Dr Funkenstein
Quand il n’est pas sur la route, George Clinton passe une bonne partie de son temps dans son studio d’enregistrement à Tallahassee, en Floride. Dans cette ancienne boutique d’électronique d’un centre commercial banal, il n’y a rien de luxueux. La banquette arrière d’un van sert de banc dans la salle de répétition. Au mur, une photo prise à son apogée, dans les années 1970, nous montre un Clinton en justaucorps, crête fuchsia et boa de plumes. Pourtant l’élément le plus étonnant reste son visage, couvert de sueur et éclairé d’un grand sourire. Sur la plupart des photos de l’époque, il était caché par d’énormes lunettes de soleil ou bien sous une perruque blonde. Aucune autre star ne prenait autant de soin à se cacher derrière son propre mythe, à part peut-être David Bowie.
Assis à quelques mètres de là, George Clinton regarde ses choristes poser leurs voix sur un morceau. À 73 ans, il est évident que Clinton ne ressemble plus à l’homme qu’on voit sur les photos qui ornent le studio. Il s’est épaissi. Son visage est toujours aussi espiègle mais plus rond. Il porte une barbe grise bien taillée et garde ses yeux mi-clos tel un vieux sage. À l’âge de la retraite, il est passé des tenues extravagantes aux costumes sur mesure. Celui d’aujourd’hui est à carreaux. Clinton ne manque pas d’élégance : pochette parfaitement pliée, cravate longue et col amidonné raide comme un piquet. Avec la petite plume qui dépasse de son chapeau brun, il semble sortir d’une pochette d’album des années 1950 du label Blue Note. Maggot Brain est sans aucun doute la pochette d’album la plus mémorable de George Clinton, avec cette femme enterrée jusqu’au cou, son visage figé dans un cri et ceint d’une coupe afro. C’est le genre d’albums que Clinton produisait à Detroit dans les années 1970, avec ses groupes Parliament et Funkadelic. Il était alors le pionnier d’un nouveau genre musical, aux côtés de James Brown et Sly Stone : le funk. Mais le funk de Clinton ne ressemblait à aucun autre, c’était un espèce de sous-genre cosmique. Clinton voulait dépasser les frontières de la musique et, pour cela, il y mettait tout ce qu’il aimait : des voix de cartoons, des solos de guitare de neuf minutes, des références à Star Trek et aux bédés undergrounds, du blues salace, des trucs de studio empruntés à la dernière période Beatles, des morceaux de gospel païen, des lignes de basse jouées sur des synthés Moog, du rap avant le rap et une bonne dose d’humour. Durant cette décennie, aucun autre artiste n’a été aussi prolifique que lui. Rien qu’au début des années 1970, il a enregistré 19 albums (onze avec Funkadelic et huit avec Parliament) dont beaucoup sont désormais des classiques. Les concerts de P-Funk sont devenus légendaires. Certains soirs, il pouvait y avoir jusqu’à 30 musiciens sur scène. Ensemble, ils formaient une troupe de hippies blacks tout droit sortie d’une hallucination. Ils portaient des turbans, des hauts-de-forme, des sombreros, de la peinture faciale, des tenues SM accompagnées de masques d’escrime, des semelles compensées complètement lunaires, des faux nez de Pinocchio, des dashikis, des jambières, des lunettes de soleil en forme d’étoiles (comme celles du guitariste Garry Shider) ou même une simple couche-culotte. Et Clinton descendait d’une soucoupe volante jusqu’à la scène.
Ils l’appelaient Dr Funkenstein. Clinton a près de soixante ans de carrière mais il n’est pas qu’un survivant : son oeuvre a enrichi plus d’époques musicales qu’aucun artiste ne pourrait l’espérer. Il chantait du doo-wop à l’époque des Jersey Boys de Newark et il a écrit des chansons pour la Motown. Il est ensuite passé au rock psychédélique pour jouer avec MC5 et les Stooges, et puis le funk est arrivé. Quand le funk était dépassé, une génération entière de jeunes rappeurs bercés par « Mothership Connection » a débarqué. Ils vénéraient ce super-héros du R&B comme d’autres gamins idolâtraient Kiss. Le P-Funk est devenu la musique la plus samplée par le hip-hop et a largement inspiré De La Soul, Snoop Dogg ou Dr. Dre.
Dans les années 1980 et 1990, Clinton s’est aussi rapproché de la scène rock alternative en jouant à Lollapalooza et en produisant un album des Red Hot. Il était même aimé des jam bands (il a joué avec Phish et a été repris par Widespread Panic). Plus récemment, il s’est essayé à la dance et à l’électro : concerts à Ibiza, featurings et remixes avec Louie Vega et Soul Clap. La techno de Detroit, qui a donné naissance à la culture rave que l’on connaît, a elle aussi été influencée par le son P-Funk et sa sensibilité afro-futuriste. Si bien que Derrick May, pionnier de la techno, décrit sa propre musique comme un mélange entre « George Clinton et Kraftwerk coincés dans un ascenseur ». Un des plus gros succès de 2015, l’album To Pimp a Butterfly de Kendrick Lamar, s’ouvre sur un morceau qu’il a co-écrit avec George Clinton. « Regarder en arrière me fout le vertige », dit Clinton. « Mieux vaut rester au top. »
À la fin des années 1990, ses albums ne rencontraient plus le même succès. Comme beaucoup d’autres avant lui, il a quitté le Michigan pour s’installer en Floride. Clinton avait déjà vécu quelques années à Tallahassee et il y avait passé du bon temps mais il n’a pas vraiment choisi d’y retourner. Il a été expulsé de son ranch de 80 hectares près d’Ann Arbor qui appartenait – comme les droits d’auteur de ses plus grands tubes – à son producteur. Quand Carlon Thompson-Clinton, son épouse, est devenue son agent dix ans avant le début de leur histoire d’amour, Clinton fumait du crack quotidiennement et vivait dans un hôtel miteux. Clinton affirme qu’il n’a jamais cédé les droits sur sa musique et que sa signature a été falsifiée.
Aujourd’hui, il estime avoir droit à des dizaines de millions de dollars de royalties. « Certes j’étais défoncé », concède-t-il, « mais pas à ce point ». Ses problèmes juridiques l’auront au moins poussé à arrêter la came. Désormais, Clinton gagne sa vie grâce aux interviews et aux tournées. Ses prochains concerts, il les fera cet été avec P-Funk aux États-Unis et en Europe [il sera le 11 juillet à Paris, au Trianon]. D’où la répétition de ce soir. Dans un élan de modernité, P-Funk utilisera pour la première fois le playback sur cette tournée. Les autres membres du groupe détestent l’idée : ils trouvent le son pourri et compressé. Clinton ne les contredit pas mais il hausse les épaules. « C’est le son d’aujourd’hui », dit-il. « Peu importe si le groupe est meilleur en live, c’est à ça que les jeunes sont habitués et c’est ce qu’ils veulent entendre. De la basse ! Le son de la basse est ultra important. Donc on doit apprendre à le faire sans se renier complètement. »
Deux membres du groupe sont au micro aujourd’hui : Robert « P-Nut » Johnson, un chanteur de Baltimore qui joue avec Clinton depuis la fin des années 1970 (c’est sa voix qu’on entend au début du morceau « Same Song » de Digital Underground et 2Pac, samplé à partir de « Theme From the Black Hole » de Parliament) et Thurteen, un jeune chanteur et producteur de Miami. P-Nut porte une barbe blanche grisonnante et Thurteen un sac à dos léopard. Ils répètent un nouveau morceau : « Pole Power ». C’est une parodie étrange mais assez marrante de James Brown, avec un refrain absurde : « Qu’est-ce qu’un tuyau si ce n’est une barre avec un trou dedans ? » Sur ses vieux albums, Clinton jouait plusieurs rôles derrière le micro. Passant d’une voix de petit escroc à celle plus grave et profonde d’un dieu, il était aussi capable de prendre une voix de tête plus sexy à la Curtis Mayfield. Mais en réalité, Clinton est avant toute chose un vrai geek de studio, qui adore poser sur n’importe quelle musique. Il engage une longue conversation avec son claviériste à propos du génie de Jan Hammer (le type qui a écrit la chanson de Miami Vice) et parle avec admiration de la façon dont les membres de Tool « sonnent comme des putains de musiciens de jazz qui joueraient du punk rock ». Quand « Pole Power » commence, Clinton tape du pied avec ses chaussures à bout pointu et bouge les épaules en rythme. Puis il se tourne vers moi et commence à chanter. Derrière ses lunettes rondes, il écarquille les yeux de façon théâtrale et semble vouloir me dire : « Que se passe-t-il ? Comment l’atmosphère est-elle devenue aussi funky ? » Après ça, on passe dans une autre pièce pour regarder la vidéo de leur premier concert avec playback, à Los Angeles. À un moment, un génie de 11 ans monte sur scène et joue de la guitare comme un fou furieux. Clinton extirpe une tranche de dinde de son sandwich et la gobe en secouant la tête. « T’es pas censé pouvoir jouer aussi bien avant d’avoir baisé », commente-t-il.
Sly Stone est un des plus proches amis de Clinton.
Il me fait signe de le suivre dans le couloir. Il veut me montrer une autre photo. C’est un autre portrait de lui, plus jeune et souriant, mais cette fois il est dans une forêt et tient un fusil à la main. Derrière lui, une bonne douzaine de béliers sont suspendus par les pattes. Selon lui, la photo a été prise lors d’une excursion avec le bassiste Bootsy Collins dans une réserve à gibier du Tennessee, en 1978. « J’ai dit à Bootsy : “Imagine que chacun d’eux est un producteur” », raconte Clinton. « On mettrait le feu à toute la forêt ! » Ils ont fait don de la viande à un hôpital, mais Clinton s’en veut encore d’avoir laissé la fourrure. C’est qu’il aurait pu se faire un tas de manteaux avec…
D’entre les morts
Le lendemain, le chauffeur de Clinton, un Amérindien imposant nommé Fatty, me conduit jusqu’à la maison du Boss. Quand il ne l’appelle pas par son prénom, Fatty appelle Clinton « le Boss ». Ils se sont rencontrés il y a des années, quand Fatty travaillait pour RZA, du Wu-Tang Clan. Clinton s’est lié d’amitié avec le cousin de RZA, Ol’Dirty Bastard. « ODB et moi, on était comme ça », me confie Clinton en croisant les doigts. « C’était un type très intelligent, mais parfois il chantait n’importe comment ! Comme Sly. Il se foutait des autres mais si tu sais que c’est une blague, c’est à mourir de rire. Quel que soit le morceau, il fallait qu’il place une note complètement fausse. Mais il le faisait avec tellement d’assurance qu’elle en devenait juste. » Quand il parle de Sly, il parle évidemment de Sly Stone, un de ses meilleurs amis. Ils se sont rencontrés à la fin des années 1960, lorsque Clinton avait brièvement signé sur le label de Sly, Stone Flower. Aucun album n’est sorti de leur collaboration mais ils se sont retrouvés dix ans plus tard. Sly a vécu un an dans le ranch de Clinton dans le Michigan, ils passaient leurs journées à pêcher, à se droguer et à faire de la musique.
Dans les années 1960, Sly avait une influence énorme sur Clinton. Il l’a initié au R&B en lui montrant que ce genre musical pouvait être psyché et carré à la fois. « On pouvait en faire tout ce qu’on voulait », raconte Clinton, « “Hot Fun in the Summertime” c’est un putain de couteau suisse. » En studio, Clinton observait Sly faire tout à l’envers : il enregistrait d’abord une cymbale puis une caisse claire, et enfin la basse. « On ne sait jamais ce qu’il entend dans sa putain de tête », explique-t-il, « mais dans son esprit, il a déjà l’arrangement et il sait comment ça marche. » Aujourd’hui, la situation financière de Clinton reste précaire à cause de sa bataille juridique avec Bridgeport Music Inc., qui détient les droits de la majeure partie de ses productions. Ils sont connus pour avoir frauduleusement samplé des morceaux et violé des droits d’auteur (en 2006, un article de Slate faisait référence à Bridgeport comme à une « obscure société en train de détruire le hip-hop »). Un des avocats de Bridgeport, Richard Busch – il représentait Marvin Gaye lors de son litige avec Robin Thicke pour le morceau « Blurred Lines » –, a répondu à mes questions par email : « M. Clinton a porté de fausses accusations contre nous et il a perdu. » Il ajoute que Bridgeport a « porté plainte contre M. Clinton, notamment pour diffamation (…) sur la base des déclarations qu’il a faites dans son autobiographie ».
Ce procès sans fin a réduit la discographie de Clinton : deux des plus grands albums de Funkadelic – One Nation Under a Groove et Uncle Jam Wants You – sont introuvables sur Spotify ou Apple Music. Clinton a la fâcheuse tendance de toujours remettre ses problèmes juridiques sur le tapis, mais il se met rarement en colère – du moins en public – et affiche une sérénité digne d’un bouddhiste. Il ne veut sans doute pas briser l’image qu’il cultive depuis des années et doit ainsi toujours converser sa légèreté. Il n’est pas non plus du genre à s’étendre sur le côté obscur de ses addictions. Dernièrement, son activité fébrile à Tallahassee laisse penser qu’il veut rattraper le temps perdu.
En 2014, Clinton a sorti First Ya Gotta Shake the Gate, le premier album de Funkadelic depuis 1981. L’album compte 33 titres, un pour chaque année passée depuis la sortie du dernier disque. Il a publié simultanément son autobiographie. « Je ne sais pas comment il fait pour être encore en vie et avoir encore toute sa tête », s’extasie Fred Wesley, un ancien membre du groupe. « À l’époque je fumais avec lui mais j’ai arrêté il y a des années. Je suis sûr que ça m’aurait tué, comme n’importe qui d’autre. George est surhumain. » Toutefois, les problèmes juridiques de Clinton obligent P-Funk à se serrer la ceinture. Adieu les bus de luxe, le groupe voyage désormais dans des vans. Clinton n’est pas non plus propriétaire de sa maison en Floride, un endroit agréable situé en périphérie de la ville qui n’a rien à voir avec les maisons de stars qu’on a l’habitude de voir à la télé, même s’il a des plantes exotiques, une grande piscine et que ses voisins ont des chevaux. Les murs de la maison sont décorés de toiles abstraites peintes par Clinton et Overton Loyd, l’artiste de Detroit qui est derrière les plus célèbres pochettes d’album de Parliament. Dans sa bibliothèque, on trouve des livres de Bill Gates, Glenn Beck, Suze Orman, Keith Richards, un exemplaires des Afro-Américains au Congrès américains de 1870 à 2007, Mumbo Jumbo de Ishmael Reed, ou encore Une vie motivée par l’essentiel de Warren Rick. La première chose que Clinton fait le matin c’est d’attraper ses lunettes qui l’attendent sur sa table de nuit pour regarder les oiseaux et les écureuils par la fenêtre.
La femme de Clinton, Carlon, se décrit comme « la reine de la bonne volonté ». Dans le salon, elle montre du doigt une platine vinyle qu’elle a déniché pour dix dollars. Une copie de Face Value de Phil Collins est posée dessus. La pièce maîtresse du salon est un orgue sur lequel reposent des partitions de Bach. Quand Carlon a tiré son futur mari de son hôtel miteux, elle lui a loué un studio. Puis Loyd a emménagé avec eux et ils ont dû prendre un trois pièces. Ensuite, c’est Fatty et un ami de Carlon qui se sont joints au trio, obligé à chercher une nouvelle maison sur Internet. Quand Clinton a vu celle qui deviendrait la leur, il s’est écrié : « Mon Dieu, elle doit coûter une fortune ! » mais en voyant l’orgue, il s’est repris : « OK, arrange-toi pour qu’on l’ait. » Carlon a 49 ans et des airs de Halle Berry. Elle a rencontré Clinton à un concert en 1985, alors qu’elle possédait un magasin de disques à Houston avec son ex-mari. Carlon est restée en contact avec lui et, des années plus tard, Clinton l’a engagée en tant que tourneuse. « Il foutait sa vie en l’air en fumant du crack », raconte Carlon. « Sa seule délivrance, c’était son groupe, ses tournées, sa musique. » Les jambes de Clinton avaient horriblement enflé à cause du bicarbonate de soude contenu dans le crack.
En 2011, il a dû être emmené d’urgence à l’hôpital à Los Angeles, après une nuit de défonce avec Sly. Il y est resté une semaine et Carlon ne l’a pas quitté une minute. « Dieu est miséricordieux : il a quitté l’hôpital et n’a plus touché au crack depuis », dit-elle. Elle m’avoue qu’avant ça, « un paquet de personnes attendaient juste qu’il meure ».
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EN TOURNÉE AVEC GEORGE CLINTON
Traduit de l’anglais par Clément Kolopp d’après l’article « George Clinton: Doctor Atomic », paru dans Rolling Stone. Couverture : George Clinton sur scène. (Création graphique par Ulyces)