Johnny
L’enregistrement a presque 40 ans mais on le distingue clairement : le visage empâté, roux, le type plus irlandais qu’italien.
« Certains d’entre vous auront peut-être remarqué la genouillère sur la jambe gauche de Johnny Lira », dit le présentateur Howard Cosell. « Il y a des éclats de plomb dans ce genou. Vous vous souvenez que je vous ai raconté que Lira avait eu une enfance perturbée ? Le plomb est là à cause d’une guerre entre gangs. » Il fait une pause. « Ce sont les faits. » Lira est un combattant féroce et déterminé, il a séjourné plusieurs fois en prison par le passé. Il tourne autour du ring alors que lui et le boxeur vénézuélien Ernesto España échangent des coups. España porte des gants mexicains marron foncé, avec des coutures apparentes aux endroits où le cuir rejoint la peau. Au neuvième round, elles déchireront la joue de Lira et ouvriront une entaille profonde au-dessus de son œil droit. Son visage sera trempé de sang. Mais il ne le sait pas encore. Nous ne sommes qu’au sixième round.
Jusqu’ici, le combat était assez équilibré, mais les choses commencent à changer au septième round. « Dans un round comme celui-ci, il me semble que le style plus élégant d’España ressort mieux », commente Cosell. « Oh ! Ce contre du droit de Lira ! Il a assommé España ! » Fred, l’ami de Lira, bondit sur la table en criant, tandis que l’ancien chauffeur d’Al Capone affiche une mine réjouie sur le ring. Ernesto España, le champion du monde des poids légers, est battu par un voyou italo-américain. C’est le premier KO du combat. España se remet péniblement sur pieds. « On ne va pas rendre l’antenne tout de suite », dit Cosell. Le septième round approche de son terme : 15, 14, 13… « Lira joue son avenir sur ce combat. On peut comprendre la hargne qui anime ce jeune homme. Comme je vous l’ai dit, boxer a changé sa vie : une enfance difficile, son implication dans la guerre des gangs, ses crimes passés et maintenant, le voilà qui se bat pour un titre de champion ! » La cloche retentit. « Il n’y a aucun doute sur le score de ce round. C’était le round de Johnny Lira. »
Mais ce n’est pas fini. Au round suivant, España contre-attaque. Il met Lira au tapis à quelques secondes de la fin. Au neuvième round, les deux hommes continuent à en découdre sans temps mort. « Et là ! España a réussi son uppercut, on a pu voir la tête de Lira se relever brutalement ! Il y a du sang partout ! C’est le sang qu’on sentait venir juste avant, au-dessus de son œil droit. Lira est dans de sales draps ! » En regardant la séquence image par image, on peut voir l’instant précis auquel le cerveau de Lira a dû bondir à l’intérieur de son crâne, comme un élastique qui casse. Commotion cérébrale ? Howard Cosell n’en a pas conscience, mais ce qu’il narre, c’est le début de la fin de Johnny Lira. Le médecin du ring arrête le combat après le neuvième round. España est déclaré vainqueur par KO technique. C’était il y a des décennies. Les foules sont rentrées chez elles à présent. Cosell est mort depuis longtemps. Il n’y a plus de public. Johnny est foutu. Il le sait. Il oublie des choses. Il picole trop. Il est paranoïaque et ne peut pas se contrôler. À tel point qu’un jour, il perd les pédales à la banque et menace de faire tout sauter. Il a du mal à articuler. Il s’appuie de plus en plus sur sa maîtrise du langage des signes, qu’il a appris au contact d’un jeune boxeur sourd qu’il entraînait jadis. Il l’avait repéré par hasard dans un club de boxe. David Davis, le Silent Bomber. Sa carrière a été gâchée par un accident de bagnole.
Jerry Lucieno est le meilleur ami de Johnny depuis qu’ils sont gamins. Ils ont travaillé ensemble, ils ont boxé ensemble… Quand Johnny avait besoin d’argent pour payer sa caution à trois heures du matin, c’était Jerry qu’il appelait. À présent, ils sont assis dans la voiture de Jerry, à l’extérieur de l’appartement de Johnny. Ils essaient d’y voir clair dans la situation. « Qu’est-ce qui va arriver à ces types qui ont le cerveau en compote à force de se prendre des coups ? » demande Johnny à Jerry. « Tu sais, ces boxeurs sur lesquels tout le monde veut se faire du fric mais à qui personne ne rend la monnaie de leur pièce. Ils les abandonnent juste sur le bord de la route. C’est pas juste ! » Il parle autant de sa propre expérience que de celle des autres. Son foie lui fait faux bond. Il a 61 ans et plus beaucoup de temps devant lui. Le petit monde de la boxe de Chicago se montre solidaire et collecte des fonds pour payer ses médocs, mais lorsqu’il meurt quelques mois plus tard, c’est sans un sou en poche.
Curt
Quand on parle des dangers de la boxe, c’est souvent pour évoquer tout ce qui peut aller de travers durant un combat. Des accidents comme celui qui a eu lieu en 1982 lors d’une rencontre entre Barry McGuigan et Young Ali, qui a laissé Ali dans un coma dont il n’est jamais sorti. Ces risques sont toujours là. À la fin de l’année 2015, Hamzah Aljahmi est mort dans l’Ohio à la suite de son premier combat professionnel. En 2016, le boxeur écossais Mike Towell est mort après un combat à Glasgow, et le boxeur anglais Nick Blackwell a dû partir en retraite anticipée à 26 ans après une grave blessure à la tête durant un combat.
Cependant, les boxeurs de cette histoire ne sont pas morts sur le ring, mais à cause de lui. Des années plus tard, alors que les nez ensanglantés et les lèvres fendues avaient depuis longtemps guéri. À l’époque où Johnny combattait, on appelait ça le syndrome « Punch Drunk » – abruti par les coups. Aujourd’hui, on appelle ça l’encéphalopathie traumatique chronique (ETC). Mais alors que la recherche s’est appuyée sur les boxeurs et leurs cerveaux pour définir cette affection cérébrale et la faire accepter par le corps médical, leur contribution a depuis été largement oubliée.
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Ça se passe dans une petite ville de l’ouest du Canada. Ça commence des années avant la fin. Paranoïa. Sautes d’humeur. Violence. Une nuit, il oublie où il a bien pu laisser son outil. Elle le rassure, ils en parlent ensemble. Ils finissent par se dire qu’il a dû le laisser dans la ville voisine, sur le chantier où il travaille. Il prend sa voiture et s’y rend. Il l’appelle en chemin : « Je sais que je suis là pour une raison. J’ai ma remorque attachée au camion… mais je ne sais pas pourquoi je suis là. » Un autre soir. Ils vont dîner chez un ami quand ils reçoivent un appel téléphonique. Dayer*, leur plus jeune fils, a menacé Caiden*, l’aîné, avec un couteau lors d’une dispute. Ils rentrent vite à la maison. Elle – Maryse – demande à Dayer ce qu’il s’est passé. Le garçon subit un stress énorme. Quelques jours plus tôt, son mari, Curtis Hatch, s’est caché derrière le garage. Quand Dayer est passé par là, il a bondi sur lui et tenté de l’étouffer. Son neveu a vu la scène et il est venu la chercher en courant. « Tata, oncle Curtis a sauté sur Dayer et il lui fait du mal ! » Curtis était un ancien boxeur, trois fois champion du Canada. Si elle n’était pas arrivée à temps, il aurait pu le tuer.
Curt s’avance et interrompt Maryse. « Quand les services sociaux seront là mon gars, je vais leur demander de te prendre avec eux. » Dayer s’enfuit en courant dans sa chambre et se recroqueville contre le mur. Leur fille de neuf ans entoure les jambes de son père de ses bras et le supplie : « Papa, s’il te plaît ne fait pas ça ! » Maryse craque. Elle attrape Curt par le bras et traverse la cuisine pour l’emmener dans leur chambre. « Fais tes affaires », lui dit-elle. « Tu te moques de moi, c’est ça ? » dit-il. Après l’incident avec Dayer, il a proposé de partir. Elle lui a dit de rester. Dayer lui a dit qu’il ne pourrait pas vivre sous le même toit que son père. Elle lui a dit que tout irait bien. Dans quelques jours, il serait aux sports d’hiver. « Je vais m’assurer que Papa reste loin de toi, et quand tu seras revenu, nous aurons trouvé de l’aide. On aura des réponses et tout ira mieux. » Trois jours plus tard, ça ne va pas mieux. Elle n’est pas parvenue à trouver de l’aide. « Fais tes affaires et tire-toi », répète-t-elle. Il s’avance vers le dressing de leur chambre. Elle trouve ça bizarre. Est-ce qu’il a un sac là-dedans ? Elle ne prend conscience de ce qu’il est en train de faire que lorsqu’elle aperçoit l’arme noire dans sa main. Trop tard pour l’empêcher de se tirer dans la poitrine. Elle décroche le téléphone. Oublie le numéro qu’elle est supposée composer. 911 ? 411 ? Après un moment qui semble durer une éternité, ça lui revient. L’opératrice lui dit de rester où elle est. Les secours sont en route. On lui demande d’allumer et d’éteindre les lumières. Elle s’exécute. Puis la voix d’un agent de police surgit au bout du fil : « Sortez de la maison, maintenant ! » La maison est en chantier, ils ne l’ont pas terminée. Il n’y a pas de porche, alors elle prend sa fille dans ses bras et sort par la porte du garage. Quelques instants plus tard, un agent de police – un ami, le même qui a arrêté son mari quelques semaines plus tôt lors d’un autre incident – confirme qu’il est mort. Elle était trop choquée sur le moment pour réaliser qu’elle avait entendu deux coups de feu. La seconde fois, il a braqué l’arme sur sa tempe.
Mort par suicide. Le dernier geste désespéré d’un homme violent et paranoïaque. C’est un cas d’école : un homme terrorise et violente sa famille, puis retourne sa haine contre lui-même. Certains hommes sont simplement mauvais, que voulez-vous. Mais Maryse sait que ce n’est pas ça. Elle sait que quelque chose n’allait pas avec son cerveau. Il lui faut simplement trouver quoi.
La bombe à retardement
Quand on regarde la couverture médiatique de l’encéphalopathie traumatique chronique (ETC), on pourrait croire que ça n’a jamais été un vrai problème dans le milieu de la boxe. Les recherches aboutissent à de nombreux joueurs de football américain, mais à très peu de boxeurs. La recherche scientifique n’en est qu’à ses débuts sur le sujet : on sait que l’ETC touche les gens qui ont souffert d’une commotion cérébrale par le passé et de coups répétés à la tête. Ce qui inclue de très nombreuses personnes, allant des survivants de violences domestiques aux joueurs de la NFL. L’affection touche le cerveau, causant des problèmes aussi divers que des pertes de mémoire, une lenteur des mouvements et des accès de fureur – même chez des gens d’ordinaire adorables.
Les souvenirs affluent dans le désordre, comme les scènes d’un trailer décousu.
Si l’on s’en tient au fait que l’ETC est causée par des coups répétés à la tête, on pourrait s’attendre à ce que des légions de boxeurs lèvent la main pour dire qu’ils en souffrent. Mais ce n’est pas ce qu’on constate. Soit c’est qu’ils n’ont jamais entendu parler de l’ETC, soit ils ne veulent pas en parler. Pour les boxeurs que j’ai rencontrés, c’est de cela qu’il s’agissait : « Je ne veux pas parler de quelque chose qui risque de nuire à la boxe », m’a-t-on dit. La plupart des autres personnes du milieu que j’ai contactées, des entraîneurs aux responsables de fédérations, n’ont simplement pas répondu à mes sollicitations du tout. Avec le temps, j’ai commencé à comprendre pourquoi. Les joueurs de football américain ont des équipes entières de gens pour s’occuper d’eux, des médecins aux nutritionnistes en passant par les agents.
Tout comme les boxeurs professionnels. Mais la plupart des boxeurs sont des amateurs. Pendant que les joueurs de la NFL ont des managers pour s’occuper du business, les boxeurs amateurs – du moins ceux qui essaient de passer pro – doivent écrire eux-mêmes aux sponsors et à d’autres donateurs potentiels. Ce sont des vendeurs, la boxe est un vrai business. Les affections cérébrales ne sont pas bonnes pour les affaires, c’est pourquoi personne ne veut en parler. J’ai néanmoins un ami sur lequel j’ai pu compter. « Je peux t’assurer que tu ne trouveras pas beaucoup de victimes », dit-il en brassant l’air avec ses mains pour souligner ses propos. Marty* mesure 1,80 m, il a des cheveux noirs coupés courts, une barbe fournie et de larges épaules. Assis dans un café de Belfast, il donne l’impression d’attendre en permanence le prochain mec à qui il va infliger une clé de bras amicale. Marty a pratiquement grandi sur le ring : il a servi de sparring-partner avant de s’entraîner lui-même, de disputer des combats et maintenant d’en organiser. Le sport a été généreux avec lui : fils d’ouvrier sans qualifications, il a quitté l’école à 16 ans et appris les affaires en regardant les organisateurs négocier les contrats et faire jouer les RP pour attirer les combats pro. Comme dans une guerre théâtralisée. Aujourd’hui, il est lui-même entrepreneur et touche à divers domaines de l’événementiel. Il a récemment pensé à louer des groupes pour des mariages. Impossible de se planter avec les mariages, selon lui : « Tout le monde se marie et il y en a toute l’année. »
C’est la boxe qui a fait de lui ce qu’il est aujourd’hui, et en ce qui le concerne, le jeu en valait amplement la chandelle. Il me raconte une histoire : « J’organisais un événement pour cols blancs quand cette femme est venue me voir. Elle m’a supplié de laisser son fils participer. Il avait essayé de mettre fin à ses jours plusieurs fois et elle avait tout essayé, sans succès… J’ai accepté. Et tu sais quoi ? Ça lui a sauvé la vie. » L’entraînement lui a permis de rester concentré, ça lui a donné un but, du sens. « Je le vois encore s’entraîner au gymnase, des fois. »
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« Je suis seulement choquée par le fait que personne ne veut nous parler. Et là, soudainement, tu fais un voyage 8 000 km pour nous rencontrer », me dit Nina Lira-Santiago. L’histoire n’a rien d’extraordinaire. J’ai envoyé un email à Lisa McHale, la directrice des relations aux familles de la Concussion Legacy Foundation, un institut de Nouvelle-Angleterre qui se consacre à faire avancer la recherche en matière de traumatismes cérébraux chez les athlètes et autres populations à risque. Cela m’a mené aux noms de deux boxeurs qui ont souffert d’ETC. L’un d’eux était Johnny Lira. Délinquant multirécidiviste dans sa jeunesse, il a pris sa vie en main quand un juge, Marvin Aspen, s’est montré clément en l’échange de la promesse qu’il se donnerait à fond dans la boxe. Ça a payé. Aujourd’hui, sa fille Nina Lira-Santiago est assise face à moi. Je ne l’avais pas réalisé avant d’y être, mais le lieu de notre rencontre est un gymnase aménagé dans la cave d’un foyer pour jeunes de Chicago où des boxeurs légendaires comme Floyd Patterson et Mohamed Ali se sont entraînés. Des images d’Ali tapissent les murs. À l’extérieur, le propriétaire du gymnase, Glenn Leonard – un sosie de Rocky Balboa d’1,80 m aux épaules carrées –, me salue et m’invite à le suivre. Il a abandonné sa carrière de boxeur après quatre ou cinq ans de compétition pour travailler comme entraîneur. Désormais, il ne monte sur le ring que pour entraîner les jeunes.
« Je peux savoir pourquoi vous ne pouviez plus vous battre ? » « Oh, eh bien… j’avais des migraines. C’est un signal d’alarme. » Je m’attendais à ne rencontrer que Nina et deux autres membres de la famille, mais il y a déjà six personnes à l’intérieur. Quand je suis partie, j’en avais interviewé au moins dix, dont la sœur de Johnny, qui a fait le trajet depuis Salt Lake City pour l’occasion. Quand vient le tour de Nina, elle me raconte des histoires à propos de son père. Les souvenirs affluent dans le désordre, comme les scènes d’un trailer décousu. Leurs conversations n’avaient aucun sens, elles ne faisaient que tourner en rond. Elle me raconte une histoire que sa petite sœur Gina lui a racontée : quelques années avant sa mort, Johnny, dans un accès de folie, se croyant de retour sur le ring pour affronter un adversaire, a roué Gina de coups alors qu’elle tentait de le faire sortir de son appartement. Ce n’est que lorsque Nina lui a raconté une histoire similaire – son père refusait de partir de chez elle après qu’elle lui a dit qu’il puait l’alcool, il a voulu se battre avec elle – que ça a fini par sortir. « Papa n’était plus lui-même », me raconte Gina. « Il me regardait comme si j’étais un chien errant qu’il s’apprêtait à frapper. J’ai déjà vu mon père se bagarrer. Cette fois-là, il me regardait comme si j’étais un type dans un bar. » La même chose est arrivée dans la maison de Joanne, la sœur de Johnny, où il était venu récupérer des affaires à lui. « Tout d’un coup, il est devenu très violent avec elle », dit Nina. Le fils de Joanne est intervenu : « Oncle Johnny, arrête ! » a-t-il crié. « Il faut que tu te calmes. » Quelques jours plus tard, Nina a parlé avec sa tante de ce qu’il s’était passé. « Je n’avais jamais eu peur de votre père », a dit Joanne. « Jusqu’à ce jour-là. » Et puis il y a eu l’épisode de la banque. Persuadé que sa sœur et sa banque essayaient de lui voler son argent, Johnny a demandé à tout retirer, menaçant de faire exploser le bâtiment dans la foulée. « On sait bien qu’il a un sale caractère », a dit Nina à un proche à l’époque, « mais cette fois c’est différent. C’est une vraie bombe à retardement. »
Seuls contre tous
Seul contre tous, un film de 2015 avec Will Smith, est librement inspiré d’une série d’événements réels. Il raconte l’histoire de l’étude de l’ETC chez les joueurs de la NFL par un neurologue pathologiste nigérian du nom de Bennet Omalu, et du refus de la League de reconnaître ses découvertes. En 2002, le corps d’un ancien joueur de football américain, Mike Webster, a atterri dans le bureau d’Omalu à Pittsburgh. Un examen de son cerveau a révélé quelque chose d’anormal. « J’ai dû vérifier que les résultats étaient bien ceux de Mike Webster », a raconté Omalu dans l’émission PBS Frontline au cours d’un entretien en 2013. « J’ai regardé à nouveau. J’ai observé des changements qui ne devraient pas se trouver dans le cerveau d’un homme de 50 ans, ni dans un cerveau en apparence normal. » Ceux qui ont vu le film ont très bien pu s’imaginer que l’ETC était un problème ne touchant que la NFL. Il est vrai que les recherches récentes sur l’affection tendent à ne s’intéresser qu’aux relations entre l’ETC et le football américain. Mais les premières descriptions de l’affection ont été réalisées d’après les cas de boxeurs. Elles sont l’œuvre d’un médecin du New Jersey, Harrison Martland, qui a décrit l’affection dans un article intitulé « Punch drunk », paru en 1928 dans un journal spécialisé.
En 1937, un autre docteur, J. A. Millspaugh, a baptisé l’affection dementia pugilistica. On admet aujourd’hui qu’il s’agit d’un type d’ETC. On ne sait pas combien de boxeurs sont touchés par cette affection inflammatoire. Mais l’accumulation de traumatismes cérébraux à chaque combat mène avec le temps à la sécrétion d’une protéine appelée tau, commune à toutes les maladies cérébrales, dont Alzheimer. La protéine tau se répand dans le cerveau et érode les fonctions associées aux parties qu’elle touche.
Les joueurs de la NFL souffrent parfois de commotions à cause des chocs qu’ils reçoivent à la tête sur le terrain. Une étude de la Cleveland Clinic a démontré que même les chocs légers – les coups à la tête n’entraînant pas de commotion – pouvaient mener à des dégâts cérébraux importants pour un athlète sur le long-terme. Mais dans la boxe, le but même de la rencontre est de frapper la tête de votre adversaire. Si quelqu’un s’expose à cette affection, ce sont bien les boxeurs. Alors pourquoi n’entendons-nous pas davantage parler d’eux ? « La raison la plus évidente est que la plupart de ces boxeurs sont pauvres », dit Nina. « Ils manquent d’éducation, leurs familles aussi, et il est difficile pour eux de se défendre seuls. » « Je me suis disputée de nombreuses fois avec des groupes de recherche. Je passe mon temps à leur répéter que pour la prévention de l’ETC chez les boxeurs, ils faut aller dans les quartiers défavorisés. Car c’est là qu’ils se trouvent. Nous avons aussi parlé aux fédérations de boxe, mais… je ne sais pas », dit-elle. « J’ai travaillé dans le domaine de la santé. Je sais que les fonds nécessaires existent. Mais il y a un réel manque de volonté. »
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J’avais l’impression que tout irait bien jusqu’à ce que je me retrouve devant la plaque en métal accrochée sur la porte. Elle dit : « Pieds en premier, tête en dernier. » Derrière, un étudiant sort un cerveau de son conteneur. Je dois me concentrer pour ne pas vomir.
Les symptômes sont insidieux, rampants.
« Les cerveaux, ça me fait rien », dit Don, le garçon enthousiaste qui s’occupe des RP et coordonne ma visite. Nous nous trouvons dans la morgue d’un hôpital pour anciens combattants situé en périphérie de Boston, entouré de champs verdoyants et de bosquets. Le tableau ferait presque oublier l’état des résidents du complexe, des hommes pour la plupart, blessés durant la guerre – du Vietnam à l’Afghanistan. « Une fois, j’en ai vu un alors qu’il se trouvait encore dans le crâne de quelqu’un. C’était en Irak. Le type venait de se faire exploser la tête. » Il dit cela avec une telle désinvolture que je soupçonne qu’il en a vu beaucoup durant son service sous les drapeaux. Ann McKee finit par arriver, lunettes perchées sur le bout du nez, enfilant sa blouse blanche tout en marchant. Plusieurs critiques ont reproché au film Seul contre tous de ne pas parler de McKee. « Il est un peu étrange que l’histoire soit centrée autour d’Omalu alors qu’Ann McKee, de l’université de Boston, mène ses recherches depuis tout aussi longtemps », disait un article de Wired. Mais c’est du nom de McKee que les familles se rappellent. Quand les cerveaux de leurs proches sont collectés auprès de la morgue locale et envoyés au centre d’étude de l’ETC de Boston, c’est dans son laboratoire qu’ils atterrissent. C’est elle qui dissèque les tissus et qui, avec l’aide d’un collègue, contacte chaque famille pour confirmer que l’ETC est la raison pour laquelle la personne qu’ils aimaient s’est changée en tortionnaire. Les sections du cerveau touchées par les protéines tau sont colorées, le parant de zones marron foncé. McKee conserve dans son bureau des boîtes portant des étiquettes comme « Joueurs de la NFL, âges 51—100 ». Ces petites boîtes en verre contiennent des échantillons de leurs cerveaux qu’elle montre aux visiteurs. Elles témoignent de la déliquescence de leur vie : ces tâches marrons sur le tissu se traduisaient par des accès de fureur, de peur, de paranoïa, des pertes de mémoire et des phases de confusion.
L’histoire de McKee commence en 2003, avec un boxeur du nom de Paul Pender. Ancien combattant dans les marines, Pender a été deux fois champion du monde et s’est battu contre Sugar Ray Robinson. Vingt ans après la fin de sa carrière de boxeur, alors dans sa cinquantaine, sa personnalité a commencé à changer. Il est devenu dépressif et irritable, jusqu’à être incapable de faire son travail. « C’était la première fois qu’il venait ici, à l’hôpital pour vétérans. Même si son cas ne semblait pas habituel, on lui a diagnostiqué la maladie d’Alzheimer. »
Il a ensuite commencé à avoir des problèmes de mémoire et des phases de confusion. « Quand il est mort, c’est moi qui ai procédé à l’autopsie et je m’attendais à voir Alzheimer », confesse-t-elle. « Mais ce n’était pas du tout ça. » Son cerveau manquait d’abord de plaques Bêta-amyloïdes – un autre type de protéines systématiquement présent dans les cas d’Alzheimer. Et bien qu’on trouve des protéines tau dans les deux cas, dans celui de l’ETC, les enchevêtrements de protéines se logent toujours autour des vaisseaux sanguins. « J’étudie les cerveaux, j’en ai fait ma vie. Mais je n’avais jamais vu ça. La façon dont se comportaient les protéines tau dans son cerveau était parfaitement extraordinaire. » McKee a tenté, sans succès, d’examiner les cerveaux d’autres boxeurs. Et puis un jour, le cerveau d’un homme est arrivé qui avait lui aussi été diagnostiqué d’Alzheimer. « On aurait dit celui de Paul Pender. » Elle n’a trouvé aucun passé de boxeur dans les archives, aussi a-t-elle contacté sa famille. « A-t-il déjà fait quelque chose d’inhabituel ? Pratiquait-il des sports en particulier ? » leur a-t-elle demandé. Oui. Lorsqu’il avait la vingtaine, il était boxeur professionnel.
Comprendre
« Les symptômes de l’affection ne se déclarent pas avant de nombreuses années après que la personne a cessé de recevoir des impacts répétés à la tête », explique le collègue de McKee, Robert Stern, à son bureau du campus de l’université de Boston. « Il y a quelque chose dans cette exposition répétée aux impacts crâniens – qu’ils soient symptomatiques, comme les commotions, ou non-symptomatiques – qui déclenche l’affection. » Les symptômes sont insidieux, rampants. Tandis que l’affection progresse, explique Stern, elle impacte la personne de plusieurs façons. Elle atteint ses capacités cognitives, comme la mémoire, le jugement, mais aussi ses capacités organisationnelles. Son humeur et son comportement peut lui aussi changer, avec un risque d’apathie, de dépression, d’accès de fureur, d’agressivité et de perte de contrôle. Elle peut aussi développer des problèmes moteurs : une rigidité ou une lenteur des mouvements, des tremblements et des expressions faciales limitées. « Ce qui est intéressant », dit-il, « c’est que ces expressions faciales limitées sont fréquemment observées chez les boxeurs mais très rarement chez les joueurs de football américain. Nous essayons de comprendre pourquoi. » Les recherches de Stern et McKee se basent sur des entretiens avec les familles et les amis des victimes, ainsi que sur l’examen attentif de leurs dossiers médicaux. Ils savent ainsi qu’il y a deux types de patients souffrant d’ETC : ceux qui présentent initialement des problèmes comportementaux, habituellement dans leur trentaine, et ceux qui présentent au départ des problèmes cognitifs, qui se déclarent après 50, 60 ou 70 ans. Mais on ne sait pas encore pourquoi certains boxeurs contractent l’affection et d’autres pas.
« Impossible de nier que fumer provoque le cancer du poumon », dit Stern. « Pour autant, tous les fumeurs n’ont pas le cancer. C’est la même chose avec les impacts répétés à la tête. Certaines personnes en ayant subi développent une ETC. Mais pas toutes. » Tous ceux qui ont contracté l’affection ont une chose en commun, cependant : ils ont reçu des impacts répétés au cerveau. « J’avais l’habitude de dire que nous étions aux premières heures de la connaissance scientifique en matière d’ETC », dit Stern. « Aujourd’hui, je pense que nous en sommes aux premières semaines… Il y a beaucoup de choses qu’on ne sait pas. » Le plus gros problème auquel font face les chercheurs est que l’affection ne peut être diagnostiquée qu’après la mort. Avant d’arriver à savoir comment diagnostiquer l’ETC du vivant du patient, dit-il, ils ne peuvent pas effectuer le genre d’études qui leur donneraiennt des réponses. C’est l’objectif actuel de la recherche.
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« Je sens bien que ça s’est emparé de moi », a-t-il dit à Jerry. « Parfois, je peux encore sentir les coups. » Quelques mois après leur conversation dans la voiture de Jerry, Johnny Lira était mort. Les nécrologies ont parlé de Lira comme d’un boxeur quasi-champion du monde. Aucune ne faisait mention des réalités de la dernière partie de sa vie, de ses problèmes d’élocution, de son inaptitude à se contrôler ou de sa tendance à beaucoup boire. Alors que les proches de Johnny – et même Johnny certaines fois – avaient commencé à suspecter que quelque chose ne tournait pas rond dans son cerveau, ce n’est qu’après sa mort que sa fille Nina a pu comprendre de quoi il s’agissait. Un examen minutieux de son cerveau réalisé par McKee a confirmé qu’il souffrait d’ETC.
Quelques mois après la mort de Curtis, Maryse Hatch était à Salt Lake City quand elle est tombée sur une interview de la veuve d’un joueur de la NFL, Shane Dronett, qui avait été diagnostiqué d’une ETC après sa mort à l’âge de 38 ans. Comme Curtis, dans les années qui ont précédé sa mort, il est devenu inhabituellement paranoïaque. Il pensait que des gens le suivaient et passaient en voiture devant sa maison pour le surveiller. Et comme Curtis, il est mort après s’être tiré une balle dans la tête. « Elle disait : “Il est allé dans la cuisine et lorsque j’ai mis ma main sur la porte, j’ai entendu la détonation” », se rappelle Maryse. « Lorsque j’ai lu ça pour la première fois, j’étais… c’est comme si je pouvais voir son mari, le regard qu’il a eu à ce moment-là. Tout. J’ai lu ça et j’ai compris. Quel que soit ce qu’il avait, Curt avait eu la même chose. » Elle a envoyé un email à l’université de Boston. Par chance, le médecin légiste canadien avait conservé trois morceaux du cerveau de Curtis, qu’il a envoyés à Boston à sa demande. « J’étais certaine que quelque chose n’allait pas avec Curt, même si nous savions qu’il s’était suicidé », dit-elle. Une autopsie complète réalisée à sa demande n’avait rien révélé.
En novembre dernier, elle a reçu un appel de Boston. « On m’a littéralement fait un cadeau », dit Maryse. « De savoir. De comprendre… J’étais tellement en colère contre lui. Maintenant, je peux respirer davantage. » Connaître la vérité sur la métamorphose terrifiante d’un homme peut aider ses proches à faire leur deuil et à se le rappeler comme ils l’aimaient. Les fans aussi se rappellent. Dans un musée à 20 km à l’est de la ville où vivaient Maryse et Curtis se trouve un petit Temple de la Renommée sportive. Dans la section réservée à l’année 1993 sont exposées neuf photographies dans des cadres marrons. Au milieu de la rangée du bas, on trouve un cliché en noir et blanc d’un jeune homme paré d’une veste blanche, regardant droit dans l’objectif, ses points relevés en position de combat. La légende dit : « Curtis Hatch. Né le 1er février 1970. Athlète — Boxeur. »
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Can Boxing Survive Its Brain Injuries? », paru dans Mosaic. Couverture : © Gabby Laurent
LE JOUR OÙ JE SUIS DEVENU L’AMI ET LE CONFIDENT DE MOHAMED ALI
Spécialiste de Mohamed Ali, Davis Miller l’a finalement rencontré par hasard en 1989. Après cette incroyable journée, ils sont devenus inséparables.
I. Ma rencontre avec Ali
J’attendais ça depuis des années. Et quand c’est finalement arrivé, les choses ne se sont pas du tout passées comme je l’avais imaginé. En même temps, il avait dupé la plupart d’entre nous pendant la majeure partie de nos vies. Depuis six mois, plusieurs de ses amis avaient essayé de me faire entrer en contact avec lui, dans sa ferme du Michigan. Quand l’occasion de le rencontrer s’est finalement présentée, ce n’était pas dans le Michigan, et je n’avais pas de rendez-vous. Je suis simplement passé en voiture devant la maison de sa mère à Louisville.
C’était le milieu de l’après-midi du 31 mars, trois jours avant Pâques. Un camping-car énorme immatriculé en Virginie était garé juste devant la maison. Même s’il ne venait pas souvent en ville à l’époque, je savais qu’il s’agissait de son véhicule. J’étais sûr que c’était le sien car je connaissais son style et sa façon de faire.
Depuis 1962, il pouvait voyager tranquillement dans le pays, et il avait toujours préféré les camping-cars ou les caravanes aux voitures. Il possédait une autre ferme en Virginie. Le lien était évident. Certains étudient les failles de la croûte terrestre, d’autres le comportement des tempêtes ou des galaxies, en espérant trouver un sens au monde et à leur vie. D’autres méditent sur la vie et l’œuvre d’un mouvement social particulier, ou sur la trajectoire d’un seul homme. Depuis que j’ai 11 ans, je suis un spécialiste de Mohamed Ali. Je me suis garé derrière son camping-car et j’ai attrapé de vieux magazines ainsi qu’une pile d’articles que j’avais rangés sous le siège passager en attendant le jour de ma rencontre avec Ali, qui arriverait à coup sûr. Comme tout le monde, je me demandais dans quelle forme était Le Champion. J’avais entendu beaucoup de choses à propos de sa maladie de Parkinson et je l’avais vu se prendre les pieds dans les cordes pendant sa présentation lors de gros combats récents. Mais quand je pensais à Ali, je me souvenais de lui comme je l’avais vu des années plus tôt, lorsqu’il était éblouissant.