Sur les cartes d’anniversaire et les affiches, pour signaler de la peinture fraîche ou annoncer une naissance, dans les menus des restaurants et les PowerPoint des étudiants… La Comic Sans est partout. Ce qui témoigne de sa popularité, mais explique aussi en partie pourquoi cette typographie suscite tant d’agacement. Elle est sans aucun doute la police la plus détestée des internautes. Pour s’en convaincre, il suffit de faire un tour sur Twitter. Ou encore de taper « la pire typographie » dans la barre de recherche de Google : le premier résultat n’est autre que la page Wikipédia de la Comic Sans. Les designers lui reprochent notamment de rendre la lecture difficile et de décrédibiliser tout message. Mais alors pourquoi cette police a-t-elle été inventée ? Et surtout, pourquoi est-elle encore si souvent utilisée ?
Naissance d’un mythe
En 1994, l’Américain Vincent Connaré est typographe chez Microsoft. Il est chargé de créer des polices pour les nouveaux programmes de la firme, dont Microsoft Bob, censé rendre les ordinateurs plus accessibles aux enfants. Lorsque Connaré le lance pour la première fois, apparaît un petit chien jaune à la gueule sympathique nommé Rover. Celui-ci s’exprime par des bulles de texte, comme un personnage de bande dessinée, mais avec la très sérieuse Times New Roman, police des journaux et des documents officiels. « Ça n’allait pas du tout », souligne le typographe. « Les chiens ne parlent pas en Times New Roman ! » Il va alors chercher l’inspiration dans les bandes dessinées, et plus particulièrement dans Watchmen et Batman: Dark Knight. « J’ai examiné plusieurs de leurs lettres, qui sont dessinées à la main, et j’ai essayé de reproduire l’effet avec ma souris sur mon écran. Pour une fois, je n’avais pas à me soucier des règles de la typographie. Mon patron, Robert Norton, voulaient que le “p” et le “q” se réfléchissent parfaitement, mais j’ai insisté : cette police ne devait pas être correcte. »
En revanche, elle devait se démarquer des autres. Comme les œuvres d’art qui ont attiré l’attention de Vincent Connaré lorsqu’il déambulait, étudiant, à travers les galeries new-yorkaises de SoHo, dans les années 1980 : « C’est là que s’est formé mon goût. Si je ne remarquais pas une œuvre, je la considérais comme mauvaise. Si je la remarquais, je la considérais comme bonne. Qu’elle me plaise ou me choque. Car au moins, elle provoquait une réaction. » La réaction provoquée chez Microsoft est plutôt positive. En effet, la Comic Sans n’est pas finalisée à temps pour Microsoft Bob et son petit chien jaune, mais elle est de plus en plus utilisée par les employées chargées d’organiser les événements festifs de la compagnie : anniversaires, pots de départ et d’arrivée, nouveaux contrats, etc. Puis elle est intégrée au système d’exploitation Windows 95 et elle commence à s’afficher partout. « Les gens l’adoraient parce qu’elle ne ressemblait pas aux polices des journaux. Elle n’est ni compliquée ni sophistiquée. Elle est juste amusante. » Des compagnies comme le fabricant de jouets américain Ty l’utilisent pour leur logo et Electronic Arts conçoit Les Sims avec cette police. Mais les critiques ne tardent pas à se faire entendre.
Le bannissement
À l’origine de l’amour de Holly et David Combs, il y a la haine de la Comic Sans. Ces deux graphistes américains ont créé un mouvement pour la faire interdire en 1999, « Ban Comic Sans ». « Je travaillais pour un client qui m’a demandé de rédiger une exposition entière en Comic Sans », se souvient Holly Combs dans une vidéo réalisée par le Huffington Post en 2013. « Holly me l’a dit et je lui ai répondu : pourquoi nous ne l’interdisons pas tout simplement ? » poursuit David. « Faisons campagne pour interdire la Comic Sans. » « Je l’ai regardé et je lui ai dit : “Veux-tu m’épouser?” » reprend Holly. « Et nous nous sommes mariés. » Les amoureux ont commencé par envoyer un email à Vincent Connaré pour lui demander l’autorisation de faire campagne contre sa typographie. « J’ai trouvé ça un peu idiot, mais je leur ai donné mon feu vert », dit-il. Holly et Dave Combs ont ensuite créé un site web, bancomicsans.com, aujourd’hui disparu. Ils ont lancé une pétition et vendu de nombreux objets proclamant leur haine du Comic Sans pour financer le mouvement, qui a été très largement relayé par les médias et les réseaux sociaux. « Pour concevoir un panneau qui dit “Ne pas entrer”, il est approprié d’utiliser une police lourde et impressionnante, comme Impact ou Arial Black », déclarait le manifeste. « Écrire un tel message avec la Comic Sans serait ridicule. Ce genre d’utilisation inepte a beau être fréquente, elle est injustifiable. De toute évidence, la Comic Sans, en tant que voix, véhicule de la stupidité, une naïveté enfantine, de l’irrévérence, elle est trop décontractée pour le message. L’utiliser équivaudrait à se rendre déguisé en clown à un événement exigeant une cravate noire. »
Plus encore que la Comic Sans, c’est donc sa mauvaise utilisation qui est dénoncée par les graphistes. Vincent Connaré lui-même affirme n’avoir utilisé la Comic Sans qu’une seule fois au cours de sa vie : lorsqu’il vivait à Londres, pour envoyer une lettre de plainte à l’opérateur de télévision par satellite britannique Sky. « J’ai obtenu un remboursement de dix livres sterling. Dans ce genre de contexte, l’irrévérence volontaire, je recommande la Comic Sans. » L’ennui, selon lui, c’est que la plupart des utilisateurs manquent d’éducation en matière de typographie. La Comic Sans a ainsi pu être employée pour des faire-part de décès… Le Vatican a même produit un album commémoratif du pontificat de Benoît XVI entièrement rédigé en Comic Sans en 2013. Mais l’emploi le plus célèbre et le plus controversé de cette police est certainement celui de de la présentation du Boson de Higgs par l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire en 2012. Beaucoup y ont vu un véritable impair. D’autres, une volonté de rendre la science plus accessible. Car, outre Vincent Connaré, qui se dit « très fier » de son invention, il existe d’ardents défenseurs de la Comic Sans.
Le pire du pire
En 2012, le vidéaste Gunnarolla consacre une chanson humoristique à la défense de la Comic Sans sur YouTube : « En gras, en italique, souligné / Si on lui donnait un moment, elle pourrait briller / L’interdire serait une mesure tellement drastique / Comment détester une police si fantastique ? / Comic Sans est la meilleure police du monde / Si vous voulez que vos créations aient l’air d’avoir été réalisées par des petites filles. » La même année, et avec au moins autant d’ironie, les designers français Thomas Blanc et Florian Amoneau créent un Tumblr à la gloire de la typographie la plus décriée. Intitulé Comic Sans Project, il détourne les logos les plus célèbres du monde, de Superman à Burger King en passant par la NASA. « Nous sommes les défenseurs de la Comic Sans », écrivent les auteurs en guise de présentation. « Nous ne craignons aucune police et nous allons faire passer le monde entier à la Comic Sans. »
Six ans plus tard, on ne peut pas dire que leur objectif soit atteint. Mais de tout temps, des partisans sincères ont osé déclaré publiquement leur amour pour la Comic Sans. Le journaliste britannique Patrick Kingsley est l’un d’entre eux. « J’ai toujours pensé que la Comic Sans avait sa place », reconnaît-t-il dans le très sérieux quotidien britannique The Guardian en 2010. « L’écrit peut sembler agressif, à moins qu’il ne soit affiché de manière accessible – et, en utilisant la Comic Sans, qui connote chaleur et convivialité, les designers profanes ne manquent pas nécessairement d’imagination, ils ont plus vraisemblablement pris conscience du but central de la conception graphique : une communication d’informations facile et fiable. » Par ailleurs, de nombreux designers ont essayé d’améliorer la Comic Sans. « Un jour, quatre jeunes Allemands m’ont montré leurs propres versions de ma typographie », raconte Vincent Connaré. « J’ai trouvé ça absurde. Moi, je ne redessine pas le Times New Roman, j’invente d’autres polices. Et puis, ils le faisaient sans raison ni cible précises. Je ne comprend pas cette façon de travailler. Quand j’invente une typographie, c’est pour un usage et un utilisateur en particulier. L’apprentissage et les enfants, dans le cas de la Comic Sans. »
La version de l’Australien Craig Rozynski, baptisée Comic Neue et parue en 2014, ne lui a pas plu non plus. « C’est de la merde », a-t-il tweeté, lapidaire, en la découvrant. Et elle ne semble pas avoir convaincu les professionnels, notamment dans l’univers de la bande dessinée. « Je souhaiterais pouvoir en dire plus de bien que je n’en pense », écrit le scénariste américain Mark Evanier sur son blog. « J’apprécie l’effort généreux de M. Rozynski et il a vraiment amélioré Comic Sans », ajoute-t-il. « Mais je pense que ça ressemble toujours à des lettres dessinées par quelqu’un qui n’est pas un bédéiste professionnel. » Un autre designer, Ben Harman, a carrément provoqué l’ire de certains médias en fusionnant la Comic Sans et la Papyrus en 2015. « [Sa] police combine les courbes affligeantes de la Comic Sans, utilisée par les enseignants dans toutes les écoles maternelles, et la texture allergène de la Papyrus », déplore par exemple le site Motherboard. « Il y avait déjà eu quelques tentatives de fusion, mais celle-ci est effectivement téléchargeable (et utilisable) pour cinq dollars. Nous préférerions toutefois dépenser ces cinq dollars dans un programme de désintoxication pour remettre [Harman] sur le droit chemin. » Ce designer a créé un monstre. Seule la Comic Papyrus pouvait détrôner la Comic Sans.
Couverture : AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !!! (Ulyces.co)