Le roi est nu

Entre les barres d’immeubles du quartier de Kerihouais, à Hennebont, un petit cortège d’anonymes se disperse autour d’une table de ping pong. Sous les regards curieux et les photographes, Benjamin Griveaux tombe la veste. Ce jeudi 17 mai 2018, le porte-parole du gouvernement tape quelques balles avec un jeune de cette commune située en aval de la rade de Lorient, dans le Morbihan. Son sourire est radieux, le Soleil aussi. Puis, à mesure que les heures passes, les deux s’éclipsent. En fin d’après-midi, l’ancien collaborateur de Dominique Strauss-Kahn au Parti socialiste essuie une salve de critiques dans l’espace culturel. Les agriculteurs du coin craignent de nouvelles disparitions d’exploitations. Griveaux joue sur du velours.

Mais lors de son passage en Bretagne, il n’a pas seulement échangé les balles et les arguments. Comme on l’a appris mercredi 12 février 2020 sur Twitter, le député de la cinquième circonscription de Paris a aussi envoyé des photos intimes à Alexandra De Taddeo. Alors qu’il partageait la vie de l’avocate Julia Minkowski depuis près de 10 ans, avec qui il est marié et a trois enfants, ce proche d’Emmanuel Macron aurait plus précisément transmis une vidéo de son sexe à cette étudiante en droit de 29 ans. « Tu me repasses ta vidéo d’hier ?… Quelle poitrine ! » peut-on lire sous les images filmées à minuit vingt en ce mois de mai 2018. Elles se sont ensuite effacées grâce à la fonctionnalité « message éphémère » de Facebook Messenger, mais la jeune femme les a enregistrées entre-temps. Pour la carrière de Benjamin Griveaux, il était minuit moins le quart.

Benjamin Griveaux à Hennebont

Mercredi 12 février 2020, la sextape a été diffusée sur le site de Piotr Pavlenski et relayée sur Twitter. Devenu candidat à la mairie de Paris sous la bannière La République En Marche (LREM), Griveaux « est quelqu’un qui s’appuie en permanence sur les valeurs familiales, qui dit qu’il veut être le maire des familles et cite toujours en exemple sa femme et ses enfants. Mais il fait tout le contraire », écrit Pavlenski, un artiste russe de 35 ans, réfugié en France depuis mai 2017 et accusé d’agression sexuelle dans son pays. « Ça ne me dérange pas que les gens aient la sexualité qu’ils veulent, ils peuvent même baiser des animaux, pas de problème, mais ils doivent être honnêtes. Lui veut être le chef de la ville et il ment aux électeurs. Je vis désormais en France, je suis Parisien, c’est important pour moi. »

Pavlenski a alors expliqué tenir cette vidéo compromettante d’une source ayant eu une relation consentie avec l’élu. L’artiste russe parlait d’Alexandra De Taddeo, qu’il fréquente désormais. Après 48 heures de garde à vue, le couple a été mis en examen mardi 18 février. Selon un proche de l’enquête cité par le Parisien, De Taddeo « n’était pas vraiment sur un acte politique comme son compagnon, mais plutôt sur une ligne personnelle ». Autrement dit, elle aurait cherché à se venger de Benjamin Griveaux. Quoi de mieux qu’une dick pic pour ça ?

Bill Clinton et Monica Lewinsky

Ce genre de photos a entraîné la démission de l’ex-député américain Anthony Weiner et a permis un chantage contre le patron d’Amazon Jeff Bezos l’an passé. Alors que les scandales sexuels étaient exceptionnels il y a 30 ans, Internet leur a donné une caisse de résonance qui fait de plus en plus de bruit. Connue dans le monde pour avoir entretenu une liaison adultère avec le président américain Bill Clinton en 1998, Monica Lewinski a observé le mouvement de près.

« Ce scandale a été porté par la révolution numérique », affirmait-elle en parlant de son cas lors d’une conférence donnée à Paris en 2016. « Il n’y avait pas Facebook, ni Instagram, ni Twitter, mais il y avait déjà des sites d’actualité, on pouvait commenter en ligne, échanger par e-mail. En janvier 1998, le scandale est sorti en ligne. C’était la première fois que les médias traditionnels étaient dépassés par les médias numériques sur une actualité d’importance. »

Depuis, les smartphones ont popularisé l’envoi de nus personnels. À en croire un sondage Ifop publié le 18 février 2020, « 44 % des jeunes [français] de moins de 25 ans déclarent s’être déjà excités virtuellement avec un partenaire, soit quatre fois plus qu’en 2014 (10 %). » La même enquête révèle que, dans l’Hexagone, 13 % des hommes ont déjà envoyé une photo de leur sexe. D’où leur vient cette idée ? Une chercheuse a enquêté.

Archéologie du pénis

En 2016, Andrea Waling est invitée dans l’émission de radio ABC Darwin. Arrivée en Australie sept ans plus tôt dans le cadre d’un programme d’échange étudiant, cette Canadienne y est restée pour mener des recherches au sein d’un institut de l’université La Trobe de Melbourne baptisé Australian Research Centre in Sex, Health and Society. La présentatrice d’ABC Darwin Kate O’Toole l’a donc conviée à parler de ses travaux sur la masculinité, qui donneront lieu à la publication d’un livre en 2019, White Masculinity in Contemporary Australia: The Good Ol’ Aussie Bloke. Aujourd’hui, elle prépare un ouvrage qui s’appellera Exploring the Cultural Phenomenon of the Dick Pic.

À l’heure où le Daily Mail révèle les sextos envoyés par Anthony Weiner à une adolescente de 15 ans, la conversation ne peut éviter le sujet. Dès 2014, la moitié des Américains utilisaient leurs téléphones pour envoyer ou recevoir des contenus à caractère sexuel, selon une étude menée par la société McAfee. Cette part grimpait à 70 % pour les jeunes qui avaient entre 18 et 24 ans, alors qu’elle atteignait 56 % pour les Français de 25 à 44 ans. La pratique ne convainc cependant pas tout le monde. « Real N***as Don’t Send Dick Flicks », a déclaré le rappeur Rick Rosse en 2011 (« Les vrais mecs n’envoient pas de photos dick pics »), signe qu’une photo de pénis n’est pas forcément synonyme de virilité.

Passablement agacée par les dick pics non consentie, Kate O’Toole affirme alors que leurs auteurs ont toujours pour objectif de harceler ou d’intimider les destinatrices. Mais Andrea Waling n’en est pas si sûre puisqu’aucun travail sérieux n’existe sur le sujet. Alors la Canadienne va s’en charger.

Anthony Weiner

« À cette période, les dick pics étaient uniquement traitées sous l’angle du harcèlement, il n’y avait pas d’autre raison invoquée. Je me suis demandé si elles pouvaient avoir d’autres acceptions, usages ou significations », retrace-t-elle. En rédigeant son étude, Waling s’aperçoit que « les hommes sont conditionnés pour voir leur pénis comme le centre de leur expérience du plaisir et la pénétration comme l’idéal à atteindre ». Cette idée est encouragée par la pornographie depuis des âges lointains, puisque le sexe masculin reçoit les honneurs de peintures des grottes de Lascaux vieilles d’au moins 17 000 ans. En 2018, des archéologues ont aussi retrouvés des mosaïques romaines, en Turquie, montrant la turgescence de Narcisse. Les représentations anciennes de verges ne manquent pas. Mais comme le dit Monica Lewinski, la pratique de la dick pic a eu besoin d’Internet pour prospérer.

Dans une étude sur les pseudos employés par les utilisateurs gays du minitel parue en 2002, feu la linguiste américaine Anna Livia a repéré de nombreuses références au pénis, allant du nombre de centimètres aux abréviations comme TTBM pour « très très bien monté ». Les premiers sites de rencontres homosexuelles de la Toile comme Gaydar et Squirt, invitaient aussi leurs internautes, dans les années 1990, à donner la taille de leur appendice et à préciser s’ils étaient circoncis. On y trouvait parfois des liens vers le système de messagerie MSN, où les amants virtuels pouvaient allumer leur caméra, bien souvent pour montrer leur bas-ventre. Plus de 80 % des participants à une étude australienne de 2004 affirment ainsi avoir été confrontés à des photos explicites sur des chats de rencontre.

Libéré par les progrès du numérique, cet art de l’exhibitionnisme s’épanouit alors sur les plate-formes qui permettent le partage de contenus photos et vidéos, en sorte que cela devient envahissant. Dans une enquête menée en 2018, l’institut YouGov explique que quatre femmes sur dix, dont l’âge oscille être 18 et 36 ans, ont déjà reçu une photo d’organes génitaux masculins sans l’avoir demandé. Alors, notent les chercheurs Susanna Paasonen, Ben Light et Kylie Jarrett dans un article de 2019, « les formes de sociabilité attendues s’arrêtent et sont recalibrées de manière souvent très antagonique ». Dit autrement, ce contenu intime non désiré coupe court à la conversation.

Alexandra De Taddeo avec Piotr Pavlenski et l’avocat Juan Branco

Cela dit, « plutôt qu’un simple exercice d’une énergie misogyne, la dick pic est un objet complexe, multivalent qui n’est pas si facile à définir », ajoutent les chercheurs. Waling abonde. Selon elle, les motivations derrière une photo de pénis dépendent du contexte. Si certains montrent leur sexe pour exprimer un désir de puissance, en ce qu’il serait le véhicule principal du plaisir, d’autres cherchent à vérifier qu’il plaît. Ces derniers affichent ainsi leur vulnérabilité. On trouve encore des hommes pour supposer que les femmes leurs enverront des photos de nus en échange ou des harceleurs en ligne.

Par ailleurs, critique Waling, « le fait que les médias suggèrent que les femmes n’aiment pas les dick pics renforce l’idée que leur sexualité n’a pas de composante visuelle ». Cela renforcerait le cliché qui prête aux hommes une focalisation sur le physique et aux femmes une excitation purement cérébrale. C’est la raison pour laquelle les outils qui évitent aux utilisateurs de réseaux sociaux de recevoir des nus – comme Safe DM sur Twitter ou l’application de rencontre Once – ne les censurent que s’ils sont indésirables. Car la dick pic a ses adeptes. Alexandra De Taddeo en a fait partie, qu’elle ait été de bonne foi ou non pendant ses échanges avec Benjamin Griveaux.


Couverture : Charles Deluvio