux absolu : il se fait appeler Ghoulardi, enfile une veste de laboratoire, une fausse barbe à la Vandyke et des lunettes en écailles. Il éructe des accroches comme « Stay sick, knifs » (« fink » à l’envers), « turn blue » et « ova deh » (pour « over there »). Il aime aussi diffuser la chanson « Papa-Oom-Mow-Mow » pour accompagner la vidéo d’un vieux paysan mangeant son repas. « Il faisait des choses un peu folles », se souvient Tim Conway, qui avait travaillé avec Anderson à Cleveland avant qu’il ne parte pour Hollywood. « Il apparaissait à l’écran et annonçait : “Ce film est le plus débile que j’ai jamais vu. On sait parfaitement qui est le tueur !” » Une fois, Ernie a traversé le studio sur sa moto. Il s’amusait à jeter des pétards autour de lui. Une autre fois, il a fourré un pétard dans une grenouille et l’a faite exploser à l’écran. Après avoir suivi Conway à Los Angeles, Ernie a gagné sa vie en tant que doubleur et voix off de plusieurs centaines de publicités. Il a également présenté des émissions comme The Love Boat avec une voix de baryton empruntée que les gens adoraient. Il est devenu la voix officielle de la ABC et s’est acheté une grande maison dans la vallée de San Fernando, maison dans laquelle il disposait d’un immense bar en chêne auprès duquel il profitait des rayons du soleil, en compagnie de ses amis Conway, Harvey Korman et Robert Ridgely – tous des comiques à l’humour acéré. Conway faisait des apparitions régulières dans Laugh-In et dans The Carol Burnett Show. On pouvait retrouver Korman dans High Anxiety ou encore Blazing Saddles tandis que Ridgely apparaissait de manière récurrente sur Get Smart et Kung Fu. Aucun d’entre eux ne prenait le show business au sérieux. À la place, ils préféraient boire et s’amuser. Conway affirme qu’il reconnaît Ernie dans le cinéaste porno que Burt Reynolds incarne dans Boogie Nights. L’attitude de Burt ? Cet énergumène en roue libre ? C’était clairement Ernie.
« Il avait en lui une certaine rage dès son plus jeune âge. » — Tim Conway
Paul a toujours vécu dans l’ombre de ses nombreux frères et sœurs, et il était en adoration devant son père, essayant de faire partie de son cercle d’amis intimes. Pendant les onze premières années de sa vie, il faisait partie des rangs de l’école prestigieuse de Buckley, un bâtiment érigé comme un joyau au milieu des manoirs et des jacarandas au sud du boulevard Sherman Oaks. Ses amis étaient des enfants nés de parents riches, parmi lesquels se trouvaient Steve Garrett, fils d’urologue, Alain Kalcheim, fils d’un avocat dans le domaine des médias, et Shane Conrad, fils de l’acteur Robert Conrad. Même si tout le monde s’accorde à dire que l’enfant était adorable, il y avait également quelque chose de tranchant et de sec chez lui. Selon les termes de Conway, « il avait en lui une certaine rage, dès son plus jeune âge ». Conrad se rappelle qu’ « il avait une sacré grande gueule, pour un si petit gabarit. C’était le genre de types complètement tarés, surexcités, qui se prenaient le bec avec n’importe qui. Si quelqu’un parvenait à l’attraper, il était facile de lui casser la gueule. Encore fallait-il l’attraper. » Un jour, alors qu’ils jouaient au tennis, Paul s’est tellement énervé qu’il a balancé sa raquette sur Conrad. Une autre fois, il a frappé le grand frère de Conrad d’un coup de coude au visage. « Et mon frère mesure 1 m 88. Je lui ai fait comprendre que je ne pouvais plus rien faire pour lui et que mon frère allait le fracasser. » Au beau milieu du collège, il a quitté Buckley pour des écoles plus élitistes encore, comme celle de John Thomas Dye ou la Campbell Hall. La légende prétend qu’il s’était fait exclure pour s’être battu, mais l’école de Buckley n’a pas confirmé cette version et Conrad ne se rappelle pas d’un tel incident. « C’était un établissement très cul-serré qui ne correspondait pas à Paul, il ne rentrait pas dans le moule », commente-t-il. L’une des raisons qui peut motiver un tel comportement semble être son hypoglycémie. « Il essayait de garder son taux de sucre équilibré et de ne pas agir comme un fou furieux », précise Conrad. Autre raison, peut-être : le fait de grandir entouré de trois sœurs, ainsi que des autres enfants de la première femme d’Ernie, une fille et quatre garçons. « À chaque fois qu’un petit garçon se retrouve entouré de filles, il pense automatiquement que ses parents préfèrent les filles », raconte Conrad. À cela s’ajoute une mère, Edwina, qui n’était ni insouciante ni autonome. Même si ses amis préfèrent ne pas évoquer le sujet, elle apparaît furtivement dans une scène perturbante de Boogie Nights, lorsque le personnage joué par Mark Wahlberg rentre chez lui et tombe sur sa mère assise sur une chaise qui lui lance un regard noir. Dans les commentaires du réalisateur présents sur le DVD, Anderson avoue qu’il aurait aimé que cette scène dure une demi-heure supplémentaire (une demi-heure !) car elle « provenait de son intimité », un endroit qu’il était incapable de sonder en tant que réalisateur, aveuglé par l’émotion. « Peut-être était-ce une solution de facilité de ma part de laisser croire qu’elle était folle. Même si elle l’est, complètement. Mais pourquoi est-elle folle ? » Puis Ernie lui a offert une caméra, la seule disponible sur le marché, une vieille Betamax imposante. Il devait avoir environ 12 ans, fraîchement délivré de Buckley et à la recherche d’une force stabilisatrice. De manière significative, ses premiers films et ses premiers pas dans le show business représentaient Ernie et sa meute de copains qui faisaient les imbéciles. Ces derniers ont un jour organisé un concours de la meilleure tarte : elles étaient si dégoûtantes que c’est finalement le poney Shetland de la famille qui a été élu juge de la compétition. Le poney reniflait une tarte, puis une autre, pour finalement s’arrêter sur l’une d’entre elles. Ils se tordaient de rire, et Paul a capturé le tout sur bande vidéo. Une autre fois, un des chiens de la famille a avalé une orange entière, et Ernie a monté la garde à côté de lui pendant toute la durée de la digestion. Paul a trouvé la chose hilarante et a filmé la scène. Au cours d’un voyage à San Francisco, il a convaincu son père de s’habiller en clochard et de traîner dans les rues de Haight-Ashbury avec les hippies du coin. Conway affirme que dès le début, il avait un don inné pour manier la caméra, il savait comment filmer les gens et comment utiliser les images pour raconter une histoire. « Même si les images ne représentaient qu’une partie de volley ou une virée à la plage, ses yeux racontaient une histoire. » Et une fois qu’il avait une idée en tête, impossible de s’en débarrasser. « Il n’avait de cesse de nous filmer et de nous embêter avec ça, continue Conway, et nous, on lui disait d’aller voir ailleurs. » Mais lorsqu’ils avaient le dos tourné, le garçon restait là, sa Betamax sur l’épaule, à filmer une autre scène.
Guérilla cinématographique
Jusqu’ici nous avons : des grenouilles, l’omniprésence d’un père, des pétards, des familles, des parodies de films et une scène à la fois drôle et atroce qui s’étire en longueur. Autant de thèmes qui se retrouvent dans les films d’Anderson et révèlent sa capacité à transformer des fragments de sa vie en un tout artistique. L’élément unificateur de tous ces fragments semble être son aptitude inhabituelle à gérer son agressivité. Très vite, sa caméra s’est transformée en arme. « Nous ne prenions pas de drogues, on préférait embêter les gens et les filmer, se rappelle Conrad. Une nuit, Paul et Alain ont balancé du papier toilette sur ma maison et ont filmé la scène. Pour répliquer, mon frère et moi nous sommes procurés des pistolets à eau et nous avons attaqué leurs maisons, en gardant un souvenir vidéo. Je me souviens que j’avais scotché la caméra jumelée à une Maglite sur ma tête. Et on faisait ce genre de choses tous les week-ends. » Il s’agissait en réalité d’une guérilla cinématographique réalisée par des adolescents rebelles, des enfants terribles du showbiz, dont la devise était que la fin justifie les moyens, tant qu’on peut la filmer. Ils poussaient parfois les choses tellement loin que le père de Steve Garrett a fini par poser un ultimatum : que les enfants restent loin de chez lui, Paul en particulier.
Les parents d’Anderson en sont arrivés à la même conclusion, et ont fini par l’envoyer à l’autre bout du pays pour lui faire passer sa seconde dans une école privée, la Cushing Academy. « Je pense que cela a joué un rôle important dans la vie de Paul, affirme Conway. Il a été séparé de l’homme qu’il adulait, qui ne se comportait pas bien avec lui. » Un an plus tard, il a réussi à convaincre ses parents de le laisser rentrer, et a rejoint Conrad à l’école préparatoire de Montclair. Il s’agissait là d’un changement radical en comparaison de Buckley, de John Thomas Dye, de Campbell Hall et de la Cushing. Montclair était un vieux bâtiment entouré de restaurants de tacos et de garages, en plein centre de la vallée de San Fernando. Finalement, Anderson s’est bien acclimaté à ce nouvel environnement et s’est épanoui pleinement. Carole Stevens se souvient de lui comme d’un élève populaire, premier de la classe, qui passait la voir à son bureau avec une étincelle dans les yeux. « Mademoiselle Stevens, lui demandait-il, avez-vous déjà été strip-teaseuse ? » Il se tournait vers Conrad et concluait : « Je parie que mademoiselle Stevens était une bombe. » Puis il tentait de la convaincre de le laisser partir pour pouvoir vaquer à quelques mystérieuses occupations. Il arborait le même air de séducteur fuyant avec Joyce Sachs, la femme qui lui donnait des cours de composition avancée au lycée. « J’avais deux règles, se rappelle-t-elle. Il fallait être présent tous les jours et rendre ses devoirs. Mais Paul n’était pas du genre à suivre les règles. J’en suis arrivée au point de lui annoncer qu’il n’avait plus besoin de venir en cours. “Tu ne viens jamais, et quand tu viens, c’est en retard, et tu décourages les autres élèves qui voient en toi un élève doué qui ne se donne aucun mal pour réussir.” » Mais il était toujours très poli, et elle ne savait plus très bien quoi faire de lui. On ne savait pas s’il souriait sincèrement ou s’il se moquait intérieurement de quelque chose qu’il ne pouvait pas révéler. C’était un sourire énigmatique, à la Mona Lisa, le même qu’il servait à Stevens lorsqu’il essayait de la convaincre que l’université n’était pas un endroit pour lui.En de rares occasions, il donnait au reste du monde un bref aperçu de son travail. Au cours de l’été 1988 par exemple, Midnight Run est sorti au cinéma. Il s’agissait d’un condensé entre film d’action et comédie réalisé par Martin Brest, un homme loin de figurer au panthéon des réalisateurs préférés d’Anderson. Et pourtant, une chose a retenu son attention : l’acteur peu connu Philip Baker Hall. Dans quatre scènes très brèves, Hall interprète un consigliere en poste à Las Vegas qui tente de convaincre son parrain de ne pas tabasser les gens. Son personnage s’appelle Sydney. « Je pense que vous ne devriez pas faire ça », conseille-t-il dans une scène. Dans une autre, il utilise une diction très particulière qui a frappé Anderson, à la façon des rythmes de David Mamet. « Je suis censé vous prévenir que de tels actes vont vous nuire. »
Peu de temps après cette expérience, Anderson est entré dans le bureau de Stevens et lui a tendu un bout de papier. « Ce sera mon prochain film », lui a-t-il annoncé. Il avait gribouillé sur un bout de papier un seul mot : Sydney.
Puis il a de nouveau usé de son charme auprès d’elle afin d’obtenir une liberté totale pour mettre à profit sa créativité hors de l’enceinte du campus. « Vous ne comprenez pas, mademoiselle Stevens. Vous devez me donner la permission de quitter l’école. Je dois m’en aller. » Mais il ne lui a jamais vraiment révélé ce qu’il fomentait. Stevens s’entretenait parfois avec la mère de Conrad et lui demandait : « Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent ? » Parfois, elle l’envoyait chez le directeur pour lui expliquer en quoi l’urgence consistait, et parfois, elle le laissait faire comme il le souhaitait. « Il arrivait à convaincre n’importe qui », rit-elle.
« Lorsqu’ils ne tournaient pas, ils essayaient de s’infiltrer sur les plateaux de tournage des studios d’Hollywood. »
Ce qu’il faisait ? Il utilisait ses frères, Conrad, Steve Garrett et son bras droit, Fernando, en tant que têtes d’affiche, cascadeurs et techniciens. Il tournait un film parodique sur les guerres de gang appelé Ranger: the Man, the Myth. C’était l’histoire authentique d’un groupe de gangsters de la classe moyenne qui se faisaient appeler les « Défenseurs de la Liberté ». Il a également tourné une parodie de Miami Vice intitulée Brock Landers, le nom du personnage de Mark Wahlberg dans Boogie Nights – le détective accro au porno. Conrad et ses frères jouaient des détectives un peu mielleux qui enchaînaient les saillies de durs à cuire, comme « La loi, c’est moi », ou bien « Il était flic. Un putain de bon flic ». Il a également tourné une parodie de Terminator intitulée The Legend of Garth, l’histoire d’un astronaute qui voyage dans le futur afin de combattre un robot géant, doublé à la manière du Lily la Tigresse de Woody Allen. Il a esquissé le portrait d’un détective privé du nom de Earl Flick. Ce qui a donné l’opportunité à Conrad de jouer les détectives privés et de conduire la voiture d’Ernie, une vieille Studebaker, même s’il n’était âgé que de 16 ans et n’avait pas le permis de conduire. Qu’importe, du moment que c’était bon pour la pellicule. Un nouvel arrivant du nom de Michael Stein s’est vite intégré au petit groupe, un autre gamin fasciné par les films, originaire d’Encino. Ce dernier figure au générique du documentaire satirique The Spastic Olympics, qui met en scène des événement sportifs farfelus comme une compétition gustative sur celui qui mangerait le plus de Rice Krispies. À la fin de la compétition, Anderson s’est élancé au beau milieu de la route, torse nu, couvert de Rice Krispies. Pour la pellicule. Il a ensuite réalisé Young Buns, une version érotique de Young Guns. Il a également tourné un court-métrage, The Big Shit, l’histoire d’un homme qui n’arrive pas à trouver de toilettes sur l’avenue La Brea. Un autre court-métrage, Thief, a vu le jour, et raconte les aventures d’un homme qui prépare son sac pour aller travailler. À ceci près qu’il le remplit avec des armes à feu. Il va cambrioler un magasin de liqueurs pour finalement rentrer chez lui et découvrir qu’il s’est fait voler toutes ses affaires… Lorsqu’ils ne tournaient pas, ils essayaient de s’infiltrer sur les plateaux de tournage des studios d’Hollywood. Le studio Radford de la CBS se situait juste derrière le jardin d’Anderson, qui avait élaboré toutes les techniques possibles pour passer de l’autre côté de la barrière. En plus de quoi il lisait Variety et The Hollywood Reporter tous les jours, mais pas seulement les articles : il s’intéressait également à tout ce qui touchait à la production, de manière à tout savoir sur les films à venir et quel nom il fallait citer. Il était également ami avec Jody Guber, qui l’a présenté à son producteur de père, qui l’a à son tour présenté à Joel Schumacher, le réalisateur de Génération perdue, ce qui a facilité son ascension vers les studios de la Warner Bros. « Paul savait toujours comment faire avec ces gars-là, se souvient Conrad. Ce qui nous permettait de rentrer sur les plateaux de tournage et de les regarder tourner. On pensait que c’était normal. »
Projet Dirk Diggler
Lorsqu’ils ne tournaient pas de films, ils les regardaient. Après avoir crashé sa Cherokee sur Mulholland Drive, Anderson a enfourché son vélo pour se rendre aux magasins de vidéos sur Vineland et Ventura et louait deux films par jour. Toujours à vélo, il se rendait ensuite au Cineplex Odeon pour en visionner d’autres. Il a acheté un magnétoscope pour pouvoir également écouter les commentaires du réalisateur. Il adorait Stanley Kubrick, détestait les mièvreries de Dirty Dancing, adorait les deux Robert Downey, détestait les films d’action débiles, et révérait Indian Runner à tel point qu’il a forcé Conrad à aller le voir au cinéma, non seulement parce que Viggo Mortensen jouait dedans, mais aussi parce que c’était un classique, et que le nombre de séances était limité.
Puis l’équipe allait traîner au Du-par’s sur Ventura Boulevard et prospectait sur le prochain projet. Conrad habitait dans un quartier chic construit près du domaine de Clark Gable, un endroit idéal lorsqu’on recherche des lieux de tournage. Ils ont hanté la L.A. River, recouverte de béton, pour tourner des plans spectaculaires sur la désolation urbaine. Anderson emportait sa caméra partout où il allait et enchaînait les plans. À la fin de la journée, ils rentraient chez Anderson. « Il y avait Tim Conway, Bob Ridgely et les autres gars », se souvient Conrad. Ernie les regardait depuis le bar en chêne et leur demandait « dans quoi vous vous êtes encore fourrés aujourd’hui ? » À la fin de ses études, Anderson a donné un nouvel aperçu à Joyce Sachs. Elle était en charge d’un programme spécial qui permettait aux futurs diplômés majeurs de promo de concevoir leur propre champ d’études. Un jour, il est venu la voir et a passé son bras autour d’elle avant de lui demander : « Comment va ma professeure d’anglais préférée ? » Elle rigolait, sachant pertinemment que c’était un mensonge, puis il lui a annoncé qu’il désirait participer au programme. « Je lui ai dit que je trouvais que c’était une bonne chose et lui ai demandé ce qu’il projetait de faire. Il m’a répondu qu’il voulait se lancer dans l’industrie du porno dans la vallée… » À cette époque, il a contacté Michael Stein : « Il y a une réunion de production dans ma chambre, ramène-toi. » Sa chambre était toujours en bazar, mais elle était immense et regorgeait d’objets tels qu’un vieux Macintosh, un lecteur CD, deux stations de montage et un poster des films oscarisés depuis 1927. « Et moi, j’avais un poster des Miami Dolphins sur mon mur », plaisante Stein. Puis Anderson lui a présenté son idée : « John Holmes. » Même à l’époque, Anderson avait déjà pensé à tout. C’est sa façon de faire, agencer les différentes parties du plan dans le plus grand secret pour présenter un tout à la fin. Il a suivi le modèle d’Exhausted, un documentaire sur Holmes qu’il aimait tout particulièrement, qui enchaînait les plans mièvres de couchers de soleil, des mouvements de karaté, et des jeux de mots vaseux sur la carrure « imposante » de Holmes. Un nombre étonnant de scènes issues d’Exhausted se retrouvent dans Boogie Nights, comme une interview de Holmes qui raconte qu’il devait tourner lui-même les scènes de sexe et une scène d’action qui s’est mal passée, dans laquelle il déclare : « Je vais être sympa et te le demander une dernière fois : où est Ringo ? » Le projet s’intitulait The Dirk Diggler Story, et c’est Stein qui allait jouer Dirk.Dirk Diggler était devenu leur obsession, c’était leur projet top secret et le sujet de toutes leurs conversations.
Stein adorait l’idée. Il s’est procuré un costume bon marché, une veste en jean et des sous-vêtements léopards parfaits pour l’occasion. Un jour, il a amené sur le plateau de tournage Eddie Dalcour, un ami bodybuilder professionnel qui ressemblait à un super-héros de dessin animé et dont la voix évoquait Mike Tyson. Anderson s’est exclamé : « Oh mon dieu, ce mec est un phénomène, il est génial. » Il l’a engagé en tant que Reed Rothchild, le rôle tenu par John C. Reilly dans Boogie Nights. Anderson était également fasciné par le père de Stein, qui s’envoyait en l’air avec « une amie » qui était l’auteure de peintures immondes comme celles que Dirk Diggler exhibe au cours de sa tournée groovy dans Boogie Nights. Dirk Diggler était devenu leur obsession, c’était leur projet top secret et le sujet de toutes leurs conversations. Ils en parlaient du matin au soir. Dirk ferait ceci, Dirk dirait cela. Dirk a grandi dans le Minnesota. C’est du Dirk tout craché.
~
La première chose qu’on entend est la voix abîmée d’Ernie Anderson sur un écran noir, qui se moque de sa propre carrière au bénéfice de son fils. « Steven Samuel Adams est né le 15 avril 1961, d’un père qui travaillait dans le bâtiment. Sa mère était propriétaire d’un magasin de vêtements populaire. » Puis les premières images révèlent un motel miteux où une équipe de tournage filme une scène. S’enchaînent ensuite des dialogues sur une cadence si rapide et incompréhensible qu’ils raviraient les fans les plus invétérés de Robert Altman. « Je veux m’assurer que Dirk est protégé…. La scène principale… Une ombre là, sur son sein droit. »
Conrad toque contre la porte de la salle de bains. « Cinq minutes, Dirk. » Puis le film continue, avec Stein qui interprète Diggler, qui interprète lui-même un docteur accroc au sexe. « Tu t’es mal conduite », annonce-t-il à sa partenaire à l’écran. « Un comportement sexuel inapproprié nécessite une punition. » Il parvient jusqu’au lit, un fouet à la main : « Je veux que tu… C’est quoi ma réplique ? » La responsable du script lui glisse : « Je veux que tu regardes ce tas de viande. » S’ensuit un témoignage solennel de Ridgely au cours d’une fausse interview : « Dirk est le meilleur acteur avec lequel j’ai eu l’occasion de travailler. » Ils ont tourné la plupart de ces scènes dans un motel en bordure des studios Universal, avec une caméra mobile et une fixe fournie par Ernie – à la production. Anderson avait fait une liste des scènes qu’il voulait tourner, et il savait exactement ce qu’il allait en faire ensuite. Il avait fait passer le mot aux acteurs qu’il voulait du travail sérieux, car les personnages dépeints prenaient eux-mêmes leur travail très au sérieux. Au final, The Dirk Diggler Story est un film très cru, bien trop sophistiqué pour avoir été réalisé par un garçon de 17 ans. C’est une parodie à la fois tendre et sauvage, une satire d’un monde dans lequel Paul rêvait d’entrer. Dirk est repéré dans un restaurant de falafels. Il joue dans des films aux titres fleuris, comme Docteur Sextrange ou Demie Molle. Le personnage de Candy Cane gagne un Orgasm Award pour son travail dans L’hôtesse suédoise. Ridgely incarne un producteur aux manies de diva, et assène des répliques comme « Ma masseuse m’attend ! » tandis que son cameraman se plaint des ajustements : « Ça ne va pas le faire, Jack, la lumière se reflète dans le miroir. » Puis Dirk se drogue et se met à pousser des gueulantes : « Ne me dis pas ce que veut le public, Jack ! Il me veut, moi ! Il se contrefiche du scénario ou des dialogues, il me veut moi, Dirk Diggler ! » Puis il se lance dans une carrière musicale, on le voit chanter dans un studio d’enregistrement cette chanson ridicule qu’il chantera dix ans plus tard dans Boogie Nights, « You Got the Touch ». Les dialogues vaseux échangés avec les ingénieurs du son sont quasiment identiques. « Je sais, on pourrait accélérer un peu la chanson, de quelques octaves. » Il joue également dans un show intitulé Angels Live in my Town dans lequel il dévale les escaliers en réalisant des mouvements de karaté au son des guitares saturées. L’une des principales différences repose sur le traitement réservé à la passade gay de Dirk, incluant son penchant pour les baignoires à remous et les casques de protection, qui se résume à des répliques comme : « Je me demandais si vous aviez besoin qu’on répare votre plomberie. » L’autre différence notable, c’est la fin, à la fois plus sombre et plus loufoque. Dirk se rend dans la salle de bains pour « se préparer » pour sa scène de come-back, mais tandis qu’il fait une overdose, son slip léopard à la main, la caméra zoome sur lui, se retourne et donne à voir l’équipe de tournage entamer une prière au cours d’une longue scène délirante, menée par Ridgely. « Seigneur, je vous en conjure, venez-nous en aide, protégez-nous contre ce grand méfait qu’est l’éjaculation précoce. Nous avons besoin de cartonner, Seigneur. » S’ensuit un générique accompagné de la chanson « The Way We Were », et des scènes au ralenti de l’ombre de Dirk qui chante dans le studio, de Dirk dans le parc torse nu avec son amant homosexuel. Le film s’achève sur un fond noir portant l’inscription : « J’AI TOUJOURS RÊVÉ D’ÊTRE COOL ET D’AVOIR UNE MAISON À LA CAMPAGNE – DIRK DIGGLER. » Tout ceci est arrivé en 1989, l’année où Anderson a obtenu son diplôme à l’école préparatoire de Montclair. Sous sa photo de portrait de l’annuaire des élèves, il a inscrit plusieurs citations ironiques, comme le refrain de « Staying Alive », une blague de Woody Allen ou encore des répliques de Robert Downey Sr. issues de la satire sociale Putney Swope. Il devait cependant être le seul enfant des États-Unis à citer son propre personnage fictif : « J’ai toujours rêvé d’être cool et d’avoir une maison à la campagne – Dirk Diggler. »Vers l’avant
Les années suivantes, Anderson s’est immiscé dans les marges du show business et a travaillé en tant qu’assistant de production pour se frayer un chemin jusqu’à la réalisation. Il a filmé une publicité pour la télévision pour une compagnie de vêtements hip-hop, la Freshjive. Le scénario de la pub mettait en scène des gangsters dans un mini-film. Anderson a également obtenu d’autres jobs dans le domaine de la production : Peter Guber l’a recruté pour faire partie de l’équipe d’un jeu télévisé, le Quiz Kids Challenge. De son côté, Robert Conrad l’a nommé assistant de production pour le téléfilm Sworn to Vengeance. Il s’est installé dans un appartement à Santa Monica avec sa petite amie du lycée, Wendy Weidman. Il a travaillé sur des scripts, comme celui d’un nouveau quiz télévisé pour les enfants. Il a fait un essai furtif à l’université de New York du Cinéma (NYU), une école qu’il a quittée deux jours plus tard car l’un de ses professeurs avait décrié Terminator 2 et un autre lui avait mis un C pour un devoir de rédaction repris de David Mamet.
Il a fait tout son possible pour confier The Dirk Diggler Story aux bonnes personnes, avec une passion et un engouement à en faire pâlir Dirk de jalousie. Une nuit, Shane Conrad a obtenu des billets pour assister à l’avant-première de Final Analysis, un film de Phil Joanou, et « Paul n’avait qu’une idée en tête : rencontrer Phil Joanou ». Ils se sont disputés à ce sujet, car Conrad voulait y emmener sa petite amie, mais Anderson a réussi à faire peser la balance en sa faveur. Il a fini par rencontrer Phil Joanou et s’est engagé avec lui dans une conversation de quarante-cinq minutes. Une autre fois, lorsque Conrad a obtenu des tickets pour la première de The Commitments, Anderson s’est mis en mode Terminator : « Je cherche Alan Parker. » Ils se sont donc rendus à la soirée, et ont trouvé Alan Parker. « Il a dégainé sa cassette vidéo et lui a annoncé : “Vous devez regarder ça. Les informations pour me contacter sont sur la cassette”, se souvient Conrad. Ce qui a presque effrayé Alan Parker, en sa qualité de gentleman anglais. Mais une ou deux semaines après, Paul m’a téléphoné en m’annonçant : “Mec, Alan Parker m’a appelé.” » Cet épisode a laissé une forte impression sur Parker, même si dans sa version des faits (qu’il m’a relatée dans un email envoyé depuis Londres) la scène s’est déroulée dans un parking après une soirée à l’école de Cinéma de l’USC. « Alors que je m’en allais, j’ai vu dans mon rétroviseur un jeune homme qui me pourchassait, une cassette à la main. Il a couru jusqu’à ma hauteur et a toqué contre la vitre. Je me suis arrêté, j’ai baissé la vitre et il en a profité pour me faire passer la cassette à travers en me disant qu’il avait réalisé un court-métrage et qu’il souhaitait vraiment que j’y jette un coup d’œil. Le film s’appelait The Dirk Diggler Story. Je l’ai regardé et j’ai trouvé ça plutôt brillant. » Ensuite, Anderson a décroché des boulots en tant que publicitaire pour un film produit par la PBS sur un professeur d’anglais accusé de racisme envers l’un de ses étudiants. La star du film était Philip Baker Hall, l’homme qui interprétait Sydney dans Midnight Run. « Il avait l’air d’avoir 16 ans », se souvient Hall. Anderson lui a avoué qu’il avait adoré sa performance dans Secret Honor, un film de Robert Altman que peu de gens ont vu, et l’a ensuite interrogé sur ce que cela faisait de travailler avec un réalisateur aussi novateur et courageux. C’est ainsi qu’ils ont entamé la discussion. Anderson lui apportait son café, ils fumaient des cigarettes ensemble, et discutaient. Puis un jour, Hall lui a demandé ce qu’il souhaitait faire dans la vie. « Écrire des films, lui a répondu Anderson. D’ailleurs, j’ai écrit un court métrage de 28 minutes, dont une bonne partie a été écrite pour vous. Si vous êtes intéressé, je peux peut-être me procurer le matériel nécessaire pour le tourner. » Peu de temps après ça, Hall a reçu le script d’un film intitulé Cigarettes and Coffee. Le fil rouge du film tournait autour d’un jeune parieur persuadé que sa femme le trompe. Il décide donc d’aller trouver un ancien joueur pour lui demander conseil. Le scénario contenait de nombreux rebondissements ingénieux et des chassés-croisés qui font aujourd’hui penser à l’ouverture de Magnolia. Les destins étaient connectés les uns aux autres via un billet de 20 dollars. Mais la chose la plus impressionnante restait l’écriture. Ce n’était pas simplement bien écrit, précise Hall, c’était stupéfiant. Le gamin dégingandé qui lui apportait le café avait écrit quelque chose de génial. « Je me posais des questions. Comment a réagi le premier acteur de Shakespeare lorsqu’il a lu pour la première fois une de ses pièces au XVIIe siècle ? Est-ce qu’il a mesuré la portée de ce qu’il était en train de lire ? Personnellement, je savais que ce que je tenais dans les mains avait beaucoup de valeur. »~
Le moment était arrivé pour Anderson. Tous les éléments s’étaient imbriqués : le talent, la confiance, les allées et venues, l’agressivité, les connaissances accumulées et une quête inaltérée de la transformation opérée par la magie de la caméra. Conrad avait quelques contacts chez Panavision, Anderson lui a donc demandé s’il pouvait leur emprunter une caméra Panaflex pour un week-end, un emprunt facturé 6 000 dollars pour les particuliers. Les amis de Conrad ont bien voulu la lui prêter uniquement à la condition qu’elle soit rendue lundi matin. « Je me rappelle être rentré dans le magasin Kodak avec Paul pour acheter de la pellicule, témoigne Conrad. Il s’était déjà renseigné sur le genre de tungstène dont il avait besoin. » Puis il a rassemblé son équipe et a fini d’attribuer les rôles vacants à des acteurs professionnels : Miguel Ferrer de Twin Peaks, Scott Coffey de La Folle Journée de Ferris Bueller ou encore Kirk Baltze de Reservoir Dogs. La légende dit qu’il a financé le tournage avec les frais de scolarité économisés à la NYU, mais Conrad affirme que Ernie a investi quelques milliers de dollars et qu’une autre belle somme d’argent provenait de Wendy Weidman. Ils se sont invités sur les plateaux de tournage de Disney pour formuler une requête auprès de la mère d’un des membres de Freshjive, qui a accepté de leur signer un chèque de 500 dollars. Conrad gérait l’argent. « Je ne suis pas sûr que Paul possédait un compte en banque, c’était donc moi qui était en charge de faire les chèques au nom de la production du film. » Le père d’un des amis de Conrad leur a arrangé un séjour à Las Vegas pour qu’ils puissent tourner une journée là-bas, au Las Vegas Strip. Anderson a embauché un chef opérateur professionnel, a loué une dolly Fisher tandis que Conrad chargeait la totalité du matériel dans le coffre de sa Bronco, pour se rendre au restaurant bon marché que Weidman avait loué à Gorman Pass. Les choses étaient un peu chaotiques au début, se souvient Hall. L’équipe n’avait jamais travaillé ensemble auparavant, il n’y avait pas de producteur ni d’assistant capable de diriger le reste de l’équipe, et Anderson devait encore s’accoutumer à travailler avec des acteurs professionnels. « Miguel et moi ne savions pas très bien ce que nous faisions là, ni comment nous nous étions retrouvés là. Nous avons discuté plusieurs fois, en nous demandant qui était ce gamin, nous ne savions pas très bien ce qu’il se passait autour de nous. »
« Je me souviens que je ne voulais pas que quelqu’un d’autre me vole ce talent. » — John Cooper
Anderson était âgé de 23 ans à l’époque, ce qui reste très jeune pour un réalisateur. Mais il avait confiance en son projet. Il avait une vision très nette de ce que ses personnages allaient devenir. Il savait ce qui devait se passer dans telle scène. Il comprenait tous les détails techniques. Il savait qui faisait quoi dans son équipe, et dans certains domaines, il en savait plus qu’eux. Il n’avait pas besoin de faire une multitude de prises. « Il semblait posséder un don inné pour ce genre de choses », confie Hall. Il savait se montrer également très précis avec les acteurs. « Bon nombre de réalisateurs ne bougent pas de derrière la caméra, tandis que d’autres opèrent depuis une toute autre pièce. Mais lui, il s’approche aussi près que possible, pile à la limite du champ de la caméra. Parfois à quelques centimètres. Au début, je trouvais ça très perturbant, car il était toujours extrêmement précis. Mais si l’acteur arrivait à surmonter la phase d’énervement, sa présence rajoutait quelque chose de positif à la performance. » Il savait également se battre pour obtenir ce qu’il voulait. Le prêt d’une durée d’un week-end établi avec la Panavision s’est étendu à trois semaines. Il a également fini par virer son chef opérateur pour en embaucher un nouveau, une attitude en adéquation avec son ancienne devise : tout est bon pour la pellicule. Cette même année, John Cooper était à la recherche de films pour le festival du film de Sundance. Il se souvient d’Anderson présentant son Cigarettes and Coffee à New York, il n’avait pas l’air d’avoir plus de 12 ans. Mais le film était superbement filmé, les dialogues étaient subtils et intenses à la fois, et la tension qui émanait du film n’était pas sans rappeler le style de David Mamet. « D’habitude, je prenais quelques notes puis je retournais dans mon bureau, précise Cooper. Mais cette fois-ci, j’ai avancé mes pions. Je ne voulais pas que quelqu’un d’autre me vole ce talent. » L’été suivant, Anderson est revenu dans les locaux réservés aux réalisateurs du festival de Sundance pour faire une première présentation. Il commençait à esquiver les interviews, il s’éloignait de ses anciens amis comme Stein ou Conrad, ce qui n’a pas manqué de faire de la peine et de perturber bon nombre d’entre eux. Pourtant, il faisait belle figure à Sundance. Il était ouvert à tout, se montrait amical avec tout le monde et était complètement absorbé par tout ce qui touchait à l’industrie du film, un intérêt inhabituel et très poussé comparé aux réalisateurs de cet âge. Il encourageait les gens à lister leurs réalisateurs préférés et les laissait justifier leurs choix, raconte Cooper. Ses diatribes étaient telles qu’il arrivait à les faire douter de leur capacité de jugement. Il n’y avait pas un domaine qu’il ne maîtrisait pas.
C’est à partir de ce moment que l’histoire de Paul Thomas Anderson devient presque un mythe, une parabole sur la nécessité de pratiquer l’art, le vrai. La mise en application d’un tel credo se retrouve dans les scènes qu’il a tournées à Sundance, des scènes aujourd’hui disponibles sur les bonus du DVD du film finalement sorti sous le nom de Hard Eight. Anderson quant à lui préfère le titre de Sydney, celui qu’il avait donné à Carole Stevens au lycée. Même si Anderson allait bientôt devenir reconnu comme étant l’auteur de certaines des scènes les plus étranges et ambitieuses de l’histoire du cinéma, les bonus ne représentent que Philip Baker Hall et John C. Reilly assis à la terrasse d’un café, en pleine conversation. Pas de travelling, aucun montage pour embellir la scène. La caméra bouge à peine. Malgré son jeune âge et son ambition sans limite, il savait déjà qu’une histoire repose sur des gens qui discutent de ce qu’ils ont sur le cœur. Dans le cas présent, un vieux joueur qui s’exprime avec une diction un peu étrange et devient la figure paternelle d’un jeune garçon perdu. Il est fort probable que les fous qui ont financé le film ont interdit l’accès à Anderson à la salle de montage pour obtenir un film plus court et plus commercial, que Reilly et Hall ont feint un mal de gorge pour ne pas avoir à doubler cette scène. Mais finalement, Anderson a remanié les scènes de bout en bout et a présenté une nouvelle version au festival de Cannes, qui l’a accepté sous cette forme. L’ovation que le film a reçue a lancé la carrière du réalisateur, et c’est non sans surprises que son film suivant, son premier chef-d’œuvre, dure trois heures et se trouve dériver d’une séquence qu’il avait filmée à l’âge de 17 ans. L’artiste qui n’a de cesse de filmer le destin éparpillé dans les moindres fragments de nos vies a toujours été ainsi, tapi dans l’embrasure de son propre futur, à assembler les éléments de son passé. Il n’a de cesse de poursuivre la personne qu’il a toujours été, il se projette en avant mais surtout, il ne revient pas en arrière.Traduit de l’anglais par Delphine Sicot d’après l’article « The Secret History Of Paul Thomas Anderson », paru dans Esquire. Couverture : The Master, de Paul Thomas Anderson (2012).