Les signes étaient partout. Un monde entouré de grillages dans le port de Thessalonique, une œuvre publique rongée par la rouille, la carcasse apparemment nettoyée par les corbeaux. Des graffitis, des magasins aux rideaux de fer baissés, des poubelles renversées par des chats sauvages affamés. Sans oublier le retour des feux de bois dont la fumée s’élève des poêles, et la verrue disgracieuse des boutiques de paris sportifs OPAP dans tous les quartiers – une démangeaison qu’il faut gratter. En Grèce, ils appellent tout simplement cela la krisis – plus profonde que purement financière. Si chaque nation est un conte, une histoire que les peuplent se racontent, en Grèce, ils ont cessé de croire à celui qui a rendu possible la corruption et l’abus de pouvoir. C’est alors que sont venues les banques, les obligations et les renflouements, précipitant le pays dans la crise. Krisis est un mot grec qui évoque un tournant décisif dans une maladie, un jugement, un choix crucial. C’est un moment de doute – duquel j’ai voulu avoir une vision plus nette et ne plus me contenter des gros titres des journaux. De la misère intense des centres urbains au mont Athos, en passant par les îles isolées, la crise n’épargne personne. Chacun y fait face à sa manière – certains se tournent vers Dieu, d’autres vers l’art ou la nature.

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Sur les flancs du mont Athos
Crédits : World Public Forum Dialogue of Civilizations

Le soldat et la Vierge

Andrew était affamé et las lorsque j’ai fait sa rencontre. Après seulement quelques jours passés ici, il rêvait déjà de muffins à la banane et de tartes aux pommes, et du corps de sa femme. Il avait attendu toute la matinée d’être reçu au skite d’Agia Anna, avachi sur un banc en bois, tournant le dos à la mer calme du golfe d’Agion Oros. Le mont Athos était loin de sa maison d’Athènes, loin du XXIe siècle. Aucune femme n’y a été admise depuis mille ans. C’est une distraction que craignent les moines orthodoxes, qui ont maintenu la religion en vie jusque là par le labeur et la prière. Andrew avait tout du fringant quarantenaire, solide comme un roc. Né en Russie pendant la guerre froide d’un père soldat de l’Armée rouge et d’une mère grecque, il a servi dans les bérets verts avant de partir tenter sa chance en Grèce, il y a dix-huit ans. Il a d’abord travaillé pour une compagnie de navigation dans les îles, avant de décider de mettre à profit ses compétences militaires innées pour faire fortune à Athènes.

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Dans un monastère de Karyès
Crédits : World Public Forum Dialogue of Civilizations

Je rencontrais souvent Andrew lors de mes randonnées à travers les monastères. À Panteleimonos, lors d’un petit-déjeuner fait de pain et de confiture, il m’a confié qu’il avait été un soldat de la mafia grecque – un modeste travail consistant à récolter l’argent des clubs contre une protection. Mais la crise a coupé court à toute activité, et il est sorti de son déni, ne pouvant plus échapper à la réalité. « Des femmes légères, de belles voitures et de grandes lignes de coke… je rentrais chez moi sans pouvoir nourrir mes enfants », m’a-t-il raconté. Il n’avait jamais été un homme religieux, et pourtant la vie de pèlerin, austère et inconfortable, s’est présentée à lui. Et un changement s’est produit. « C’est la première fois que je me sentais proche de Dieu en quarante ans. » Quelques jours plus tard, à Docheiariou, je l’ai regardé embrasser la joue dorée de la Vierge, faire le signe de croix et s’incliner devant elle. Alors que j’attendais le ferry à Daphne le dernier jour, nous nous sommes de nouveau rencontrés. Il était à Athos depuis treize jours et déjà presque à cours d’argent, mais il prévoyait de rester plus longtemps. La Montagne Sacrée était charitable envers lui. Les moines lui offraient l’hospitalité, des trajets en voiture quand il pleuvait, et de l’argent pour s’acheter de nouvelles chaussures. Il m’a donné une poignée de bonbons russes. « Ça aide quand on a le mal du pays. »

Le Grec allemand

Il n’y a pas d’aéroport à Amorgos, pas de voyages organisés, mais ce n’en est pas moins un véritable paradis, avec ses villages suspendus et ses sentiers de pierre isolés d’où l’on peut contempler les oliveraies et les plages de l’île bleue.

À présent, il ne voit plus que le doute, les impôts à l’horizon, et trop peu de touristes.

La famille de Mihalis est partie pour l’Allemagne quand il était enfant et, après la mort de son père, il est revenu ici dans l’espoir de démarrer une nouvelle vie. Il a bâti des locations sur les terres de sa famille, travaillant l’été et voyageant l’hiver. C’était le paradis, pensait-il. « Ou peut-être que c’était seulement dans ma tête », m’a-t-il confié alors que nous discutions. Quand je visitais la ville en novembre, l’île donnait l’impression d’être à la dérive, prise dans un brouillard épais. Dans le petit village, on voyait partout les mêmes visages sévères. « Ici, les Grecs sont durs, surtout depuis qu’on est en crise. Lorsque je sers la main à quelqu’un, je vérifie si j’ai encore tous mes doigts. » Mihalis semblait heureux de trouver quelqu’un à qui parler, et il m’a expliqué qu’il serait habituellement déjà de retour chez lui, mais qu’il était resté plus longtemps cette année pour finir les nouveaux bâtiments. Un investissement qui avait désormais l’air d’une erreur. À l’époque où il a acheté ces terres, Mihalis pouvait voir le port d’Aegiali en contrebas, en forme de fer à cheval. À présent, il ne voit plus que le doute, les impôts à l’horizon, et trop peu de touristes. Un jour, il m’a emmené à un poste d’observation, d’où il a pu me montrer sa maison de bord de mer. « Je la voulais pour moi, mais depuis la crise je suis obligé de la louer. » Assis sur le pick-up, il contemplait le vide et son avenir incertain. Il m’a parlé de ses plans de voyage : rendre visite à son ex-femme et à son fils avant d’aller consulter un spécialiste à Berlin pour la bipolarité de ce dernier. Il se livrait à moi en conduisant, d’étranger à étranger. Sa mélancolie avait des raisons d’être, ce qui valait mieux d’après lui qu’un simple vague à l’âme. « La crise empire les choses, je ne me concentre que sur les aspects négatifs. Parfois je me sens grec, parfois allemand – ou aucun des deux… je ne sais pas. »

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Le village d’Amorgos
Crédits : Emmanuel Eragne

Travailler sur le mur de pierre sisyphéen qu’il a taillé et cimenté face aux appartements l’a aidé. Quand je lui ai posé des questions sur la randonnée à Stavros, je pouvais sentir la passion dans sa voix. Plus tard, quand j’ai atteint l’église blanche perchée sur un cap en forme de lune, j’ai compris pourquoi. Des falaises broussailleuses étaient inclinées vers la mer, avec pour seul et unique bruit celui du vent. À la pointe du cap, j’ai vu la voûte verte de la dernière forêt originelle décrite par Mihalis. Un endroit où l’on s’oublie, avec la mer, le ciel, et l’horizon brumeux pour seules pressions.

Les clowns de Psiri

Quand je suis arrivé à Athènes, mon amie Nadia animait un atelier. Je me suis rendu au théâtre du quartier de Psiri et j’ai regardé les clowns au nez rouge rire aux éclats. À la fin de la séance, les élèves ont payé Nadia un par un, selon leurs moyens. Elle ne refuse aucun élève. Ils ont certes tous besoin de cet argent, mais ils ont surtout besoin de rire. Nadia est une artiste de théâtre. Sa vie, déjà compliquée avant la crise, s’est faite de plus en plus difficile. Elle n’était pas rétribuée pour enseigner, ni pour ses tournées, car personne n’avait d’argent pour la payer. Et malgré tout l’art prospère dans la ville, plus de mille spectacles ont eu lieu l’année dernière à Athènes. « Les artistes ont besoin de s’exprimer en ces temps de crise. Il y a toujours une grande tristesse qui plane sur Athènes, mais avec le théâtre et ce cabaret politique dont je fais partie, nous essayons de nous tourner vers la lumière – une manière de permettre aux gens de faire face. »

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Temps mort place Syntagma
Crédits : Tilemahos Efthimiadis

Le jour suivant, il y avait une grève générale à laquelle je voulais assister. Nadia m’a conseillé d’être prudent. « Ce ne sont pas des êtres humains que la police voit en face d’elle, mais une menace. » J’ai retrouvé le cortège place Syntagma, lieu symbolique de la révolte à Athènes. Mais comme une piñata de fin de soirée, le bruit et la violence avaient disparu, les corps étaient brisés. Les policiers se tenaient là, dos au mur, fumant et discutant, épuisés. Ils regardaient les manifestants, tenaces, qui continuent à venir ici, année après année. Même s’il s’agissait d’une grève générale dans le pays, il n’y avait dans les rues que quelques milliers de personnes. Un signe que les Grecs ont été découragés par l’idée de changer les choses. Mais que faire d’autre ? Quelques personnes scandaient des slogans de protestation dans un porte-voix, et la foule marchait en avant, le pas lourd. Sur le chemin du retour, j’ai pris place au sommet de la colline de Philopappos, afin de jouir de la plus belle vue sur l’Acropole. Au loin, sur une colonne en béton isolée, un visage est dessiné. Ce n’est pas un visage indigné ou défiant, c’est un visage affaissé en signe d’indignation. Et ce visage couvre Athènes de son regard.

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Graffitis indignés
Crédits : Tilemahos Efthimiadis


Traduit de l’anglais par Claire Ferrant d’après l’article « Krisis », paru dans Nowhere Magazine. Couverture : Le mont Athos.