French touch

Après avoir traversé la place de la République dans un concert de basses, un camion rouge et noir pénètre doucement sur le boulevard du Temple. Des milliers de personnes suivent le rythme. Pour cette neuvième édition de la Techno Parade, à Paris, le char de Radio FG est escorté par deux haies de bras désarticulés. Sur le toit du véhicule, cet après-midi du 15 septembre 2007, une jeune brune en robe violette prend le micro. Moue badine, index pointé au-dessus de sa frange, Yelle fait mine de chanter son dernier single, « À cause des garçons ». Et, à cause d’elle, des garçons font mine de savoir danser.

https://www.youtube.com/watch?v=JqYhuwu614Y

Plus ou moins calés sur l’itinéraire du camion, leurs pas imitent la chorégraphie du clip, faite de grands mouvements de bras en arc de cercle. Leur dégaine aussi. Comme dans la vidéo du deuxième single de Yelle, les danseurs sont pour beaucoup coiffés d’une crête qui se termine dramatiquement en mulet au niveau de la nuque. Le jean est serré, les baskets multicolores. Quant au t-shirt moulant, il affiche parfois en fluo le nom de ce battement d’ailes affolé : Tecktonik. Révélée sur Myspace deux ans plus tôt, la chanteuse bretonne s’approprie ainsi un phénomène popularisé à quelques clics de là, sur YouTube.

Alors que le plupart des danseurs s’agitent en rang sur les abribus ou au pied des chars, un petit cercle se forme autour d’un garçon de 19 ans à la casquette blanche. Jey Jey n’est pas n’importe qui. Là où beaucoup se contentent de remuer les bras, il fait jouer ses jambes avec un savant sens du rythme. Surtout, ce membre du groupe de danse « Wantek » est célèbre. C’est lui qui, depuis l’univers austère de son garage, a enregistré la vidéo le plus partagée de Tecktonik le 2 novembre 2006. Sitôt publiée, elle a donné une exposition inédite au genre. « C’est le premier phénomène de danse sur Internet qui a touché le monde entier », indique Brandon Masele. Ce danseur de l’Alliance Crew préfère parler de « danse électro » que de « Tecktonik », du nom de la marque qui a lancé la mode. Lui se fait appeler « Miel ».

Quand paraît la vidéo de Jey Jey, personne ne fait encore trop la différence. Récemment rachetée par Google, la jeune plate-forme YouTube gagne en fréquentation grâce aux images de plus en plus courantes des portables, mais aussi en mettant en ligne les derniers morceaux de musique. On y retrouve une partie de l’album †, du duo français Justice. Paru au mois de juin, l’œuvre donne ses lettres de noblesses à la nouvelle scène de la musique électronique – la french touch 2.0.

Brandon Masele
Crédits : Universal Music Publishing

Brandon Masele a alors 13 ans. Comme tous les adolescents de sa génération, il découvre ce qu’il y a derrière le mot « Tecktonik » sur YouTube. Mais la danse n’est pas complètement étrangère à ce fils d’une famille d’origine congolaise. « Déjà tout petits on dansait aux mariages, aux anniversaires », confie-t-il. Lors de l’un d’eux, il se met à reproduire les gestes vus sur Internet avec un certains succès. Succès vite poursuivi au sein d’un groupe. Brandon et trois amis dansent dans leur collège des Hauts-de-Seine, à Colombes, et rejoignent les autres nouveaux adeptes à Châtelet ou sous l’arche de la Défense.

Si Justice et le label Ed Banger ont représenté une porte d’entrée sur les musiques électroniques pour nombre d’entre eux, un genre légèrement différent envahit le Forum des Halles et le quartier d’affaires, à l’est de Paris. Le titre dont Jey Jey se sert pour sa vidéo – un remix de « Muscle Car » réalisé par le DJ hollandais Sander Kleinenberg – devient un classique. Sur leurs vidéos ou dans la rue, les épigones du danseur font rayonner sa passion pour le hardstyle, ces sonorités ultra-rapides originaires de Belgique et des Pays-Bas. Une esthétique assez lointaine de la pop synthétique de Yelle.

La Tecktonik fait le grand-écart. « C’était un mouvement super riche comportant plusieurs vagues », assure Brandon Masele. Tantôt sobre ou extravertie, aussi volontiers souple que saccadée, la danse électro se décline en plusieurs catégories appelées vertigo, milkyway, shuffle, ou jumpstyle. Mais une marque fait la synthèse pour le grand public : Tecktonik.

Metropolis

Ce n’est peut-être pas un hasard si la danse électro s’épanouit sous l’arche de la Défense, à quelques pas des tours abritant les plus grands groupes financiers français. Sa matrice est là, aussi près des cours de la bourse que des cours des collèges. Avant d’être pratiquée par Brandon « Miel » et ses amis à Colombes, la Tecktonik a éclos dans l’esprit d’un trader de Merril Lynch. Alexandre Barouzdin emploie alors son temps à gérer des porte-feuilles d’actions le jour et à vider ceux des clients de discothèques la nuit. « Ma vie tenait sur l’adrénaline », dit-il. Passé par New York, Londres, Shanghai et Marrakech, ce Parisien diplômé en commerce international organise des soirées au gré de ses voyages. Mais quand elle revêt ses habits de fête, la capitale finit par le convaincre de rester.

En 2002, avec son compagnon Cyril Blanc, il investit le Metropolis, une discothèque tenue par un ami à Rungis, au bord de l’autoroute A106. Les deux hommes mélangent les genres. Pour baptiser leur concept mariant hardstyle belge avec minimale allemande, ils reprennent l’idée du mouvement des plaques tectoniques. « On mettait en place une ambiance, un décor », raconte Alexandre Barouzdin dans Le Zeste. « Il s’agissait de créer une thématique, un peu à l’image d’une comédie musicale. On a voulu redonner aux gens l’envie de se faire beau, de sortir pour danser. »

Alexandre Barouzdin
Crédits : Alexandre Barouzdin

En contraste avec les salles noires de la techno, les danseurs portent des guêtres fluorescentes. « Nous jouions avec l’obscurité en faisant des mouvements circulaires », décrit William Fella, connu alors sous le pseudonyme de Treaxy. Originaire du Val-d’Oise, ce précurseur a d’abord appris des pas de hip-hop avant d’être introduit au Metropolis par des amis graffeurs. Un amalgame prend sur la piste des soirées « Tecktonik Killer ». Certains mouvements ne sont pas sans rappeler les poses gracieuses du voguing, une danse typique des milieux homosexuels de l’Amérique des années 1970, alors que d’autres renvoient à la dureté du hardstyle. Sans parler du style des danseurs, lui aussi très chamarré.

Les « killers » n’arborent pas seulement la crête punk et les chaussures de boxe à l’instar de Jey Jey. Lors de battles au format hip-hop, ils portent les mêmes jeans slim que les rockeurs, des mitaines associées au metal, des foulards à tête de mort et des brassières fluo. Leur style casse Internet et attire les premiers journalistes. Accompagné d’une figure de la french touch 2.0, Tékilatex, Mouloud Achour fréquente le Metropolis. Il invite Treaxy et son groupe, les Ecclésiastes, au Maxim’s, un club où traîne un vidéaste chargé des vidéos de Yelle.

« On s’est retrouvé devant un hangar à Aulnay-sous-Bois simplement pour tourner un teaser », raconte William Fella. Alors qu’un clip savamment produit doit donner une véritable identité visuelle au titre « À cause des garçons », c’est finalement la version Tecktonik, bricolée avec de grosses lettres trouvées là et un budget misérable, qui est retenue. Les sollicitations se mettent alors à pleuvoir.

Lorsque la Tecktonik devient une marque, en 2007, elle se donne pour logo un aigle synonyme de « puissance ». Propulsés en haute altitude par la vidéo de Jey Jey et Treaxy, Alexandre Barouzdin et Cyril Blanc signent un contrat avec la major du disque EMI France. Le premier est reçu par Laurent Ruquier sur le plateau d’On n’a pas tout dit. Le Grand Journal de Canal+ invite par ailleurs le crew de Treaxy. Des propositions arrivent de Côte d’Ivoire, du Mexique, de Russie, du Japon ; et Yelle donne des idées à Madonna et Janet Jackson. Sur le monde fasciné par cette danse française se déverse une avalanche de produits dérivés écoulés par une filiale de TF1. Deux salons de coiffure agréés sont mêmes créés. Alexandre Barouzdin et Cyril Blanc touchent jusqu’à 20 000 euros par mois à eux deux.

Évidemment, ces profits ne vont pas sans convoitise. Après la Techno Parade 2007, le concurrent d’EMI, Universal Music, annonce la sortie d’un DVD sur le phénomène, Mondotek, avec Jey Jey en vedette. Ulcéré que le film et sa bande originale soient selon lui vendus comme des « sous-produits de Tecktonik », Cyril Blanc annonce vouloir porter l’affaire en justice. Le blog Dancegeneration, fondé par un groupe de danseurs, prend du reste ses distances avec la marque. « Les gens du Metropolis sont des businessmen trentenaires qui récupèrent la vague électro des ados », persifle l’un de ses créateurs, DJ Fozzy Bear, dans les colonnes de M, le magazine du Monde. « Ce courant est apparu simultanément dans plusieurs boîtes parisiennes, pas exclusivement chez eux. »

Brandon Masele ne dit pas autre chose. À côté du désormais mythique Metropolis, «il y avait des soirées électro qui ne portaient pas le nom Tecktonik au Mix Club et au Redlight. En fait, dans chaque boîte il y avait un style différent. » Les danseurs sont suffisamment nombreux pour avoir chacun leur chapelle. Mais il n’y en aura bientôt plus aucune.

Icare

À sa table, Laurent Ruquier est toujours celui qui rit le plus fort. En bon maître de cérémonie, l’animateur de France 2 ne se contente pas de donner la réplique aux humoristes de ses émissions. Ce jour de septembre 2008, comme souvent, il s’esclaffe. Invité d’On n’a pas tout dit, Alexandre Barouzdin, lui, affiche un sourire forcé. « Quand je vois ces mecs danser je me dis que, cet été, il n’y a pas que le temps qui a été pourri », vient de lancer le comédien Mustapha El Atrassi. L’étonnement teinté de raillerie qui a accompagné la montée en popularité de la danse vire au dédain. Tel Icare, l’aigle de le Tecktonik se brûle les ailes près des projecteurs.

La sortie du film Génération électro, le 2 juillet 2008, passe pour un chant du cygne. Par l’intermédiaire de la marque d’Alexandre Barouzdin et Cyril Blanc, la danse électro a été associée à une esthétique que ses danseurs n’étaient visiblement pas prêts à assumer sur le long-terme. Autant, dans les années 1970, la vague disco s’est appuyée sur les revendications du Mouvements des droits civiques qu’elle charriait pour se défendre contre la campagne conservatrice « Disco Sucks », autant les « Killers » n’ont rien à opposer à ceux qui moquent leurs habits près du corps. Comme une mouette en pleine marée noire, ils ne peuvent se défaire de cette image de drôle d’oiseau.

Dans les critiques, « il y avait aussi un sous-texte de lutte des classes », assure le DJ français Mozzyx. L’ADN modeste du hardstyle belge et néerlandais a été transmis, à Rungis, aux danses électros françaises. Ces dernières ont manifestement mal vécu leur passage des boîtes du périphérique et des collèges de banlieue aux plateaux de télévision. On leur a rappelé leur place. Mais, même dans les marges, elles n’ont pas tenu la distance : en décembre 2008, le Metropolis décide d’arrêter les soirées Tecktonik Killer.

La marque est usée. Elle a été montrée sous ses aspects les plus caricaturaux à la télévision jusqu’à la nausée, estime Treaxy. « Les médias l’ont rendu ringarde. Ils filmaient n’importe quoi, y compris des non initiés. Plus personne ne voulait en parler parce qu’on en avait beaucoup trop mangé. » Le danseur reproche aussi à ses promoteurs d’avoir misé gros sur le merchandising au détriment du reste. Or, les ventes ne sont pas au rendez-vous. « Ils ont perdu beaucoup d’argent », souffle-t-il.

« Ce n’était plus assez attractif », résume la direction de la discothèque. « Pire, cette danse commençait à nous nuire. Elle attirait une clientèle de plus en plus jeune et repoussait les plus de 25 ans. » Les soirées Tecktonik coûtent cher, mais rapportent peu puisque lesdits jeunes consomment moins. Finalement, la crise financière enfonce le dernier clou du cercueil. Une bulle éclate, puis une autre. Les danseurs quittent le dancefloor mais aussi l’arche de la Défense.

« Au Mexique ils sont plus
de 2 000, il y a la plus grosse communauté de danseurs électro. »

Quelque-uns, pourtant, persévèrent. « Miel » se retrouve à parfaire sa technique à la Coupole avec les danseurs de hip-hop et de coupé-décalé. « Au début, ce que nous faisions était assimilé à la Tecktonik », raconte-t-il. « Les autres danseurs urbains se moquaient, nous rabaissaient, mais grâce aux battles on a réussi à faire évoluer la danse et à montrer qu’il y avait une vraie technique qui nous était propre. » À la parution d’un article titré « La Tecktonik est-elle morte ? » dans feu le magazine Snatch, en juin 2009, il n’y a déjà plus lieu de s’interroger. La Tecktonik est bien morte. Mais pas la danse électro.

À rebours du désintérêt grandissant, le jeune de Colombes qui n’a « jamais acheté un seul vêtement Tecktonik » s’investit davantage. La planète danse électro prend alors une géographie insolite. Les meilleurs Français toujours en activité visitent les « réduits » de fans étrangers pour y donner des cours et échanger. « Je suis allé en Ukraine et au Mexique », cite en exemple Brandon Masele. « Au Mexique ils sont plus de 2 000, il y a la plus grosse communauté de danseurs électro. Le deuxième pays le plus représenté, c’est la Russie. » Au Maroc, en Espagne, en Suisse, en Italie, en Grèce, en Roumanie et en Mongolie, les pratiquants se comptent par dizaines. On en trouve aussi un certain nombre en Amérique du Sud, où « des jeunes en galère préfèrent danser électro plutôt que faire des bêtises », assure le Français.

Ces rencontres s’organisent à partir de 2012 sous l’égide de l’association Vertifight. Avec l’Alliance Crew, Brandon Masele remporte les titres de champion de France et du monde. Le jeune danseur obtient aussi son bac, enchaîne sur un DUT gestion logistique mais, surtout, participe à un ballet semi-pro au théâtre de Chaillot, à Paris. « Après trois dates, j’ai eu un déclic »,observe-t-il. « Je me suis dit que la scène pouvait être un vrai truc. J’ai fait une formation de six mois dans une école de danse et j’ai décroché mon premier contrat dans une compagnie pro. » En 2015, « Miel » participe à la comédie musicale Résiste, qui rend hommage à France Gall. Cette année, il mélange électro et hip-hop dans son propre spectacle, Untitled, avec la danseuse Laura Defretin.

De son côté, William Falla continue aussi d’organiser une flopée d’événements en France et à l’étranger. Le LRC rassemble régulièrement les meilleurs.  « Il y a au moins un danseur dans chaque pays du monde », vante-t-il. Échaudé, il se tient à l’écart des grands médias mais confie recevoir régulièrement des messages d’adeptes habitant à l’autre bout du globe.

https://www.youtube.com/watch?v=RgVb1guS78s

Le style des deux danseurs, bien sûr, a évolué. Mais ils emploient toujours les codes de l’électro. « J’ai développé ma personnalité avec ce bagage », dit Brandon Masele. Un bagage sobre, à mille lieues de la panoplie criarde qui prenait la lumière en 2007. « Ce délire de crêtes, de vêtements fluo, tout ça faisait des belles images », analyse-t-il. « Ça attire plus l’attention qu’un mec habillé de façon classique. » Sans la Tecktonik, peut-être ne se serait-il jamais mis à danser. Mais l’évolution du genre qu’il représente à échappé au grand public et à Laurent Ruquier. On n’a pourtant pas tout dit sur la danse électro.


Couverture : Tecktonik, c’était aussi une marque haute en couleur.