À moins de 24 heures de sa sortie, les tests de Cyberpunk 2077 sont tombés. Dans beaucoup d’entre eux revient une observation circonspecte : le jeu est envahi par les sextoys. Et pas que dans les sex shops et clubs de strip-tease : les dildos y seraient omniprésents, trônant fièrement sur les comptoirs des bars et les bureaux de businessmen en costard. Le futur ressemblera-t-il vraiment à cela ? Pour le savoir, il faut se plonger dans la très, très longue histoire des jouets de plaisir.

Un taille-crayon de 20 cm

Au sud de Miami, la route numéro 1 longe le parc national des Everglades et ses alligators pour se jeter dans le golfe du Mexique. Par endroits, cette fine langue de terre n’est plus entourée que par les flots. Comme celle d’un serpent plongée dans les marais du coin, elle se ramifie sur la fin, formant une myriade d’îles, au centre desquelles est planté le Sugarloag Lodge. Quand elle avait 11 ans, la journaliste américaine Hallie Lieberman a passé ses vacances dans ce vieil hôtel. À peine descendue de la voiture, la jeune fille s’est mise à fouiller dans la chambre à la recherche de perles rares laissées par les locataires précédents. C’était une habitude qui la faisait souvent tomber, non sans déception, sur une Bible ou un menu de restaurant chinois. Mais cette fois, le tiroir du bas recelait un curieux cylindre d’une vingtaine de centimètres.

« Regardez, j’ai trouvé un taille-crayons », a-t-elle hélé ses parents, lesquels, le visage déformé par l’horreur, lui ont ordonné de se laver les mains. L’adolescente se trompait mais personne ne voulait lui dire de quoi il s’agissait, signe que l’objet était bien plus intéressant que prévu. Sa fonction lui a vite été révélée par des amies, à moins que son frère aîné eût entre-temps mis un nom sur cette tige qui créait tant de malaise. Toujours est-il qu’Hallie Lieberman a acheté son premier vibromasseur neuf ans plus tard. « C’était l’amour au premier buzz », sourit-elle.

Crédits : Michael Latz

À la sortie de ses études en arts à l’université du Texas, une amie lui a conseillé de postuler à Passion Parties, une entreprise fondée en 1994 pour « créer un environnement de plaisir et de confiance dans lesquelles les femmes et leurs partenaires peuvent confortablement parler de sexe ». Aussitôt engagée, Lieberman a été invitée chez une collègue pour apprendre les subtilités de cette industrie.

La décoration était tout sauf sexy. Une citation biblique était affichée dans l’entrée et aucun dildo ne traînait sur les tables. Car dans cet État du sud du pays, la vente de sextoys était tout simplement interdite. Il suffisait d’en posséder plus de six pour être suspect de vouloir en « faire la promotion ». Passion Parties recourait donc à des trésors d’euphémismes et d’images pour proposer ses produits. Cela n’avait pas empêché une de ses consultantes, Joanne Webb, d’être arrêtée par la police.

« Tandis que les vibromasseurs et les dildos que je vendais étaient interdits dans beaucoup d’États, le Viagra était non seulement autorisé mais aussi remboursé par les assurances santé », observe Lieberman. Au Texas, des personnes ont été traînées devant un tribunal au nom de la loi anti-sextoys jusqu’en 2008. La même année, Hallie Lieberman a entamé un doctorat à l’université du Wisconsin pour étudier l’histoire des sextoys. La tâche était malaisée : les universitaires avaient ignoré le sujet pendant des décennies, si bien que peu d’informations étaient disponibles sur ces objets qui prenaient pourtant une place de plus en plus importante dans la société.

Crédits : Musée de Hebei, Shijiazhuang

De 2016 à 2023, leur marché devrait plus que doubler de valeur, passant de 15 à 35,5 milliards de dollars. Après avoir prévu une hausse de 7 % pour la période 2019-2023, le cabinet Technavio a vient d’estimer, en janvier 2020, qu’elle serait de 8 % entre 2020 et 2024. Signe de leur percée, les sextoys ont aussi fait leur entrée au temple de l’innovation qu’est le Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas, en début d’année.

Pour combattre la méconnaissance autour du sujet, Hallie Lieberman a publié une tribune dans le New York Times le jeudi 23 janvier 2020. Elle est titrée « (Presque) tout ce que vous savez sur l’invention du vibromasseur est faux ». On raconte que sous l’ère victorienne, au XIXe siècle, un médecin britannique a eu l’idée de réaliser un massage pelvien aux femmes supposément atteintes d’hystérie. Joseph Mortimer Granville serait ainsi à l’origine du vibromasseur. Mais bien que cette histoire soit racontée partout, les femmes ne l’ont pas attendu pour se donner du plaisir avec des objets.

Le gode des cavernes

Au moment de titrer sa tribune, Hallie Lieberman à tenu à ajouter une parenthèse. « (Presque) tout ce que vous savez sur l’invention du vibromasseur est faux », car le professeur Joseph Mortimer Granville a bel et bien inventé un appareil vibrant dans les années 1880. Seulement, il ne cherchait pas à guérir l’hystérie des femmes, mais à calmer la douleur en l’appliquant sur différentes régions du corps masculin, voire à traiter l’impuissance grâce à un massage du périnée. Sur les représentations d’époque, on ne peut le voir s’en servir que sur des hommes.

Ses expériences sont rapportées dans le livre Technology of Orgasm, publié en 1999 par Rachel Maines. Insérées dans une foule de citations et de sources anciennes, elles lui servent à poser une hypothèse : Granville pourrait être l’inventeur du vibromasseur tel que nous le connaissons aujourd’hui. Mais il ne s’agit en aucun cas d’un fait établi, plutôt d’ « une fable qui contribue à notre incompréhension de la sexualité féminine et qui perpétue des stéréotypes nuisibles dont on trouve des résonances dans nos lois et nos comportements », juge Lieberman. Comment croire que les femmes ont découvert l’onanisme grâce aux hommes ?

En entamant ses travaux de recherche à l’université du Wisconsin, la Texane s’est tout de suite rendue compte que « les sextoys [étaient] anciens. Il y a 30 000 ans, nos ancêtres sculptaient des pénis de 20 cm avec de la siltite ». En tout cas, un spécimen vieux de 28 000 ans a été retrouvé en 2005 dans le Jura souabe, une chaîne de montagne du sud-ouest de l’Allemagne. Réassemblé à partir de 14 fragments, ce gode des cavernes symbolisait probablement « des organes génitaux masculins », d’après l’archéologue Nicholas Conrad, de l’université de Tübingen. Or, si de nombreuses représentations d’attributs féminins ont été découverts, les pénis sont bien plus rares.

Sur des peintures de l’Égypte ancienne, autour de 3000 avant Jésus-Christ, les femmes portent des phallus autour de la taille en l’honneur d’Osiris, une forme qui va devenir carrément populaire en Grèce. Souvent, le dieu de la fertilité Priapus est doté d’une érection titanesque, qui inspire la confection d’olisbos, des cylindres en cuir, lubrifiés à l’aide d’huile d’olive. « D’une certaine manière, les Grecs ont inventé le concept de sextoys », remarque Hallie Lieberman. Ils en parlent même dans des pièces de théâtre comme la Lysistrata, jouée à partir de 411 avant Jésus-Christ. Les Romains s’en serviraient plus tard à l’occasion de cérémonies de déflorations.

De l’autre côté du globe, entre 206 avant notre ère et 220 ap. J.-C., les Hans chinois enterrent leurs morts avec quantité d’effets personnels, parmi lesquels seront retrouvés des phallus en bronze. Et le Kama Sutra, dont la date d’écriture est située entre -400 et 200 ap. J.-C., encourage les hommes qui ont du mal à satisfaire leurs femmes à se munir de godes-ceintures. À la faveur de leur propagation en Europe comme en Asie au Moyen-Âge, les sextoys se retrouvent sous la plume du romancier italien Pietro Aretino au XVIe siècle, qui met en scène des religieuses en train d’ « apaiser les démangeaisons de la chair ». Ils sont aussi évoqués par le poète anglais Thomas Nashe.

Quoiqu’assez accessibles pour les nantis, les godemichés ne sont pas acceptés partout. Avant d’être importés d’Italie, où se trouvent les principales zones de production, ils sont régulièrement saisis par la police aux frontières. Alors, selon l’historien britannique Havelock Ellis, les femmes se mettent à en concevoir elles-mêmes, et des pénalités leurs sont infligées en rétorsion. Craignant que la sexualité féminine leur échappe, les hommes européens, et surtout les hommes d’église, imposent les premières interdictions. D’autres les adoptent. Embastillé en 1783, le Marquis de Sade demande à sa femme de lui faire parvenir un godemiché, en prenant soin d’en préciser les mensurations.

Un siècle plus tard, en 1870, le Grand Fancy Bijou Catalogue of the Sporting Man’s Emporium parle d’un « pénis artificiel » en latex, qui peut remplacer sans danger l’appendice masculin. Au moment où Joseph Mortimer Granville réalise ses premières expériences, un certain « Dr Young » fait la promotion de dilatateurs rectaux, pour lutter contre la constipation, dans de très sérieuses revues de médecine. Conçu avec différents matériaux, les godes sont souvent en caoutchouc dans les années 1960 et 1970, avant que le silicone s’impose. En parlant de ses séances de masturbation, la féministe américain Betty Dodson, contribue à les banaliser, bien que la morale et la loi restent encore puritaines en la matière.

Même si le Texas ne prohibe plus la vente de sextoys, « nous vivons toujours à une époque répressive faite de double standards », note Lieberman. « Les publicité pour les sextoys sont restreintes par Facebook, Instagram et d’autres plateformes, alors que celles pour les problèmes érectiles sont permises. L’administration Trump a réduit les crédits pour l’éducation sexuelle, promu l’abstinence et détourné les fonds pour la prévention de la maternité adolescente pour les donner à des groupes anti-avortement. » Mais le président américain est à contre-courant : à mesure que les ventes de sextoys augmentent et que les discussions se multiplient, leur existence-même se banalise. Après un si vaste parcours, c’est la moindre des choses. 


Couverture : Dorset County Museum