Une violente quinte de toux secoue une nouvelle fois le corps de Tryston Zohfeld, entraînant des soubresauts incontrôlables. Entouré par deux membres de l’hôpital en tenue jaune pâle, l’adolescent a le visage rougi par l’effort. Ses yeux sont clos et sa vie ne tient plus qu’à ce tube qu’on lui a scotché aux lèvres. Livides, ses parents ne sont pas loin. Tryston est à bout de force, et le froid lui transperce les os, à tel point que la couverture en patchwork, qui le recouvre presque entièrement, ne parvient pas à ramener un peu de chaleur dans son corps meurtri.

Deux jours plus tard, les médecins du Centre médical pour enfants Cook à Fort Worth, au Texas, décident de plonger le jeune homme de 17 ans dans le coma. Ce qu’ils pensaient être une pneumonie a pris une direction plus inquiétante, et ils ne trouvent pas d’explication à cet étrange mal qui ronge le jeune homme ; jusqu’à un indice salvateur. « Son cousin est venu nous voir et il a commencé à parler du fait qu’ils avaient vapoté dans sa chambre », explique la pneumologue pédiatrique Karen Schultz. Après avoir tutoyé la mort pendant dix jours, Tryston a finalement repris conscience, porté par des effusions soulagées.

« Je pense que cela va être le problème de santé de la décennie », avait déclaré en mars 2018 Milagros Vascones-Gatski, conseillère en toxicomanie en Virginie, faisant allusion à la dépendance des jeunes Américains à la nicotine de la cigarette électronique Juul. Mais toute pessimiste qu’elle fût, Vascones-Gatski ne croyait pas si bien dire, car Tryston Zohfeld est loin d’être un cas isolé. Ses inquiétudes ont pris une dimension nouvelle avec l’apparition aux États-Unis, au cours du mois de juillet 2019, de centaines de cas de maladie pulmonaire, et d’au moins six décès, qui semblent tous liés au vapotage.

Crédits : Famille Zohfeld

Pour l’instant, une « déclaration de la FDA de la fin de la semaine dernière » constitue « la source d’information la plus à jour et la plus précise sur ce problème », indique Nancy A. Rigotti, professeure de médecine à Harvard et directrice du Centre de recherche et de traitement du tabac de l’Hôpital général du Massachusetts. Publié le 13 septembre dernier, ce rapport fait état d’une situation critique.

450 cas

Le 6 septembre dernier, les autorités sanitaires américaines ont dressé un sombre inventaire : il y aurait à ce jour 450 cas de maladies potentiellement liées au vapotage répartis dans 33 États. Elles ont assorti cette annonce d’un avertissement ferme, exhortant la population à cesser de vapoter avant que les causes ne soient éclaircies.

Elles ont également ajouté que de nombreux·euses patient·e·s sont atteint·e·s d’un syndrome de détresse respiratoire aiguë (SDRA). Affection caractérisée par l’incapacité des poumons à fonctionner correctement, elle peut être terriblement dangereuse, et on note un taux de mortalité de 40 % à 50 %. Les symptômes retrouvés généralement chez les cas identifiés sont de la toux, de l’essoufflement ou des douleurs thoraciques, mais également des nausées, de la fatigue ou des vomissements.

Plus grave encore, le premier décès dû à une maladie liée au vapotage a été signalé le 23 août dans l’Illinois. Depuis lors, il a été suivi par cinq autres, dans l’Oregon, en Californie ou encore dans le Minnesota. Le dernier en date a mis en berne les cœurs des habitants du Kansas. Le 12 septembre dernier, une quinquagénaire est décédée. Selon le ministère de la Santé et de l’Environnement du Kansas, elle est tombée gravement malade après avoir commencé à utiliser une cigarette électronique, sans que l’on connaisse toutefois les produits qu’elle a utilisés.

Crédits : Alexander Mitchells

Ce lien entre maladie pulmonaire grave et cigarette électronique n’a pas encore été fermement établi, mais les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) indiquent que tous les cas identifiés ont signalé avoir utilisé des cigarettes électroniques. L’agence gouvernementale américaine précise en outre que la plupart des personnes concernées sont des adolescents ou des jeunes adultes. 

Selon une étude réalisée par les CDC en 2018, presque 3,6 millions d’élèves (collégiens et lycéens confondus) avaient déclaré utiliser une cigarette électronique. Quatre ans plus tôt, ils étaient 2,5 millions. Depuis plusieurs années, iels ont été nombreux·euses à tirer la sonnette d’alarme face à ce marketing frais et amusant, dont use avec succès l’entreprise Juul Labs, qui contrôle actuellement 75 % du marché de l’e-cigarette.

Depuis sa mise à la vente il y a plus d’une dizaine d’années, la vapoteuse a été présentée comme une alternative stylée destinée aux fumeurs·euses, puis comme un accessoire incontournable pour les jeunes adolescent·e·s non-fumeurs·euses aux États-Unis. Depuis lors, elle n’a fait que gagner en popularité, surtout auprès des jeunes. En outre, le marché mondial du vaping pourrait atteindre les 48 milliards de dollars d’ici 2023, selon le cabinet d’études P&S Market Research. Ces chiffres impressionnants ont le don de relancer toute une série de recherches et de mesures concernant ce produit encore méconnu.

L’épidémie

En effet, si la cigarette électronique est considérée comme moins nocive à court terme que le tabac, ses conséquences sur le long terme restent inconnues, et le peu d’études existantes disent tout et son contraire. Certaines affirment que les cigarettes électroniques sont une aide au sevrage tabagique, quand d’autres clament qu’elles seraient tout simplement néfastes pour la santé et qu’elles émettraient des substances toxiques, sans que l’on puisse déterminer pour l’instant si le niveau d’exposition est suffisamment élevé pour qu’elles aient un impact sur le corps humain.

Dans le cadre de l’une d’entre elles, une équipe de scientifiques de l’université de Pittsburgh a par exemple choisi d’étudier les effets indésirables sur la santé, en analysant Twitter. Ils ont conclu qu’un tweet sur cinq fait référence à la dépendance de la nicotine des e-cigarettes. Ces chiffres élevés sont jugés peu surprenants par A. Everette James, l’un des auteurs·rices de l’article, étant donné la forte dose de nicotine fournie par les Juul. « En raison du manque de connaissances du public sur les risques de dépendance, il est logique que beaucoup de personnes aient semblé étonnées de ressentir des symptômes de sevrage lorsqu’elles ne pouvaient pas utiliser leur appareil », précise-t-il. 

Crédits : VapeClubMY

Dans le doute, certains États commencent déjà à prendre le chemin de l’interdiction, alarmés par l’explosion des chiffres d’utilisation de la cigarette électronique auprès des jeunes. Au début du mois de septembre, le Michigan a interdit la vente de cigarettes électroniques aromatisées, afin d’en terminer avec le vapotage excessif des jeunes. En effet, une étude publiée au début du mois d’août par des chercheurs·euses des universités de Yale et de Duke a révélé que, dans certains arômes de la cigarette Juul (le goût « crème brûlée » pour ne citer que lui) se produisait une réaction chimique susceptible de provoquer une irritation des poumons. Au mois de juin dernier, la Ville de San Francisco a annoncé avoir prévu d’interdire la vente des e-cigarettes à partir de 2020. 

Au niveau fédéral, le gouvernement semble prête à emprunter un chemin similaire, ne visant dans un premier temps que les liquides aromatisés. Alors que la crise du vaping est encore et toujours en cours aux États-Unis, Donald Trump a annoncé le 11 septembre que la Food and Drug Administration (FDA) allait publier « de très fortes recommandations » dans les semaines à venir.

« À ce stade, toutes les cigarettes électroniques aromatisées autres que le goût tabac devraient être retirées du marché », a précisé le secrétaire à la Santé et aux Services sociaux, Alex Azar. Pour Nancy A. Rigotti, en dépit des récentes annonces de Donald Trump, « les cigarettes électroniques continueront d’être vendues aux États-Unis, du moins celles aromatisées au tabac ». Elle ajoute toutefois que la crise actuelle pourrait bien ne pas se résoudre sans mal et que « le volume des ventes pourrait diminuer. »

À noter toutefois que ces mesures ne promettent pas de s’attaquer aux produits illégaux, cause jusqu’ici jugée la plus probable de la présente « épidémie ».

Non identifié

Alexander Mitchell revient de loin. Pendant une semaine, ses visiteurs·euses l’ont vu, harnaché à deux énormes machines, respirer avec peine. Les médecins étaient si pessimistes que son père, le cœur déchiré, était sur le point de préparer ses funérailles. Un plaid beige jeté sur les épaules, Mitchell profite à présent de l’une de ses premières sorties, depuis bien longtemps, sous le soleil de Salt Lake City. Son SDRA soigné, il ne pourra sans doute pas repartir tout de suite marcher dans les montagnes comme il avait l’habitude de faire. Quant à la cigarette électronique qu’il fumait à l’occasion, pas sûr qu’il revienne à l’utiliser un jour, même s’il ne peut pour l’instant affirmer que c’est elle qui a bien failli le tuer.

Crédits : Alexander Mitchells

Alors que le bilan s’alourdit un peu plus chaque semaine, « on ne sait pas encore qu’elle en est la cause à ce stade », confirme la pneumologue Karen Schultz. Mais la FDA et les CDC mènent actuellement des recherches pour déterminer la cause de cette « épidémie » mystérieuse. Car la situation est évidemment préoccupante et intrigue les responsables de santé. « Nous nous demandons tous s’il s’agit d’une nouveauté ou d’une reconnaissance récente », a déclaré la médecin Dana Meaney-Delman, des CDC. Iels cherchent actuellement à remonter à la source, à comprendre ce qui fait tomber les gens malades, mais les premières conclusions montrent qu’il semble peu probable que le vapotage en général en soit la cause. « Il semble que la plupart des cas soient associés à l’utilisation de THC ou de dispositifs de vapotage non commerciaux », précise Nancy A. Rigotti.

Dans un communiqué daté du 5 septembre dernier, le département de santé de l’État de New York a avancé une hypothèse sur cette maladie des poumons. Cette dernière pourrait être liée à la présence dans certains types de produits de vapotage d’acétate de vitamine E. Non reprise dans les produits autorisés par l’État de New York, il s’agit d’une huile dérivée de la vitamine E, présente dans certains liquides, notamment ceux contenant du THC. Le fait qu’elle ne soit produite par aucune entreprise laisse donc penser qu’il s’agisse d’un produit de contrebande. Rigotti ajoute qu’« aucun appareil ou e-liquide n’a été identifié et il en existe probablement plusieurs différents. » Cependant, « à ce stade, les CDC et la FDA n’ont impliqué aucun produit à base de nicotine disponible dans le commerce », explique-t-elle.

Dans son rapport, le département de santé annonce avoir repéré « des taux très hauts d’acétate de vitamine E » dans presque « tous les échantillons de produits qui contenaient du cannabis ». En outre, sur les 36 cas repérés ces dernières semaines à New York, tous avaient consommé « un type de produit de vapotage contenant du cannabis avant de tomber malades. » Plus généralement, 80 % des cas identifiés ont admis avoir vapoté un tel liquide. Ce composant n’a toutefois pas encore été formellement incriminé et il faudra attendre les rapports des différentes autorités sanitaires pour déterminer avec certitude la cause de tous ces maux.

Crédits : Juul Labs


Couverture : Sharon McCutcheon