L’exode à rebours

Au pied d’un bloc beige planté face au port de Majorque, sur les îles Baléares, une boîte aux lettres recrache le courrier. En cette fin avril 2020, alors que la station balnéaire espagnole est aussi calme que le reste du pays, le consulat d’Allemagne reçoit des centaines de messages. Ils demandent tous à la présidente du gouvernement autonome des Baléares, Francina Armengol, de lever au plus vite « les restrictions imposées par la crise du coronavirus afin de permettre l’entrée d’étrangers possédant des entreprises ou des résidences sur l’île ». Chaque année, plus de 4,5 millions d’Allemands se rendent sur l’archipel. Et certains ne comptent pas rester à la maison cet été.

Au contraire, ils aimeraient se réfugier dans un coin perdu de Majorque en attendant que la pandémie passe, à l’instar de ces Français qui, quand le confinement a été déclaré, se sont pressés à Montparnasse pour filer à la campagne au mépris des règles de distanciation sociale. Depuis, ils rendent jaloux ceux qui sont restés en ville, au point que tout le monde se met à rêver de vivre en milieu rural.

« Je reçois 60 demandes par jour pour des maisons de campagne, soit le double d’avant le 17 mars », indique l’agent immobilier Patrice Besse. « Ce sont des projets sérieux, réfléchis, avec le désir de s’installer sur place et d’y créer une activité. Dans les mails que je reçois, le mot le plus employé est “environnement” : ce n’est pas une maison que cherchent ces clients, mais un lieu. » Selon l’Insee, 9,8 % des logements français sont des résidences secondaires ou des logements occasionnels. En région parisienne, un ménage sur six en possède.

Leur arrivée en pleine épidémie n’a guère plu à ceux qui vivent dans le coin à l’année. En Vendée, sur l’île de Noirmoutier, 70 personnes suspectées d’avoir contracté le virus ont été recensées sur l’île dans les 15 jours qui ont suivi le début du confinement. « Leur comportement est inacceptable, c’est comme s’ils étaient en vacances », s’indigne Frédéric Boucard, un agriculteur local face au comportement des Parisiens qui ont envahi la plage.

Mais avec la crise actuelle, quelques-uns envisagent sérieusement de ne pas retourner en ville. « Des négociations qui traînaient depuis des mois se sont conclues en quelques jours, pressées par les événements », constate-t-on à l’agence Emile Garcin. « Nos clients, chefs d’entreprises, entrepreneurs, consultants, hôteliers, designers, informaticiens, pour l’essentiel Parisiens, Lyonnais, Londoniens, New-Yorkais et qui, jusqu’ici, cherchaient plutôt des résidences secondaires, modifient aujourd’hui leurs projets : ils veulent vivre à la campagne et ne conserver qu’un pied-à-terre en ville. Le télétravail permet cela. Avant de pouvoir leur faire visiter les biens, nous leur adressons des vidéos pour entretenir leur intérêt. »

Autrement dit, un petit exode rural à l’envers est en train de prendre forme.

Vive la campagne

Pour beaucoup de citadins, les villes sont devenues des prisons où l’on gagne de l’argent pour avoir les moyens d’y résider. À en croire Olivier Babeau, professeur d’économie à l’université de Bordeaux et président du think tank Institut Sapiens, trois habitants sur quatre rêveraient d’en sortir mais sont contraints d’y rester par l’absence d’emplois dans les territoires moins peuplés. C’est donc le signe que le mouvement a été enclenché bien avant le confinement.

Initiée fin 2018, cette tendance pourrait se renforcer si le télétravail s’avérait une expérience bénéfique tant pour les travailleurs que pour les employeurs. Il concerne actuellement 30 % des salariés et jusqu’à 50 % des seuls cadres, preuve que ce sont plutôt les hauts revenus qui peuvent en bénéficier. On est plus mobile quand on a des moyens et quand on travaille dans le secteur numérique… Selon la fédération nationale de l’immobilier, quelque 200 000 ménages pourraient opter pour un retranchement à la campagne sur une année.

Les relations avec les artisans, avec la banque ou avec l’office locale du tourisme sont bien plus simples à la campagne. Et bien sûr, vivre dans une zone moins densément peuplée permet de ne pas perdre de temps en faisant la queue pendant des heures au supermarché ou dans les embouteillages. Cela dit, les services sont moins nombreux. Aussi le choix du lieu de vie est-il le fruit d’un arbitrage subtil « entre des avantages comme la proximité des services et la richesse de la vie sociale, et des inconvénients tels que le prix élevé de l’immobilier et la plus grande promiscuité », affirme Jérémie Brun, chargé du développement des territoires au CRMA Auvergne-Rhône-Alpes.

Si la pandémie de Covid-19 va sans doute encourager un certain nombre d’urbains à migrer, d’autres ne pourront pas se défaire de l’activité foisonnante des villes, à moins que l’aménagement du territoire ne se transforme pour leur permettre de profiter des avantages de chaque milieu. C’est d’ailleurs ce qui est en train de se produire selon Eric Charmes, directeur du laboratoire Recherches interdisciplinaires ville, espace, société (RIVES) : « Il faut sortir de cette opposition ville-campagne », estime-t-il. « C’est un schéma qui ne correspond plus à la réalité. Notamment parce qu’il y a de plus en plus de “campagnes métropolitaines” près des grandes villes. »

L’aménagement du territoire

Pour l’heure, le principal problème de ceux qui vivent dans ces zones périphériques est le temps de transport nécessaire à un déplacement vers le centre-ville. Mais cela pourrait bientôt changer. Dans son livre blanc paru en 2016, Uber Elevate demandait au public d’imaginer « un voyage du port de San Fran­­cisco à San José – un trajet qui prend norma­­le­­ment deux heures de route – en seule­­ment 15 minutes ». Une telle prouesse pourrait être réalisée grâce aux « voitures volantes » sur lesquelles travaille la filiale d’Uber.

Son concurrent allemand Lilium a annoncé la levée de 240 millions de dollars en mars 2020. « Un avion a besoin de 2,5 km de tarmac, ce qui est impos­­sible au milieu d’une ville », fait valoir son porte-parole, Oliver Walker-Jones. « Quant aux lignes de train, elle peuvent embarquer beau­­coup de monde mais néces­­sitent aussi de la place et coûtent en moyenne 150 millions d’eu­­ros par kilomètre. » Les voitures volantes requièrent pour leur part « une infra­s­truc­­ture mini­­mum », insiste-t-il. « Il faut un morceau de béton, un hangar pour ranger l’ap­­pa­­reil et quelques bâti­­ments pour les contrôles de sécu­­rité. »

Fin 2019, Lilium a publié une vidéo concluante de son futur taxi volant. Il ne lui reste plus qu’à trouver un moyen d’élaborer des batteries capables de tenir le coup sur plusieurs dizaines de kilomètres. Le 25 avril 2020, Uber Elevate a justement annoncé que son partenaire, Jaunt Air Mobility, travaillait sur un hélicoptère électrique capable de se recharger en sept minutes. Il faudra ensuite que ces technologies se déploient, avec l’autorisation des autorités, pour parcourir facilement des distances qui prennent actuellement deux heures en 15 minutes.

Le « désenclavement » des régions éloignées des centre-ville devrait donc prendre un peu de temps. Mais avec le confinement, qui a mis en évidence les vertus de la campagne, le mouvement est enclenché.


Couverture : Juan Ignacio Escobar Tosi