Reclusorio Oriente
Sur une vaste scène, deux chanteurs de salsa se déhanchent en rythme devant des centaines de personnes. Ils chantent à tue-tête une mélodie entraînante, accompagnés de trompettes, de percussions et d’accords énergiques typiques du latin jazz joués sur un clavier électronique. Les musiciens, comme la foule, portent des uniformes beiges dépareillés et on ne dénote aucune présence féminine. Ces hommes sont tous des prisonniers de Reclusorio Oriente, un immense centre pénitentiaire situé à une vingtaine de kilomètres au sud-est de Mexico. Ils s’affrontent à l’occasion de « La voix des prisons », un concours national de chant qui vise à réinsérer les prisonniers dans la société en les faisant participer à des projets artistiques.
« Il y a des gens ici qui n’étaient jamais allés au théâtre auparavant », me confie un détenu qui dit s’appeler Ervin et purger une peine de 18 ans pour un double homicide à la prison Reclusorio Sur, dans la banlieue sud de la capitale. Nous l’avons interviewé après avoir obtenu des responsables de la prison l’autorisation de faire un reportage sur le concours. La première semaine d’avril, un panel de juges s’est rendu dans huit prisons, sélectionnant un chanteur solo dans chacune d’entre elles ainsi que les trois meilleurs groupes, pour une finale régionale qui aurait lieu à Reclusorio Oriente. L’événement, organisé par le service des prisons fédérales du Mexique, en est à sa troisième édition. Quelque 3 000 détenus emprisonnés dans 26 États différents ont passé les auditions l’année dernière, et les organisateurs espèrent égaler ce chiffre en 2015. Les gagnants recevront des récompenses en liquide pouvant aller jusqu’à 1 100 dollars pour les catégories soliste et groupe, et seront jugés par un ensemble de professionnels de la musique qui assurent par ailleurs l’enregistrement des représentations en DVD. « La voix des prisons » est l’une des quelques activités culturelles accessibles à certains prisonniers au Mexique. Ces activités comprennent des ateliers sur Shakespeare ainsi qu’un concours virtuel mettant en compétition des groupes de musique avec un système de votes publics en ligne, dans le district fédéral de Mexico. « C’est une manière d’évacuer le stress et les frustrations », déclare Aaron Velasquez Mejía, le soliste vainqueur de Reclusorio Sur. Il s’est accompagné à la guitare pour interpréter « Prohibido », une ballade pop-rock sur des rêves d’idylles secrètes. « Je suis toxicomane – j’aime le crack et la marijuana. Tous ces trucs causent des ravages et t’éloignent de ce que tu aimes le plus : ta famille et toi-même en tant qu’être humain. Mais quand je joue, je me sens bien. »
La voix des prisons
Le concours de chant est une parenthèse rare dans la sinistre réalité du système carcéral mexicain, qui abrite plus de 257 000 détenus, malgré une capacité officielle de 203 300. Un tel phénomène endémique de surpopulation ne permet quasiment pas aux autorités de maintenir la sécurité et le contrôle des prisons. Les statistiques établies par l’État pour le mois de janvier révèlent que plus de 13 100 hommes vivent à Reclusorio Oriente, une prison conçue pour 5 376 prisonniers. Dans l’entrée principale, une épaisse porte en métal est balafrée d’impacts de balles. À l’intérieur, la cour grouille de monde : le travail des prisonniers consiste à cirer les bottes des gardes et à s’occuper des parterres, alors que les autres flânent près des étals de marché ou luttent sur le ring de boxe.
« Quand je joue de la guitare, je ne me sens pas prisonnier. »
« J’ai vu trop de violence », me confie Antonio Silva Rodríguez, un ancien détenu de 28 ans, lors d’une interview dans un café de Mexico. Il se souvient de détenus désespérés qui mangeaient des chats, des pigeons ou même des rats, ou d’amis « tués pour quelques centimes, pour rien ». Silva Rodriguez a été remis en liberté en juillet 2014 après presque six ans de prison, soit plus d’un an avant le terme de sa peine, grâce à sa participation à des activités culturelles. Il raconte avoir été incarcéré pour « pornographie » après avoir organisé une séance photo avec une jeune fille de 17 ans dont il avait peint le corps. « L’art a été ma planche de salut et ma liberté ; si je n’avais pas fait de la musique ou de la peinture, mon esprit n’aurait pas pu s’affranchir de l’univers carcéral », affirme Silva Rodríguez. Il a formé un collectif de hip-hop à la prison Santa Martha d’Iztapalapa, le quartier le plus pauvre de Mexico. Il continue d’officier sous le nom de MC Tonz et organise des ateliers artistiques communautaires autour de la capitale. Les auditions pour « La voix des prisons » se sont elles aussi tenues à Santa Martha, sur un terrain couvert qui protégeait les chanteurs d’un soleil de plomb. Le bruit des groupes et des musiques d’accompagnement s’est répercuté sur un voisinage sinistre et désert – des chemins protégés par de hauts grillages barbelés et des bâtiments silencieux dominés par des tours de guet.
C’est un cadre hautement symbolique pour Anselmo Carrillo Hernández, 29 ans, qui a chanté une ballade mexicaine pleine de solennité, écrite dans la solitude d’une nuit d’introspection. « Dans ce genre d’environnement, il n’y a pas d’amis sincères », me dit-il. Sur les douze années de réclusion auxquelles il a été condamné pour vol, il en a purgé sept. « Tous ceux qui faisaient la fête avec toi quand tu étais libre – du jour au lendemain, plus un coup de fil, pas de lettres, pas de visites. Ils t’oublient comme si tu étais mort. » Carrillo Hernández a remporté l’audition et portera son message jusqu’à la finale régionale. « Quand on vole, on aime les poursuites, l’adrénaline, les fusillades. Ce moment où on se retrouve vainqueur, c’est un grand moment. Mais ma chanson dit qu’il n’y a pas de crime parfait, aussi intelligent soit le criminel », conclut-il.
El Diamante
Au sein du système judiciaire mexicain, certains prônent des peines plus légères pour de « petits » délinquants comme M. Carrillo Hernández comme solution au problème de surpopulation. « Les vrais criminels ne devraient pas être mélangés avec des gens qui ont volé un paquet de chewing-gum ou une tablette de chocolat », déclare René Genaro Martinez, le responsable culturel du service pénitentiaire de Mexico et organisateur de « La voix des prisons ».
La décision d’organiser des procès oraux ainsi que d’autres réformes à travers le Mexique d’ici 2016 permettra peut-être également de réduire le nombre de détenus. La législation approuvée en 2008 a banni les lourdeurs bureaucratiques fondées sur des documents écrits et autorisé les avocats à représenter leurs clients devant les juges. Certains experts ont cependant prévenu que les réformes ne résoudront pas tous les problèmes du système. « Les institutions ne changent pas simplement parce qu’une réforme légale est adoptée », déclare Catalina Pérez Correa, professeure de droit au Centre de recherche et d’enseignement économique de Mexico. Elle pense que l’idée répandue de la nécessité d’une sanction sévère est souvent utilisée pour excuser la corruption et l’inefficacité du système judiciaire. « L’approche punitive rajoute des années à la peine, mais ne réduit pas le crime », me dit-elle.
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L’aile Diamante de la prison de Santa Martha est réservée aux détenus purgeant les plus longues peines sous une surveillance maximale. Un système de rotation permet à différents groupes de jouer au basket, de faire de l’exercice sur des machines ou d’étudier dans une petite bibliothèque – habitée par la musique le jour où « La voix des prisons » a envoyé ses juges dénicher des talents. « Quand je joue de la guitare, je ne me sens pas prisonnier », déclare José Valencia García, 43 ans, qui a déjà purgé 12 ans – mais ne m’a pas révélé pour quel délit. Il s’est lancé dans la musique après son arrivée en prison et aime chanter devant ses parents quand ils viennent lui rendre visite. « Nous avons fait des erreurs et nous avons commis des crimes », dit-il, « mais nous essayons de nous racheter et de trouver une meilleure voie par le biais de la musique, de la culture, de l’exercice physique et de l’école. »
Traduit de l’anglais par Céline Laurent Santran d’après l’article « Singing to Be Heard, Behind Bars in Mexico », paru dans le New York Times. Couverture : Antonio Silva Rodríguez, à droite, en prison en 2012, par Frederick Bernas.