Le chaos
Le 11 mars, une heure avant le début d’un rassemblement de soutien à Donald Trump à Chicago, je suis allé jeter un œil à l’espace presse – un rectangle entouré de barrières en métal où étaient contenus les journalistes. Je suis allé à la rencontre de certains de mes collègues. Je parlais avec Sopan Deb, un reporter pour CBS News qui suit la campagne de Trump depuis des mois, quand les premières protestations se sont faites entendre dans la foule. Les supporters de Trump avaient encerclé des hommes qui portaient des t-shirts sur lesquels était écrit : « Les musulmans unis contre Donald Trump ». Deb s’est excusé, a hissé sa caméra sur son épaule et a quitté l’espace presse au pas de course en quête d’un meilleur angle pour filmer la scène. Lorsqu’il est revenu, il a posé sa caméra et a repris sa conversation avec moi comme si rien ne s’était passé. Un journaliste papier s’est joint à la discussion. Deux minutes plus tard, on a entendu crier un autre protestataire anti-Trump. Mes deux compères ont tourné la tête en direction des voix et se sont à nouveau précipités vers la foule une fois le désordre localisé.
Est-ce que ça se passe toujours comme ça ? « Oui, c’est totalement normal », m’a dit Deb à son retour, imperturbable. « Les gens pensent que c’est nouveau, mais ça se passe comme ça à tous les rassemblements de Trump depuis novembre. Il y en aura dix autres comme ça ce soir. » Alors que l’heure du début de l’événement approchait, deux hommes portant des pins à l’effigie de Trump au revers de leurs costumes ont fermé les portes de l’espace presse. « Ils n’ont plus le droit de sortir », a expliqué l’un d’eux à l’autre. « Pas avant qu’il [c’est-à-dire Trump] ait quitté le bâtiment. » Les tensions ont continué et se sont intensifiées. La police fourmillait dans la salle. Tout le monde se tenait debout, à crier et pointer d’autres gens du doigt. Et quand une annonce publique nous a informés que l’événement était annulé, la salle a explosé. Les reporters se sont précipités au bord de l’espace presse, toujours retenus à l’intérieur, et ont tendu leurs appareils et leurs caméras au-delà des barricades. En réalisant que c’était du délire, ils n’ont pas tardé à mettre au point un plan d’évasion. Je leur ai emboîté le pas et me suis retrouvé au milieu d’une foule compacte amassée dans le stade. Partout, il y avait des altercations, des gens se criant dessus, se menaçant du doigt, se bousculant et trébuchant. Les objectifs virevoltaient d’une bagarre à l’autre.
Quand le chaos s’est déversé au dehors, je me suis retrouvé à un endroit où les protestataires anti-Trump criaient sur des personnes essayant de quitter le parking dans leurs voitures. Les supporters de Trump, regardant la troupe depuis les niveaux supérieurs du parking, se moquaient des protestataires en leur jetant du pop-corn. « Oh, vous allez nous cracher dessus maintenant c’est ça ? » a dit un protestataire en colère, levant les yeux vers ce qui ressemblait effectivement à une pluie d’expectorations. J’ai vu une journaliste que je venais de rencontrer à l’intérieur se frayer un chemin dans la mêlée avec son carnet dans les mains, essayant de récolter des propos. Le lendemain matin, en passant en revue les infos sur le rassemblement, j’ai appris que Deb – qui essayait de filmer le grabuge dans la rue – avait été plaqué au sol par la police de Chicago, menotté, arrêté et jeté en prison.
Des mensonges éhontés
Les rassemblements de Jeb Bush ne ressemblaient pas à ça. Couvrir un événement de Jeb se résumait à aller librement à la rencontre de 40 personnes calmement assises sur des chaises pliantes. Couvrir un événement de Trump, c’est comme assister à un concert de Black Flag dans les années 1970 à l’intérieur d’une cage anti-requins. Comment vit-on le fait d’être sous les coups de Trump à longueur de temps ? De s’être engagé par devoir civique à réaliser des reportages sur les élections, pour finir par se faire gifler au milieu d’une poudrière où règne une atmosphère de combat de catch ? Comment supporte-t-on au quotidien l’inquiétant bashing des médias qui alimente la campagne de Trump ?
J’ai suivi le cirque de Chicago à Cleveland, puis jusqu’en Floride pour une série de rassemblements, en passant mon temps aux côtés de l’équipe de journalistes qui suit la campagne de Trump aux États-Unis. Quand ils n’étaient pas occupés à voler d’un accrochage à l’autre, plusieurs reporters (qui m’ont parlé sous couvert d’anonymat car les médias pour lesquels ils travaillent n’auraient pas permis que leurs noms soient révélés) m’ont confié leurs expériences. La première chose qu’ils m’ont tous dite à propos du service de presse de Donald Trump, c’est qu’il n’y en a pas. Il n’y a que Hope Hicks, une ancienne modèle Ralph Lauren, la vingtaine, qui n’avait jamais travaillé auparavant en politique. Elle fonctionne davantage comme la RP d’une célébrité que comme une équipe de communication politique traditionnelle. Et elle reste en retrait. Les responsables presse d’autres campagnes développent des rapports cordiaux avec les agences de presse. Là, « il n’y a aucune collégialité », m’a confié un reporter. « Personne n’a jamais dîné avec Hope. » Tandis que Hicks écrit les mails et les communiqués de presse, Trump est son propre stratège médiatique. Et sous certains aspects, c’est le plus accessible de tous les candidats – tant que vous êtes un présentateur télé de premier plan comme Don Lemon, de CNN, ou Joe Scarborough, de MSNBC.
Mais aucune information ne filtre en coulisse dans sa campagne, et il n’y a personne à qui s’adresser à part Trump (ou à l’occasion son directeur de campagne). Quand d’autres candidats peuvent avoir jusqu’à une douzaine d’assistants qui servent de sources aux journalistes – sans compter les donateurs, les sondeurs et les publicitaires qui laissent fuiter certains scoops –, avec Trump il n’y a rien de tout ça. Il arrive que vous ayez quelqu’un au bout du fil, mais ils ne sont jamais au courant de rien. « On n’a pas de sources comme c’est le cas normalement », m’a dit un reporter. « Les choses se passent à la surface, et on doit essayer de les interpréter. » Poser des questions sur la politique de Trump, c’est comme jeter une pierre dans un puits sans fond. « Si j’ai une question au sujet des femmes ou des minorités hispaniques », raconte un autre reporter, « ils ne m’indiquent pas la bonne personne à contacter pour en parler. Il n’y en a pas. »
La plupart des interrogations politiques restent simplement sans réponse. Et quand une réponse est donnée, elle est rarement satisfaisante. « Ça n’a aucun sens de leur demander de toute façon », soupire un journaliste. « Vous pourrez peut-être obtenir une réponse à une question sur l’immigration, mais le lendemain à la télé, Trump dit tout le contraire. » Et bien sûr, il y a les mensonges. Politico Magazine en a dénombré plus de 60 au cours d’une semaine d’apparitions de Donald Trump. Lors d’un rassemblement à Boca Raton, en Floride, le 13 mars dernier, je l’ai entendu de mes propres oreilles prononcer deux contre-vérités flagrantes dans les deux premières minutes de son discours. Il a commencé par déclarer que 25 000 personnes étaient venues à son rassemblement de Chicago, quand le stade ne pouvait pas en contenir plus de 10 000, et il a ensuite répété que personne n’avait été blessé ce soir-là, alors que c’est faux. Mais les journalistes auxquels j’ai parlé qui continuent à souligner les mensonges de Trump dans leurs articles n’ont pas l’impression que leurs efforts servent à grand-chose. « Combien de fois peut-on écrire que telle ou telle déclaration est fausse ? » se demande un journaliste. « À un moment donné, le fait que ce soit un mensonge n’est plus une actualité. » Et démonter ses affirmations n’empêche pas Trump de les répéter ad nauseam.
Il règne aux rassemblements de Trump une ambiance qui évoque le dôme du tonnerre de Mad Max, et met les nerfs à rude épreuve.
Ses foutaises vous fatiguent, après un moment. Une reporter assise à côté de moi au rassemblement de Cleveland de samedi dernier a ri quand Trump a claironné qu’il y avait 29 000 personnes dans la salle. « Ce n’est pas possible, et de loin », a-t-elle dit en tournant son visage vers la foule, avant de laisser tomber et de retourner à l’écran de son ordinateur portable. Le chef du service des incendies a plus tard annoncé qu’il y avait eu environ 7 000 personnes ce soir-là. Le mensonge, malgré cela, n’apparaît pas dans son article. Pourquoi s’embêter à passer du temps à corriger une exagération idiote, quand le même homme a déclaré dans la soirée qu’il était pour le fait d’exécuter sommairement les combattants ennemis et de faire défiler leurs cadavres ? Il faut choisir ses batailles. « Auparavant, on fact-checkait tout, quotidiennement », m’a dit un autre reporter, « mais il devient difficile de tenir le rythme. » Un rédacteur devant rendre son papier une heure après la fin du rassemblement dispose de trop peu de temps pour vérifier les dizaines d’inventions déversées au micro. Il est également difficile de savoir pour qui ces faits valent le coup d’être vérifiés. Car à présent, n’importe qui détestant Trump a plus de preuves qu’il n’en faut pour savoir que c’est un menteur. Et tous ceux qui l’aiment s’en fichent pas mal.
Une pente savonneuse
Plus je passais du temps avec les journalistes couvrant la campagne de Trump, plus j’avais d’empathie pour eux. Ils font preuve de stoïcisme face à son comportement outrageux. Dans les bagarres, il arrive même qu’ils s’interposent. Peut-être que je suis une petite nature – Trump aurait sans aucun doute un qualificatif insultant à proposer –, mais je ne suis pas sûr que je pourrais supporter les tensions émotionnelles continues de leur travail. Il règne aux rassemblements de Trump une ambiance qui évoque le dôme du tonnerre de Mad Max, et met les nerfs à rude épreuve. Chaque fois que l’atmosphère devenait électrique, je me demandais si c’était pour cette fois, si quelque chose de véritablement tragique allait arriver. J’ai trouvé particulièrement dérangeant le fait que les applaudissements les plus nourris lors de ces rassemblements – ces moments où la foule s’abandonne à la joie pure – aient lieu quand Trump ordonnait à son équipe de sécurité d’éjecter un protestataire en criant : « OK, foutez-le dehors ! » La presse n’est pas autorisée à sortir ou entrer dans l’espace désigné pendant la durée des rassemblements, ce qui veut dire que vous avez le choix entre rester à l’intérieur pour être coupé de la foule (et pouvoir travailler tranquillement) ou rester en dehors pour saisir en gros plans les altercations qui éclatent dans les rangs. À moins que, comme c’est arrivé à un reporter du Sun-Sentinel, vous soyez menacé d’être arrêté si vous le faites. Les prises à partie de Trump lui-même sont pour le moins désagréables.
Parfois, il marque un temps de pause avant de montrer du doigt l’espace presse en déclarant : « Ce sont des gens très malhonnête, il faut que je vous le dise. » À la suite de quoi ses sbires se tournent vers nous pour nous huer. D’autres fois, les choses prennent un tour encore plus personnel avec la presse. Lors d’un rassemblement, Trump a parlé de la reporter de NBC News Katy Tur comme de « la petite Katy, cette journaliste de troisième catégorie » alors qu’elle était dans l’espace presse, entourée par ses groupies atterrées. En février, Tur a posté un tweet à propos d’un autre événement précis de la campagne : https://twitter.com/KatyTurNBC/status/701530070381416448?ref_src=twsrc%5Etfw « Trump s’en prend à la presse. La foule lance des huées. Un type se tourne vers nous et s’écrie : “T’es une salope !” Un autre gentleman fait des doigts aux caméras. » « Parfois, on devient nerveux », m’a confié un autre journaliste. « Je suis surpris qu’il n’y ait pas eu d’incident au cours duquel quelqu’un aurait jeté un objet sur un journaliste ou l’aurait frappé à la tête. Je ne serais pas étonné que ça arrive. » Les journalistes qui couvrent Trump depuis longtemps forment un cercle soudé. Après l’arrestation de Deb, de nombreux articles sont apparus en ligne qui voulaient coordonner le soutien, et rendaient compte des derniers développements de l’affaire. Ils doivent constamment veiller à ne pas s’habituer aux comportements inacceptables qui les environnent durant les rassemblements. Mais des choses qui auraient paru complètement dingues il y a un an font à peine hausser les sourcils aujourd’hui. « Je pense qu’on aurait besoin de rotations de troupes chez les reporters assignés à Trump », lance un rédacteur. « On a besoin d’un regard neuf qui puisse faire se dire : “Je ne peux pas croire ce que je viens de voir.” » Malgré les adjectifs qu’on peut lire un peu partout pour qualifier Trump – fasciste, démagogue, autoritaire –, les reporters auxquels j’ai parlé se refusent à employer ce langage. Que les éditorialistes le fassent, c’est une chose. Mais les autres journalistes s’entendent pour dire que leur mission est de rapporter les choses telles qu’elles sont et de laisser les Américains décider. D’autres reporters ne sont pas d’accord avec le fait qu’ils accordent trop de place à Trump – après tout, il est en tête des Républicains et cette campagne ne ressemble à aucune autre. Mais au moins un d’entre eux n’est pas de cet avis en ce qui concerne la télévision, où la rencontre entre la soif d’exposition de Trump et la quête d’audimat des chaînes d’actualités peuvent fausser les résultats.
Tandis que la campagne de Trump est montée en puissance, son traitement dans les médias a augmenté de façon encore plus inquiétante. Des reporters m’ont dit que Trump était plus au courant de ce qui se disait sur lui que n’importe quel autre candidat. La campagne prend parfois pour cible un journal en particulier et se montre vindicative. Le Des Moines Register, le New York Times, BuzzFeed et Univision se sont tous vus refuser l’accès à des rassemblements de Trump après avoir publié un article négatif à son sujet. Le National Press Club et l’Association des correspondants de la Maison-Blanche ont déjà tiré la sonnette d’alarme. Le directeur de campagne de Trump, l’ancien policier du New Hampshire Corey Lewandowski, a récemment été accusé de s’en être pris physiquement à une reporter du Breitbar. La réponse de l’équipe de campagne après coup a été, pour utiliser un mot qu’affectionne Trump, « écœurante ». En dépit des preuves photographiques et du témoignage d’un journaliste du Washington Post, ils continuent à nier que l’incident a bien eu lieu. Hicks s’en est prise à l’intégrité de la reporter du Breitbar, en publiant un communiqué dans lequel on pouvait lire : « Nous laissons à d’autres le soin de démontrer que cela fait partie d’une tendance plus globale à exagérer les incidents réels, mais à de multiples occasions, elle s’est retrouvée au cœur d’une info plutôt que de la rapporter. » Lewandowski a tweeté que la reporter du Breitbar était « en plein délire ». « Trump s’entoure de gens indécents », m’a dit un journaliste en parlant de Lewandowski, et d’autres reporters semblent être du même avis.
Samedi dernier, Lewandowski a été filmé en train de s’en prendre à un protestataire dans l’Arizona, ce que la campagne a nié une nouvelle fois malgré les preuves. Les journalistes qui couvrent la campagne de Trump s’inquiètent déjà de la façon dont les choses se passeront pour les médias sous sa présidence, s’il gagne. Les deux précédents locataires de la Maison-Blanche ne se sont pas montrés irréprochables dans leur traitement de la presse – Bush et Obama ont resserré les rangs et réduit l’accès des médias à la Maison-Blanche plus qu’aucune autre administration avant eux –, mais les normes les plus basiques étaient respectées. Trump honorerait-il les traditions de la Maison-Blanche en matière de relation aux médias ? Personne ne le sait. « Nous sommes sur une pente dangereusement savonneuse », m’a dit un reporter. « J’imagine que l’Association des correspondants de la Maison-Blanche va négocier des accès et le respect du protocole. Mais j’essaie de voir les choses rationnellement. Qu’est-ce qui empêche Trump de s’en débarrasser tout simplement ? Trump refuse la présence des journalistes dans son avion, une chose qu’acceptent tous les candidats. Est-ce qu’il les admettra sur Air Force One ? »
Les campagnes des candidats à l’élection présidentielle américaine peuvent être une fenêtre sur la façon dont sera gérée une administration. La machinerie complexe de la gouvernance américaine pourrait barrer la route de bien des façons à un hypothétique président Trump. Mais il n’y a pas grand-chose qu’elle puisse faire pour empêcher la Maison-Blanche de traiter la presse comme il le fait actuellement s’il est victorieux. Capricieux, vindicatif, impénétrable et isolé. Et j’imagine déjà les journalistes poser des questions à l’attachée de presse Hicks qui resteront sans réponse. Hicks, par ailleurs, n’a pas souhaité répondre aux questions posées pour l’écriture de cet article.
Dans le vide
Mardi soir, après sa victoire aux primaires, les reporters ont afflué dans les couloirs luxueux de Mar-a-Lago, la résidence personnelle de Trump à Palm Beach, en Floride. Certains d’entre eux s’étaient habillés plus solennellement qu’à l’habitude, pour coller au décor. L’air doux et parfumé de l’endroit nous parvenait tandis que nous déambulions sur les pelouses et que nous passions le contrôle de sécurité des Services secrets, à l’entrée de la demeure. Une fois à l’intérieur, nous nous sommes attroupés sous les lustres chamarrés de l’énorme salle de bal de Donald J. Trump, à attendre que l’homme fasse son apparition. Alors que nous profitions de l’hospitalité de M. Trump, un autre reporter a été reconduit aux portes de Mar-a-Lago. Le rédacteur de Politico Ben Schrekinger s’était vu accorder une accréditation, mais elle a été annulée après qu’il a écrit un article négatif à propos de Lewandowski. On l’a sommé de quitter les lieux. Plus tard ce soir-là, Trump a parlé de Schreckinger en ces termes : « C’est un reporter malhonnête, de troisième catégorie, et son magazine en plein naufrage mettra bientôt la clé sous la porte, espérons-le. »
Sopan Deb a réussi à passer la porte. Sous son menton, il avait une grosse écorchure –un souvenir de son contact avec le trottoir de Chicago quatre jours plus tôt. La police a plus tard abandonné les charges retenues contre lui, et il semblait prendre les choses plutôt bien. Mais se faire arrêter n’était pas le premier événement malheureux auquel Deb avait dû faire face en couvrant la campagne de Trump. Lors d’un rassemblement en janvier dernier à Reno, dans le Nevada, un supporter de Trump a demandé à Deb s’il prenait des photos pour l’État islamique (ajoutant : « Ouais, c’est à toi que je parle », quand Deb l’a gratifié d’un regard choqué). Je lui ai demandé si, étant donné la nature unique de cette campagne et des expériences vécues en la couvrant, il ressentait un quelconque besoin de mettre les gens en garde. « Tout ce que je peux faire, c’est mon travail », m’a-t-il dit. « Je n’ai aucun contrôle sur le fait que mes reportages puissent faire une différence ou non. »
Durant ses précédentes soirées de victoire à Mar-a-Lago, Trump avait répondu aux questions de la presse. La première fois, m’a raconté un journaliste, il avait fait asseoir ses riches amis ainsi que les membres du club de Mar-a-Lago dans les deux premiers rangs, et mis la presse derrière eux. La fois suivante, les amis de Trump occupaient les sept premiers rangs, repoussant la presse davantage. Mais mardi soir, tandis que Trump se gargarisait de sa victoire, il y avait 16 rangs occupés par ses amis – environ 500 dandys de Palm Beach élégamment habillés –, repoussant les journalistes dans le fond de la salle de bal, à près de 40 mètres du podium de Trump. J’ai demandé à mes collègues qui couvraient la campagne comment ils allaient pouvoir lui poser des questions d’aussi loin. Ils n’en avaient aucune idée. Ils imaginaient qu’on leur tendrait des micros. Une journaliste papier m’a assuré qu’elle avait la voix qui portait. Et cela a finalement eu son importance, car même si l’événement avait été présenté comme une « conférence de presse », et que des accréditations avaient été données sur cette base, Trump a prononcé un bref discours – Lewandowski affichant un sourire carnassier à ses côtés – dans lequel il a dit des journalistes qu’ils étaient « écœurants ». Puis il a quitté la pièce sans répondre à la moindre question. La reporter assise à mes côtés a fait tonner sa voix : « C’est supposé être une conférence de presse ! Allez-vous répondre à nos questions ?! » On l’a tous entendue clairement. Mais Trump s’est éclipsé sans lui prêter attention. Si vous voulez savoir à quoi ressemblera la présidence de Trump, imaginez des journalistes s’égosiller en posant des questions dans le vide.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac d’après l’article « A Week on the Trail With the “Disgusting Reporters” Covering Donald Trump », paru dans Slate. Couverture : Un rassemblement de Trump vu depuis l’espace presse. (Gage Skidmore)
L’ODIEUX DIVORCE DE DONALD ET IVANA TRUMP
Flash-back dans l’intimité de Donald Trump, où l’on apprend que le candidat républicain lisait Hitler, humiliait sa femme et comparait son salon à la chapelle Sixtine.
Voici un portrait saisissant de Donald Trump en 1990, business man alors sur le déclin et en plein divorce d’avec Ivana Trump. Il permet de comprendre comment et pourquoi Trump pense pouvoir décrocher la présidence comme on décroche un gros contrat.
I. Mar-a-Lago
« Nous avons une vieille coutume ici à Mar-a-Lago », annonça Donald Trump lors d’un dîner dans son palais d’hiver de 118 pièces à Palm Beach. « Notre tradition consiste à faire un tour de table après dîner et à se présenter les uns aux autres. » Trump paraissait agité ce soir-là, pressé de voir le dîner se terminer pour pouvoir aller se coucher. « Vieille habitude ? Il n’a la maison de madame Post que depuis quelques mois. Franchement ! Je rentre à la maison », murmura un habitant de Palm Beach à son amie. « Oh, reste », dit-elle. « Ça va être drôle. »
C’était au printemps 1986. Donald et Ivana Trump étaient assis chacun à une extrémité de leur longue table Sheraton, dans l’ancienne salle à manger de Marjorie Merriweather. Leur attitude était impériale, comme s’ils étaient un roi et une reine. Ils étaient alors au plus haut de leur réussite, au summum de leur gloire. Trump apparaissait dans les journaux télévisés, offrant ses services pour négocier avec les Russes. On disait qu’il allait peut-être se présenter aux élections présidentielles. Ivana avait eu tellement de publicité qu’elle offrait maintenant aux journalistes venus l’interviewer un dossier de presse avec des vidéos assurant sa promotion. Le prestige des Trump avait atteint une telle ampleur dans la ville sacrée de New York que tout semblait possible. Il faisait doux ce soir-là à Palm Beach ; Ivana portait une robe bustier. L’air transportait des effluves de laurier-rose et de bougainvillier, mêlées à la légère odeur d’humidité qui collait à la vieille maison. À sa décharge, Trump n’avait pas tenté de donner dans le style classique de Palm Beach avec blazer bleu marine et pantalon en lin. Il portait souvent un costume à table et sa seule concession à la mode locale était d’arborer une cravate rose ou des chaussures pâles. Ivana servait toujours les plats préférés de son mari lors des dîners ; ce soir-là les invités eurent donc droit à du bœuf avec des pommes de terre. Le faux Tiepolo peint au plafond du temps de madame Post était resté dans la salle à manger, mais un immense saladier argenté trônait maintenant au centre de la table, rempli de fruits en plastique. Comme toujours avec les Trump, il s’agissait de business. C’était leur but commun, ce qui les liait. Depuis quelques années, ils semblaient ne jamais partager la moindre intimité en public. Ils étaient devenus moins un mari et une femme que deux ambassadeurs de deux différents pays, ayant chacun leur agenda.