Sur le parking de l’université Kepler, à Kigali, la capitale rwandaise, un large groupe de futurs étudiants attend sous le soleil éclatant de midi. Les résultats des examens d’admission du matin seront bientôt affichés dans une grande vitrine près de l’entrée du bâtiment. Pour bon nombre de ceux qui attendent, entrer à Kepler pourrait mettre fin à leur pauvreté. Un jeune homme qui fait la plonge dans un hôtel pour subvenir aux besoins de sa famille assure qu’obtenir une place dans cette université serait le premier événement heureux de sa vie. Pleins d’espoir, les étudiants se lèvent et se rassoient en petits groupes, et parlent doucement entre eux. Leurs conversations sont quasiment noyées par le bruit émanant des sites de construction alentours. Tout le monde semble calme, même si seulement un tiers de ceux qui ont passé l’examen de ce matin accédera à l’étape de l’entretien cet après-midi. Une fois les résultats affichés, le jeune homme apprend qu’il n’en fera pas partie.
Une nouvelle institution
Cela fait un mois que Kepler fait passer des examens à des groupes de candidats comme celui-là dans tout le pays. Cette année, ils ont reçu autour de 6 700 candidatures pour 150 places, ce qui équivaut à un taux d’acceptation d’environ 2 %. En comparaison, l’année dernière, le taux d’acceptation d’étudiants au premier cycle de Harvard était de 6 %, trois fois plus donc. L’université, ouverte depuis 2013, porte le nom de Johannes Kepler, un important astronome du XVIIe siècle qui a surmonté une grave maladie infantile pour découvrir ensuite les lois du mouvement des planètes. L’objectif ambitieux de l’université Kepler est de fournir « un diplôme reconnu par les États-Unis, une éducation d’excellence internationale et une voie vers des emplois de qualité » aux Rwandais les plus démunis, pour 1 000 dollars l’année (environ 920 euros), quasiment le prix des universités locales. Un tel investissement demande de sacrées économies. Le campus, par exemple, est un immeuble de bureaux de trois étages fraîchement rénové, situé dans un quartier bruyant en périphérie de Kigali. « Quand les camions passent, les fenêtres tremblent », avoue Chris Hedrick, le PDG, « mais cela fait partie de notre structure de coûts. »
L’université reprend l’idée d’une association appelée Generation Rwanda qui, dix ans plus tôt, fut à l’origine d’un programme de bourses pour les orphelins du génocide rwandais de 1994. Chaque année, elle envoyait des douzaines d’étudiants particulièrement désavantagés dans des universités du coin, tout en leur offrant une formation professionnelle. Cependant, lorsqu’elle a voulu s’étendre, les coûts se sont révélés trop importants. Kepler est ainsi né de la recherche d’un modèle d’enseignement supérieur plus abordable et plus évolutif. Pour faire décoller son projet, l’institution s’est tournée vers la Fondation IKEA. La branche philanthropique du géant suédois de l’ameublement a accordé une première subvention d’un an à l’université, qui a depuis été rallongée à quatre ans, avec un engagement à huit millions de dollars. Cette aide a notamment permis aux deux premières promotions de Kepler d’assister aux cours grâce à une bourse complète. D’après le porte-parole de la fondation, Jonathan Spampinato, Kepler et IKEA cherchent tous deux des moyens d’ « améliorer la vie de tous les jours pour de nombreuses personnes, en offrant la qualité à moindre coût ».
Assurer une éducation de qualité à un prix abordable requiert un équilibre que Kepler doit encore perfectionner. Les cours donnés en classe par un professeur sont la base de l’éducation supérieure traditionnelle, mais ils coûtent cher. Les cours en ligne, en revanche, sont peu onéreux, gratuits même, mais ils conduisent à des taux de réussite plutôt faibles, souvent moins de 7 %. Le défi de l’université est de faire fusionner efficacement ces deux modèles, fusion appelée communément « enseignement hybride ». Kepler est l’une des quelques universités à appliquer cette méthode dans les pays en voie de développement. L’université utilise ce qu’elle appelle des « classes inversées ». Le soir, les étudiants regardent souvent des vidéos en ligne – connues sous le nom de FLOT, l’acronyme de « Formation en Ligne Ouverte à Tous » – piochées dans des universités pour la plupart américaines, européennes et australiennes. Le jour suivant, à l’université, ils ont cours avec un enseignant accompagnateur qui les aide à travailler la compréhension du contenu.
Un modèle d’espérance
Les vendredis, un groupe d’une douzaine d’étudiants en deuxième année se réunit pour parler de stratégies commerciales. Un de ces fameux vendredis, ils se retrouvent après avoir visionné des vidéos sur « l’analyse d’aptitudes ». L’enseignant accompagnateur rassemble alors les étudiants pour expliquer brièvement comment le contenu du cours de ce jour-là s’inscrit dans leur étude plus globale de l’avantage concurrentiel, ou comment des entreprises en surpassent d’autres. Une fois le cours terminé, les étudiants se divisent en groupes de discussion. Dans l’un des groupes, Joyeuse Muvandimwe confie à deux camarades qu’elle pense que l’analyse d’aptitudes se rapporte aux moyens développés par une entreprise pour attirer et fidéliser ses clients. Ses partenaires acquiescent. « C’est ta singularité au sein d’une entreprise », propose une autre jeune femme. « Mais comment créer la singularité ? » Un jeune homme se joint à la discussion en disant que selon lui, les entreprises doivent simplement faire ce que les autres ne font pas. Perplexes, les deux femmes le regardent, puis la conversation reprend. Pendant ce temps, l’enseignant se déplace dans la salle, tendant l’oreille par-ci, commentant par-là. Une demi-heure plus tard, il demande à un groupe de faire le résumé de sa discussion. Ici, bon nombre d’étudiants vous diront que c’est la première fois que la discussion fait officiellement partie de leur éducation. Les autres universités rwandaises, disent-ils, se concentrent sur des cours magistraux, avec des classes à gros effectif. Et les étudiants de Kepler préfèrent de loin cette nouvelle approche pédagogique qui, à leurs yeux, améliore leur pensée critique.
Toutefois, ce ne sont pas ces groupes du vendredi qui permettent aux étudiants d’obtenir leur diplôme. Ce ne sont pas non plus les ateliers de rédaction préparés par Kepler, les cours sur la finance, les clubs de lecture, où les étudiants viennent tout juste de terminer Hunger Games. Si ces cours permettent d’acquérir des connaissances de base et de développer des aptitudes, au final, c’est à l’université du sud du New Hampshire (SNHU) que les étudiants obtiennent leur diplôme, en remplissant un certain nombre de critères, ou de « compétences ». Ces dernières sont définies par College for America (CfA), une association à but non-lucratif affiliée au SNHU qui pratique l’enseignement hybride afin de permettre aux travailleurs américains de suivre des études supérieures. Les compétences de la CfA impliquent notamment de savoir allouer et gérer un budget, et rédiger une note interne. Si l’étudiant maîtrise une compétence, d’après les juges de la CfA installés aux États-Unis, il passe à la prochaine. Sinon, il réessaye. 120 compétences sont ainsi nécessaires pour l’obtention d’un « diplôme d’associé », et 120 autres pour une licence. Chaque étudiant progresse à son rythme, mais si l’un d’eux prend plus de temps que la moyenne, le personnel de Kepler se réserve le droit d’intervenir et de lui prêter main forte.
Quarante-neuf des cinquante étudiants de la première promo sont en passe de décrocher leur diplôme des Beaux-Arts en juin.
Néanmoins, la rapidité n’est pas un problème pour ces étudiants. D’après Hedrick : « Ils apprennent le nécessaire pour décrocher leur diplôme plus vite que dans n’importe quel autre établissement d’enseignement supérieur aux États-Unis. » Les étudiants sont extrêmement motivés – parfois même un peu trop, selon Hedrick, puisqu’ils se mettent la pression. La réalité financière est qu’ils ne peuvent pas « toujours étudier pour le plaisir d’étudier », confie Chrystina Russell, directrice des études à Kepler. Des choses plus urgentes les inquiètent. « Ils veulent un emploi. Ils nous disent très franchement qu’ils veulent sortir de la pauvreté. » La première promotion de Kepler n’a pas encore terminé son cursus. Il est donc trop tôt pour dire si cet enseignement débouchera sur des emplois stables. Mais dans l’ensemble, l’institution a fait d’énormes progrès durant ses deux premières années. Quarante-neuf des cinquante étudiants de la première promotion sont en passe de décrocher leur diplôme des Beaux-Arts en juin ; la seule exception est une étudiante dont l’obtention du diplôme a été retardée par sa grossesse. Kepler a engagé une société spécialisée dans l’analyse de données afin de suivre les progrès des étudiants, afin que le modèle puisse être modifié en fonction des besoins de ces derniers. Ceci étant dit, à Kepler, on ne se fait pas d’illusions sur l’imperfection du système. « Nous construisons cet avion en plein vol », explique Hedrick. La maîtrise de l’anglais a néanmoins toujours posé problème. C’est dû, au moins en partie, à la décision du gouvernement, de faire passer la langue officielle de l’enseignement du français à l’anglais en 2008, une mesure qui a laissé beaucoup de gens dans un flou linguistique. On espère ainsi que le niveau d’anglais des nouveaux étudiants finira par s’améliorer. Le personnel de Kepler estime qu’actuellement, il passe facilement un quart de son temps à traiter les problèmes linguistiques.
Des doutes
Une question plus importante encore se pose quant à l’efficacité des enseignants accompagnateurs dénués d’une réelle expertise dans les domaines concernés. « Je n’ai pas étudié l’économie », avoue Aurore Umutesi, l’enseignante principale, « mais j’ai enseigné la macroéconomie et la microéconomie ». Employer des enseignants généralistes qui agissent plus comme des guides que des professeurs permet d’économiser de l’argent. Cependant, des étudiants comme Sereverien Ngarukiye trouvent cela frustrant : « C’est difficile quand ils ne sont pas capables d’expliquer l’ensemble du contenu. » Difficile aussi de savoir quelles sont les conditions d’embauche des enseignants de Kepler. La maîtrise de l’anglais et une bonne connaissance du Rwanda (presque tous les enseignants sont originaires du pays) sont obligatoires, d’après Russell, mais pour le reste, c’est moins évident. « Ce qui compte, ce n’est pas tant les compétences que possèdent les enseignants, mais surtout un goût pour l’innovation », assure-t-elle. Kepler essaye de rassembler un personnel venant de milieux divers. L’institution a même commencé à embaucher des étudiants pour des postes d’assistants pédagogiques, qui deviendront ensuite enseignants accompagnateurs. « Nous sommes persuadés que les étudiants de Kepler constitueront notre plus grand choix de talents à l’embauche une fois leurs études terminées. »
Bien que trouver de bons enseignants à bas prix soit un défi perpétuel pour des modèles hybrides comme celui de Kepler, le docteur Mark Brown, qui dirige le National Institute for Digital Learning (Institut national pour l’éducation en ligne) à l’université de Dublin, prévient qu’il ne faut pas sous-estimer l’importance des professeurs. « De nos jours, ce n’est pas forcément un point de vue répandu », dit-il, mais en particulier pour l’enseignement supérieur, « l’éducation requiert du savoir ». Au-delà de la question des enseignants compétents, ce que Brown critique plus largement dans l’enseignement hybride, c’est qu’il ne transforme pas assez. Brown soutient que la technologie est utilisée seulement pour « viser l’utopie en bidouillant » plutôt que pour changer fondamentalement les méthodes d’apprentissage des étudiants. Les FLOT, par exemple, arrivent encore pour beaucoup sous forme de cours théoriques venant majoritairement de sources occidentales qui, comme il le dit, risquent de « déverser un programme de type occidental dans des régions du monde qui pourraient très largement s’en passer ». Cependant, si l’institution Kepler apporte vraiment aux jeunes Rwandais un meilleur accès à l’éducation et à l’emploi, il voit leur approche comme un pas créatif pour répondre aux besoins locaux. « Si quelqu’un vous apprend à nager avec un bouquin, vous allez vous noyer », affirme Shanton Ngabire, un étudiant de Kepler qui décrit en quoi l’approche de l’institution est unique en son genre au Rwanda. « Ils vous apprennent à nager dans l’eau. » Cela dit, l’adaptation de Kepler à l’environnement local est loin d’être terminée. Son équipe de direction basée à Kigali, composée entièrement d’Américains, voudrait d’ailleurs voir les Rwandais prendre les rênes dans quelques années. Et si Kepler continue sur le chemin de la réussite, l’institution pourrait devenir l’ambassadrice d’un nouveau modèle d’éducation supérieure dans les pays en voie de développement.
Sereverien Ngarukiye vit avec 15 de ses camarades, et cette organisation pose des problèmes.
Avec l’aide d’IKEA, l’institution Kepler envisage déjà d’appliquer ailleurs son approche, qu’elle décrit comme une « université prête à l’emploi ». Un campus satellite potentiel dans un camp de réfugiés à Kigali, par exemple, pourrait servir de tremplin pour d’autres parties de l’Afrique de l’Est et au-delà. Mais sa tâche actuelle, c’est de s’assurer que le programme déjà existant au Rwanda soit viable sur le long terme. Cela signifie qu’il faudra réduire les coûts engendrés pour chaque étudiant, qui sont encore relativement élevés, afin que l’institution puisse joindre les deux bouts lorsque tout l’argent d’IKEA sera dépensé. Une baisse qui demandera de passer par des étapes risquées, comme changer les frais de scolarité, réduire le nombre d’étrangers au sein du personnel – un investissement qui coûte cher, et augmenter le nombre des inscriptions. Un mercredi, à la tombée du jour, les étudiants regagnent leurs maisons de groupe, situées à 10-20 minutes de marche du campus. Certains prennent leur temps pour sortir de classe, sac à dos sur les épaules. Ceux qui, dehors, courent avec le club de marathon, vont revenir d’une minute à l’autre. D’autres encore profitent des dernières lueurs du jour pour nettoyer leurs affaires derrière les maisons. Sereverien Ngarukiye vit avec 15 de ses camarades, et cette organisation pose des problèmes : aujourd’hui, il n’y a plus d’électricité, d’autres fois, c’est Internet qui ne fonctionne pas, mais il se dit néanmoins plus qu’heureux ici.
« Il y a deux ans, je n’imaginais pas me retrouver dans une si bonne position », confie-t-il. Maintenant, il peut taper cinquante mots à la minute, utiliser Microsoft Excel, naviguer dans Google Drive, faire des citations de manière adéquate dans ses travaux, et bien plus. D’après Ngarukiye, toutes ces compétences lui donnent un avantage sur ses camarades du lycée qui ont intégré d’autres universités du coin. De plus, ces mêmes amis hors de Kepler jalousent ses conditions de vie. Après avoir passé la salle à manger et être monté à l’étage, Ngarukiye rejoint la petite chambre qu’il partage avec trois autres étudiants. Vêtements et livres sont éparpillés sur les lits superposés et le seul échappatoire à cette pagaille est un petit balcon. En juin, Ngarukiye sera parvenu à la moitié de sa licence. Au crépuscule, il s’arrête pour réfléchir. « Je suis très fier d’en être arrivé là. »
Traduit de l’anglais par Anastasiya Reznik d’après l’article « In Rwanda, Building a “University in a Box” », paru dans Bright. Couverture : Des étudiants assistent à un cours à l’université de Kepler, par Juan Herrero.