Au cœur de la vallée San Fernando, dans un petit bureau qui était naguère une chambre d’hôtel, se tient Carole Stevens, entourée de souvenirs de ses anciens élèves. On trouve sur les murs un poster promotionnel pour le dernier disque de Robin Thicke ou encore une coupure de presse vantant les exploits de Toi Cook, joueur vedette du Super Bowl. Carole est fière qu’autant d’anciens élèves soient venus à la cérémonie de célébration du fondateur bien-aimé de leur école. Elle sourit largement lorsqu’elle se rappelle l’adolescent toujours vêtu du pull de la Cushman Academy, même si c’était formellement interdit par le règlement. Lorsque le principal arrivait, elle lui demandait de se cacher dans les toilettes. Il le retournait alors avant de s’enfuir. C’était dans son caractère, toujours à chercher les ennuis, à la fois charmeur et escroc, il faisait systématiquement des autres ses complices. Son meilleur ami s’appelait Shane Conrad. Ils étaient toujours de mèche, à comploter et planifier de mystérieuses aventures. Il avait du succès auprès des filles et était parmi les premiers de sa classe. Mais il avait l’esprit occupé à une toute autre affaire. Il avait l’habitude de dire : « Madame Stevens, je vais devenir un réalisateur célèbre. Je vais gagner un Oscar. » Cet adolescent a grandi, il est devenu Paul Thomas Anderson, le réalisateur acclamé de Hard Eight, Boogie Nights, Magnolia, Punch-Drunk Love, There Will Be Blood, The Master et Inherent Vice. Une histoire incroyable, presque un conte de fée.
Une enfance mystérieuse
Les joueurs
Hard Eight, 1996
Crédits : Metro-Goldwyn-Mayer
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L’histoire commence à Cleveland, au début des années 1960, lorsqu’une chaîne de télévision locale décide d’acheter une série de films d’horreur plutôt mauvais et engage un petit rigolo du nom d’Ernie Anderson pour les présenter. Ce dernier se met au travail avec un sérieux absolu : il se fait appeler Ghoulardi, enfile une veste de laboratoire, une fausse barbe à la Vandyke et des lunettes en écailles. Il éructe des accroches comme « Stay sick, knifs » (« fink » à l’envers), « turn blue » et « ova deh » (pour « over there »). Il aime aussi diffuser la chanson « Papa-Oom-Mow-Mow » pour accompagner la vidéo d’un vieux paysan mangeant son repas. « Il faisait des choses un peu folles », se souvient Tim Conway, qui avait travaillé avec Anderson à Cleveland avant qu’il ne parte pour Hollywood. « Il apparaissait à l’écran et annonçait : “Ce film est le plus débile que j’ai jamais vu. On sait parfaitement qui est le tueur !” » Une fois, Ernie a traversé le studio sur sa moto. Il s’amusait à jeter des pétards autour de lui. Une autre fois, il a fourré un pétard dans une grenouille et l’a faite exploser à l’écran. Après avoir suivi Conway à Los Angeles, Ernie a gagné sa vie en tant que doubleur et voix off de plusieurs centaines de publicités. Il a également présenté des émissions comme The Love Boat avec une voix de baryton empruntée que les gens adoraient. Il est devenu la voix officielle de la ABC et s’est acheté une grande maison dans la vallée de San Fernando, maison dans laquelle il disposait d’un immense bar en chêne auprès duquel il profitait des rayons du soleil, en compagnie de ses amis Conway, Harvey Korman et Robert Ridgely – tous des comiques à l’humour acéré. Conway faisait des apparitions régulières dans Laugh-In et dans The Carol Burnett Show. On pouvait retrouver Korman dans High Anxiety ou encore Blazing Saddles tandis que Ridgely apparaissait de manière récurrente sur Get Smart et Kung Fu. Aucun d’entre eux ne prenait le show business au sérieux. À la place, ils préféraient boire et s’amuser. Conway affirme qu’il reconnaît Ernie dans le cinéaste porno que Burt Reynolds incarne dans Boogie Nights. L’attitude de Burt ? Cet énergumène en roue libre ? C’était clairement Ernie.
« Il avait en lui une certaine rage dès son plus jeune âge. » — Tim Conway
Paul a toujours vécu dans l’ombre de ses nombreux frères et sœurs, et il était en adoration devant son père, essayant de faire partie de son cercle d’amis intimes. Pendant les onze premières années de sa vie, il faisait partie des rangs de l’école prestigieuse de Buckley, un bâtiment érigé comme un joyau au milieu des manoirs et des jacarandas au sud du boulevard Sherman Oaks. Ses amis étaient des enfants nés de parents riches, parmi lesquels se trouvaient Steve Garrett, fils d’urologue, Alain Kalcheim, fils d’un avocat dans le domaine des médias, et Shane Conrad, fils de l’acteur Robert Conrad. Même si tout le monde s’accorde à dire que l’enfant était adorable, il y avait également quelque chose de tranchant et de sec chez lui. Selon les termes de Conway, « il avait en lui une certaine rage, dès son plus jeune âge ». Conrad se rappelle qu’ « il avait une sacré grande gueule, pour un si petit gabarit. C’était le genre de types complètement tarés, surexcités, qui se prenaient le bec avec n’importe qui. Si quelqu’un parvenait à l’attraper, il était facile de lui casser la gueule. Encore fallait-il l’attraper. » Un jour, alors qu’ils jouaient au tennis, Paul s’est tellement énervé qu’il a balancé sa raquette sur Conrad. Une autre fois, il a frappé le grand frère de Conrad d’un coup de coude au visage. « Et mon frère mesure 1 m 88. Je lui ai fait comprendre que je ne pouvais plus rien faire pour lui et que mon frère allait le fracasser. » Au beau milieu du collège, il a quitté Buckley pour des écoles plus élitistes encore, comme celle de John Thomas Dye ou la Campbell Hall. La légende prétend qu’il s’était fait exclure pour s’être battu, mais l’école de Buckley n’a pas confirmé cette version et Conrad ne se rappelle pas d’un tel incident. « C’était un établissement très cul-serré qui ne correspondait pas à Paul, il ne rentrait pas dans le moule », commente-t-il. L’une des raisons qui peut motiver un tel comportement semble être son hypoglycémie. « Il essayait de garder son taux de sucre équilibré et de ne pas agir comme un fou furieux », précise Conrad. Autre raison, peut-être : le fait de grandir entouré de trois sœurs, ainsi que des autres enfants de la première femme d’Ernie, une fille et quatre garçons. « À chaque fois qu’un petit garçon se retrouve entouré de filles, il pense automatiquement que ses parents préfèrent les filles », raconte Conrad. À cela s’ajoute une mère, Edwina, qui n’était ni insouciante ni autonome. Même si ses amis préfèrent ne pas évoquer le sujet, elle apparaît furtivement dans une scène perturbante de Boogie Nights, lorsque le personnage joué par Mark Wahlberg rentre chez lui et tombe sur sa mère assise sur une chaise qui lui lance un regard noir. Dans les commentaires du réalisateur présents sur le DVD, Anderson avoue qu’il aurait aimé que cette scène dure une demi-heure supplémentaire (une demi-heure !) car elle « provenait de son intimité », un endroit qu’il était incapable de sonder en tant que réalisateur, aveuglé par l’émotion. « Peut-être était-ce une solution de facilité de ma part de laisser croire qu’elle était folle. Même si elle l’est, complètement. Mais pourquoi est-elle folle ? » Puis Ernie lui a offert une caméra, la seule disponible sur le marché, une vieille Betamax imposante. Il devait avoir environ 12 ans, fraîchement délivré de Buckley et à la recherche d’une force stabilisatrice. De manière significative, ses premiers films et ses premiers pas dans le show business représentaient Ernie et sa meute de copains qui faisaient les imbéciles. Ces derniers ont un jour organisé un concours de la meilleure tarte : elles étaient si dégoûtantes que c’est finalement le poney Shetland de la famille qui a été élu juge de la compétition. Le poney reniflait une tarte, puis une autre, pour finalement s’arrêter sur l’une d’entre elles. Ils se tordaient de rire, et Paul a capturé le tout sur bande vidéo. Une autre fois, un des chiens de la famille a avalé une orange entière, et Ernie a monté la garde à côté de lui pendant toute la durée de la digestion. Paul a trouvé la chose hilarante et a filmé la scène. Au cours d’un voyage à San Francisco, il a convaincu son père de s’habiller en clochard et de traîner dans les rues de Haight-Ashbury avec les hippies du coin. Conway affirme que dès le début, il avait un don inné pour manier la caméra, il savait comment filmer les gens et comment utiliser les images pour raconter une histoire. « Même si les images ne représentaient qu’une partie de volley ou une virée à la plage, ses yeux racontaient une histoire. » Et une fois qu’il avait une idée en tête, impossible de s’en débarrasser. « Il n’avait de cesse de nous filmer et de nous embêter avec ça, continue Conway, et nous, on lui disait d’aller voir ailleurs. » Mais lorsqu’ils avaient le dos tourné, le garçon restait là, sa Betamax sur l’épaule, à filmer une autre scène.
Guérilla cinématographique
Jusqu’ici nous avons : des grenouilles, l’omniprésence d’un père, des pétards, des familles, des parodies de films et une scène à la fois drôle et atroce qui s’étire en longueur. Autant de thèmes qui se retrouvent dans les films d’Anderson et révèlent sa capacité à transformer des fragments de sa vie en un tout artistique. L’élément unificateur de tous ces fragments semble être son aptitude inhabituelle à gérer son agressivité. Très vite, sa caméra s’est transformée en arme. « Nous ne prenions pas de drogues, on préférait embêter les gens et les filmer, se rappelle Conrad. Une nuit, Paul et Alain ont balancé du papier toilette sur ma maison et ont filmé la scène. Pour répliquer, mon frère et moi nous sommes procurés des pistolets à eau et nous avons attaqué leurs maisons, en gardant un souvenir vidéo. Je me souviens que j’avais scotché la caméra jumelée à une Maglite sur ma tête. Et on faisait ce genre de choses tous les week-ends. » Il s’agissait en réalité d’une guérilla cinématographique réalisée par des adolescents rebelles, des enfants terribles du showbiz, dont la devise était que la fin justifie les moyens, tant qu’on peut la filmer. Ils poussaient parfois les choses tellement loin que le père de Steve Garrett a fini par poser un ultimatum : que les enfants restent loin de chez lui, Paul en particulier.
Mark Wahlberg est Dirk Diggler
Boogie Nights, 1997
Crédits : New Line Cinema
En de rares occasions, il donnait au reste du monde un bref aperçu de son travail. Au cours de l’été 1988 par exemple, Midnight Run est sorti au cinéma. Il s’agissait d’un condensé entre film d’action et comédie réalisé par Martin Brest, un homme loin de figurer au panthéon des réalisateurs préférés d’Anderson. Et pourtant, une chose a retenu son attention : l’acteur peu connu Philip Baker Hall. Dans quatre scènes très brèves, Hall interprète un consigliere en poste à Las Vegas qui tente de convaincre son parrain de ne pas tabasser les gens. Son personnage s’appelle Sydney. « Je pense que vous ne devriez pas faire ça », conseille-t-il dans une scène. Dans une autre, il utilise une diction très particulière qui a frappé Anderson, à la façon des rythmes de David Mamet. « Je suis censé vous prévenir que de tels actes vont vous nuire. »
Peu de temps après cette expérience, Anderson est entré dans le bureau de Stevens et lui a tendu un bout de papier. « Ce sera mon prochain film », lui a-t-il annoncé. Il avait gribouillé sur un bout de papier un seul mot : Sydney.
Puis il a de nouveau usé de son charme auprès d’elle afin d’obtenir une liberté totale pour mettre à profit sa créativité hors de l’enceinte du campus. « Vous ne comprenez pas, mademoiselle Stevens. Vous devez me donner la permission de quitter l’école. Je dois m’en aller. » Mais il ne lui a jamais vraiment révélé ce qu’il fomentait. Stevens s’entretenait parfois avec la mère de Conrad et lui demandait : « Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent ? » Parfois, elle l’envoyait chez le directeur pour lui expliquer en quoi l’urgence consistait, et parfois, elle le laissait faire comme il le souhaitait. « Il arrivait à convaincre n’importe qui », rit-elle.
« Lorsqu’ils ne tournaient pas, ils essayaient de s’infiltrer sur les plateaux de tournage des studios d’Hollywood. »
Ce qu’il faisait ? Il utilisait ses frères, Conrad, Steve Garrett et son bras droit, Fernando, en tant que têtes d’affiche, cascadeurs et techniciens. Il tournait un film parodique sur les guerres de gang appelé Ranger: the Man, the Myth. C’était l’histoire authentique d’un groupe de gangsters de la classe moyenne qui se faisaient appeler les « Défenseurs de la Liberté ». Il a également tourné une parodie de Miami Vice intitulée Brock Landers, le nom du personnage de Mark Wahlberg dans Boogie Nights – le détective accro au porno. Conrad et ses frères jouaient des détectives un peu mielleux qui enchaînaient les saillies de durs à cuire, comme « La loi, c’est moi », ou bien « Il était flic. Un putain de bon flic ». Il a également tourné une parodie de Terminator intitulée The Legend of Garth, l’histoire d’un astronaute qui voyage dans le futur afin de combattre un robot géant, doublé à la manière du Lily la Tigresse de Woody Allen. Il a esquissé le portrait d’un détective privé du nom de Earl Flick. Ce qui a donné l’opportunité à Conrad de jouer les détectives privés et de conduire la voiture d’Ernie, une vieille Studebaker, même s’il n’était âgé que de 16 ans et n’avait pas le permis de conduire. Qu’importe, du moment que c’était bon pour la pellicule. Un nouvel arrivant du nom de Michael Stein s’est vite intégré au petit groupe, un autre gamin fasciné par les films, originaire d’Encino. Ce dernier figure au générique du documentaire satirique The Spastic Olympics, qui met en scène des événement sportifs farfelus comme une compétition gustative sur celui qui mangerait le plus de Rice Krispies. À la fin de la compétition, Anderson s’est élancé au beau milieu de la route, torse nu, couvert de Rice Krispies. Pour la pellicule. Il a ensuite réalisé Young Buns, une version érotique de Young Guns. Il a également tourné un court-métrage, The Big Shit, l’histoire d’un homme qui n’arrive pas à trouver de toilettes sur l’avenue La Brea. Un autre court-métrage, Thief, a vu le jour, et raconte les aventures d’un homme qui prépare son sac pour aller travailler. À ceci près qu’il le remplit avec des armes à feu. Il va cambrioler un magasin de liqueurs pour finalement rentrer chez lui et découvrir qu’il s’est fait voler toutes ses affaires… Lorsqu’ils ne tournaient pas, ils essayaient de s’infiltrer sur les plateaux de tournage des studios d’Hollywood. Le studio Radford de la CBS se situait juste derrière le jardin d’Anderson, qui avait élaboré toutes les techniques possibles pour passer de l’autre côté de la barrière. En plus de quoi il lisait Variety et The Hollywood Reporter tous les jours, mais pas seulement les articles : il s’intéressait également à tout ce qui touchait à la production, de manière à tout savoir sur les films à venir et quel nom il fallait citer. Il était également ami avec Jody Guber, qui l’a présenté à son producteur de père, qui l’a à son tour présenté à Joel Schumacher, le réalisateur de Génération perdue, ce qui a facilité son ascension vers les studios de la Warner Bros. « Paul savait toujours comment faire avec ces gars-là, se souvient Conrad. Ce qui nous permettait de rentrer sur les plateaux de tournage et de les regarder tourner. On pensait que c’était normal. »
Projet Dirk Diggler
Lorsqu’ils ne tournaient pas de films, ils les regardaient. Après avoir crashé sa Cherokee sur Mulholland Drive, Anderson a enfourché son vélo pour se rendre aux magasins de vidéos sur Vineland et Ventura et louait deux films par jour. Toujours à vélo, il se rendait ensuite au Cineplex Odeon pour en visionner d’autres. Il a acheté un magnétoscope pour pouvoir également écouter les commentaires du réalisateur. Il adorait Stanley Kubrick, détestait les mièvreries de Dirty Dancing, adorait les deux Robert Downey, détestait les films d’action débiles, et révérait Indian Runner à tel point qu’il a forcé Conrad à aller le voir au cinéma, non seulement parce que Viggo Mortensen jouait dedans, mais aussi parce que c’était un classique, et que le nombre de séances était limité.
Galerie de portraits
Magnolia, 1999
Crédits : New Line Cinema
Dirk Diggler était devenu leur obsession, c’était leur projet top secret et le sujet de toutes leurs conversations.
Stein adorait l’idée. Il s’est procuré un costume bon marché, une veste en jean et des sous-vêtements léopards parfaits pour l’occasion. Un jour, il a amené sur le plateau de tournage Eddie Dalcour, un ami bodybuilder professionnel qui ressemblait à un super-héros de dessin animé et dont la voix évoquait Mike Tyson. Anderson s’est exclamé : « Oh mon dieu, ce mec est un phénomène, il est génial. » Il l’a engagé en tant que Reed Rothchild, le rôle tenu par John C. Reilly dans Boogie Nights. Anderson était également fasciné par le père de Stein, qui s’envoyait en l’air avec « une amie » qui était l’auteure de peintures immondes comme celles que Dirk Diggler exhibe au cours de sa tournée groovy dans Boogie Nights. Dirk Diggler était devenu leur obsession, c’était leur projet top secret et le sujet de toutes leurs conversations. Ils en parlaient du matin au soir. Dirk ferait ceci, Dirk dirait cela. Dirk a grandi dans le Minnesota. C’est du Dirk tout craché.
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La première chose qu’on entend est la voix abîmée d’Ernie Anderson sur un écran noir, qui se moque de sa propre carrière au bénéfice de son fils. « Steven Samuel Adams est né le 15 avril 1961, d’un père qui travaillait dans le bâtiment. Sa mère était propriétaire d’un magasin de vêtements populaire. » Puis les premières images révèlent un motel miteux où une équipe de tournage filme une scène. S’enchaînent ensuite des dialogues sur une cadence si rapide et incompréhensible qu’ils raviraient les fans les plus invétérés de Robert Altman. « Je veux m’assurer que Dirk est protégé…. La scène principale… Une ombre là, sur son sein droit. »
Adam Sandler et Emily Watson
Punch-Drunk Love, 2001
Crédits : New Line Cinema
Vers l’avant
Les années suivantes, Anderson s’est immiscé dans les marges du show business et a travaillé en tant qu’assistant de production pour se frayer un chemin jusqu’à la réalisation. Il a filmé une publicité pour la télévision pour une compagnie de vêtements hip-hop, la Freshjive. Le scénario de la pub mettait en scène des gangsters dans un mini-film. Anderson a également obtenu d’autres jobs dans le domaine de la production : Peter Guber l’a recruté pour faire partie de l’équipe d’un jeu télévisé, le Quiz Kids Challenge. De son côté, Robert Conrad l’a nommé assistant de production pour le téléfilm Sworn to Vengeance. Il s’est installé dans un appartement à Santa Monica avec sa petite amie du lycée, Wendy Weidman. Il a travaillé sur des scripts, comme celui d’un nouveau quiz télévisé pour les enfants. Il a fait un essai furtif à l’université de New York du Cinéma (NYU), une école qu’il a quittée deux jours plus tard car l’un de ses professeurs avait décrié Terminator 2 et un autre lui avait mis un C pour un devoir de rédaction repris de David Mamet.
Pluie de pétrole
There Will Be Blood, 2007
Crédits : Miramax Films
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Le moment était arrivé pour Anderson. Tous les éléments s’étaient imbriqués : le talent, la confiance, les allées et venues, l’agressivité, les connaissances accumulées et une quête inaltérée de la transformation opérée par la magie de la caméra. Conrad avait quelques contacts chez Panavision, Anderson lui a donc demandé s’il pouvait leur emprunter une caméra Panaflex pour un week-end, un emprunt facturé 6 000 dollars pour les particuliers. Les amis de Conrad ont bien voulu la lui prêter uniquement à la condition qu’elle soit rendue lundi matin. « Je me rappelle être rentré dans le magasin Kodak avec Paul pour acheter de la pellicule, témoigne Conrad. Il s’était déjà renseigné sur le genre de tungstène dont il avait besoin. » Puis il a rassemblé son équipe et a fini d’attribuer les rôles vacants à des acteurs professionnels : Miguel Ferrer de Twin Peaks, Scott Coffey de La Folle Journée de Ferris Bueller ou encore Kirk Baltze de Reservoir Dogs. La légende dit qu’il a financé le tournage avec les frais de scolarité économisés à la NYU, mais Conrad affirme que Ernie a investi quelques milliers de dollars et qu’une autre belle somme d’argent provenait de Wendy Weidman. Ils se sont invités sur les plateaux de tournage de Disney pour formuler une requête auprès de la mère d’un des membres de Freshjive, qui a accepté de leur signer un chèque de 500 dollars. Conrad gérait l’argent. « Je ne suis pas sûr que Paul possédait un compte en banque, c’était donc moi qui était en charge de faire les chèques au nom de la production du film. » Le père d’un des amis de Conrad leur a arrangé un séjour à Las Vegas pour qu’ils puissent tourner une journée là-bas, au Las Vegas Strip. Anderson a embauché un chef opérateur professionnel, a loué une dolly Fisher tandis que Conrad chargeait la totalité du matériel dans le coffre de sa Bronco, pour se rendre au restaurant bon marché que Weidman avait loué à Gorman Pass. Les choses étaient un peu chaotiques au début, se souvient Hall. L’équipe n’avait jamais travaillé ensemble auparavant, il n’y avait pas de producteur ni d’assistant capable de diriger le reste de l’équipe, et Anderson devait encore s’accoutumer à travailler avec des acteurs professionnels. « Miguel et moi ne savions pas très bien ce que nous faisions là, ni comment nous nous étions retrouvés là. Nous avons discuté plusieurs fois, en nous demandant qui était ce gamin, nous ne savions pas très bien ce qu’il se passait autour de nous. »
« Je me souviens que je ne voulais pas que quelqu’un d’autre me vole ce talent. » — John Cooper
Anderson était âgé de 23 ans à l’époque, ce qui reste très jeune pour un réalisateur. Mais il avait confiance en son projet. Il avait une vision très nette de ce que ses personnages allaient devenir. Il savait ce qui devait se passer dans telle scène. Il comprenait tous les détails techniques. Il savait qui faisait quoi dans son équipe, et dans certains domaines, il en savait plus qu’eux. Il n’avait pas besoin de faire une multitude de prises. « Il semblait posséder un don inné pour ce genre de choses », confie Hall. Il savait se montrer également très précis avec les acteurs. « Bon nombre de réalisateurs ne bougent pas de derrière la caméra, tandis que d’autres opèrent depuis une toute autre pièce. Mais lui, il s’approche aussi près que possible, pile à la limite du champ de la caméra. Parfois à quelques centimètres. Au début, je trouvais ça très perturbant, car il était toujours extrêmement précis. Mais si l’acteur arrivait à surmonter la phase d’énervement, sa présence rajoutait quelque chose de positif à la performance. » Il savait également se battre pour obtenir ce qu’il voulait. Le prêt d’une durée d’un week-end établi avec la Panavision s’est étendu à trois semaines. Il a également fini par virer son chef opérateur pour en embaucher un nouveau, une attitude en adéquation avec son ancienne devise : tout est bon pour la pellicule. Cette même année, John Cooper était à la recherche de films pour le festival du film de Sundance. Il se souvient d’Anderson présentant son Cigarettes and Coffee à New York, il n’avait pas l’air d’avoir plus de 12 ans. Mais le film était superbement filmé, les dialogues étaient subtils et intenses à la fois, et la tension qui émanait du film n’était pas sans rappeler le style de David Mamet. « D’habitude, je prenais quelques notes puis je retournais dans mon bureau, précise Cooper. Mais cette fois-ci, j’ai avancé mes pions. Je ne voulais pas que quelqu’un d’autre me vole ce talent. » L’été suivant, Anderson est revenu dans les locaux réservés aux réalisateurs du festival de Sundance pour faire une première présentation. Il commençait à esquiver les interviews, il s’éloignait de ses anciens amis comme Stein ou Conrad, ce qui n’a pas manqué de faire de la peine et de perturber bon nombre d’entre eux. Pourtant, il faisait belle figure à Sundance. Il était ouvert à tout, se montrait amical avec tout le monde et était complètement absorbé par tout ce qui touchait à l’industrie du film, un intérêt inhabituel et très poussé comparé aux réalisateurs de cet âge. Il encourageait les gens à lister leurs réalisateurs préférés et les laissait justifier leurs choix, raconte Cooper. Ses diatribes étaient telles qu’il arrivait à les faire douter de leur capacité de jugement. Il n’y avait pas un domaine qu’il ne maîtrisait pas.
Joaquin Phoenix est Freddie Quell
The Master, 2012
Crédits : The Weinstein Company
Traduit de l’anglais par Delphine Sicot d’après l’article « The Secret History Of Paul Thomas Anderson », paru dans Esquire. Couverture : The Master, de Paul Thomas Anderson (2012).