J’arrive à l’aéroport de Rangoun, ou Yangon pour les habitués, empli de curiosité. La Birmanie est un des seuls pays où je me rends en ne sachant pas ce qui se cache derrière la frontière. Avant le départ, les témoignages se mélangent et forment un nuage épais au travers duquel je n’arrive à distinguer qu’une image floue. Pour les uns, la Birmanie est un des dernier pays où règne encore le charme suranné d’un temps passé. Les bâtiments coloniaux, le chemin de fer peu rénové depuis 1948 ou la présence d’ethnies dont la vie est encore largement traditionnelle constituent la promesse d’une expérience authentique. Il est nécessaire d’y aller maintenant, au plus vite : tous voudraient être des Tintin en herbe.
Pour d’autres, cet État est synonyme de dictature, de travail forcé, de corruption, d’emprisonnements iniques, de tortures, de dollars repassés ou encore de délires mégalomaniaques d’un ancien tyran fou. Être touriste dans ce pays entraînerait le soutien de fait à une junte militaire qui n’aurait subi qu’un ravalement de façade. Pour les derniers, la Birmanie est un pays en train de s’ouvrir et de changer. Tout va très vite. Les cartes ont été rebattues et il est difficile d’y lire quoi que ce soit. Il est nécessaire de s’y rendre pour comprendre et ressentir. Il s’agit également de la position d’Amnesty International, qui n’appelle pas au boycott du pays mais demande aux touristes « d’ouvrir les yeux ».La Birmanie est un des seuls pays où je me rends en ne sachant pas ce qui se cache derrière la frontière.
L’arrivée à l’aéroport donne le ton. Au bout de quarante minutes d’attente à la douane, une coupure d’électricité survient. La totalité de l’aéroport sombre dans le noir. Moment de promiscuité avec des inconnus. Les ordinateurs arrêtent de fonctionner et les distributeurs de billet récemment installés ne clignotent plus. Des générateurs permettent aux éclairages d’urgence de nous apercevoir à nouveau. Il faut réinitialiser tous les systèmes pour procéder au contrôle des passagers. Le problème d’énergie est bien réel. D’emblée, des questions viennent à l’esprit : le pays a-t-il la capacité à accueillir des touristes en nombre important ? Cette activité ne risque-t-elle pas d’être poursuivie au détriment des populations locales ?
État des lieux avant entrée
Le nombre de touristes a presque triplé en l’espace de trois ans selon le gouvernement birman, passant de 816 000 en 2010 à plus de 2 millions au trois quart de l’exercice de 2013. Plus de 3 millions de touristes sont attendus pour 2014. Si l’on compare avec les autres pays d’Asie du Sud-Est, ces chiffres sont plutôt faibles. La Thaïlande voisine, qui présente à peu près les mêmes caractéristiques en termes de superficie, géographie et nombre d’habitants, culmine à 24,5 millions de visiteurs pour l’année 2013. Cependant, la progression du tourisme en Birmanie est très élevée avec une croissance de 275 % en l’espace de quatre ans. D’ici 2020, ce sont près de 8 millions de touristes qui sont attendus selon le Myanmar Tourism Master Plan produit par le gouvernement birman avec le support technique de la Banque Asiatique de Développement et financé par le gouvernement norvégien. À la vue des prévisions et des réalisations de 2013, ce chiffre semble plutôt réaliste. La part du tourisme dans le PIB national est aujourd’hui extrêmement faible. Avec un peu plus de 500 millions de dollars de revenus pour un PIB de 54.4 milliards de dollars, cette activité ne représente pas même 1% des richesses créées dans le pays. Pour le moment, ceci ne permet pas d’alimenter l’économie, mais l’objectif affiché du gouvernement est de changer la donne. Le tourisme doit devenir une manne financière. L’histoire du tourisme en Birmanie se divise alors en trois périodes. De 1948 à 1962, au cours de la démocratie parlementaire, le système économique était capitaliste. Des agences de voyages privées étaient ouvertes bien que le nombre de touristes fut réduit. Les visas étaient valables un mois. À la suite du coup d’État du Conseil Révolutionnaire de 1962, la validité des visas a été réduite à vingt-quatre heures. L’ensemble des hôtels et le service d’information touristique ont été nationalisés. Le secteur touristique s’est effondré afin, selon le pouvoir en place, de protéger les valeurs traditionnelles et les coutumes de l’influence étrangère.
Au début des années 1990, la junte militaire arrivée au pouvoir en 1989 opta pour une stratégie différente. La nécessité d’amasser des devises étrangères et de redorer l’image du pays à la suite des élections annulées explique ce revirement. Le développement touristique fut une des priorités économiques. Un Ministère du Tourisme et de l’Hôtellerie fut mis en place et des infrastructures liées à ce secteur construites. Une campagne « Visit Myanmar Year 1996 » est lancée — Myanmar est le nom de la Birmanie depuis 1989 et de l’arrivée de la junte au pouvoir ; jusqu’à présent non-reconnue cette nouvelle dénomination est aujourd’hui majoritairement admise par les institutions internationales, puisque plus inclusive des différentes ethnies composant le pays. Les portes sont officiellement ouvertes aux touristes. Cependant, la Ligue Nationale pour le Démocratie (le parti d’Aung San Suu Kyi qui avait gagné les élections de 1990) et de nombreuses associations de défense des Droits de l’Homme appelèrent au boycott du tourisme de masse, avec succès. En effet, les abus et les violations des droits étaient encore nombreux dans une des dictatures les plus dures du monde. Les déplacements de population étaient monnaie courante. Pour nettoyer les sites touristiques, des quartiers pauvres ont été détruits. Il en est ainsi à Bagan, la ville aux 2 000 temples, où 5 200 Birmans durent quitter leurs terres pour une ville proche de quelques kilomètres. Ceux qui résistèrent furent emprisonnés quatre mois. Les mêmes agissements eurent lieu à Rangoun ou près du littoral, à Ngwe Saung, où 16 000 personnes furent spoliées d’une grande partie de leurs terres.La Birmanie est emportée par une vague de réformes réelles à une vitesse qu’aucun autre pays n’a connu auparavant.
Par ailleurs, le travail forcé était un mode de fonctionnement du régime d’alors. Les infrastructures – routes, chemins de fer, certains bâtiments officiels – furent construites par des citoyens enrôlés de force ainsi que par des détenus enchaînés. L’ONG « InfoBurma » avance le nombre de 20 000 civils enrôlés pour creuser les douves du Palais de Mandalay et de 120 000 hommes au total pour la construction d’une ligne de chemin de fer entre Ye et Dawey, selon un reportage de la BBC diffusé en 1995 — une sorte d’esclavagisme moderne. De plus, il est évident que les devises étrangères finissaient à cette époque en premier lieu dans les poches des généraux. Les haut-gradés de l’armée, ou des membres de leurs familles, possédaient des hôtels de luxe soit personnellement soit par l’intermédiaire d’une entreprise. Les moyens de transport étaient aux mains des caciques du régime. Le montant des visas et des taxes de séjour était détourné à des fins personnelles. Selon Burma Campaign, les petits opérateurs et les agences qui n’appartenaient pas à des proches du régime étaient victimes de contrôle via l’obtention d’une licence qui réduisait souvent leur indépendance. En conséquence, les retombées pour la population locale étaient quasi-inexistantes. Si ces arguments étaient valables avant 2011, la situation a aujourd’hui changé. La Birmanie est emportée par une vague de réformes réelles à une vitesse qu’aucun autre pays n’a connu auparavant. L’ensemble des acteurs internationaux, dubitatifs au début, accueillent aujourd’hui ces évolutions avec enthousiasme. Les prisonniers politiques ont été libérés, le travail forcé a totalement cessé, la torture a pratiquement disparu, une réforme du droit de la propriété foncière est lancée, les médias ont acquis une grande liberté d’expression. Élément majeur, une première réforme constitutionnelle a autorisé une élection législative partielle qui a vu le parti d’Aung San Suu Kyi gagner. Cette victoire a été reconnue. Une seconde réforme constitutionnelle est en cours de discussion et autoriserait hypothétiquement Aung San Suu Kyi à se présenter aux présidentielles de 2015. Par ailleurs, le système économique devient plus transparent, même s’il n’est pas parfaitement lisible et que des ententes subsistent.
La question des retombées économiques
Deux questions essentielles se posent dans le cadre de l’augmentation de l’activité touristique : les retombées économiques et sociales pour les habitants et l’impact environnemental d’un développement rapide. Une des parties du problème par le passé concernait les difficultés à sortir des chemins officiels pour les touristes. La mainmise des militaires sur les revenus générés par les étrangers était largement dénoncée. Aujourd’hui, les possibilités de se déplacer seul dans le pays se sont considérablement agrandies. Il subsiste trois types de zones : zone autorisée, zone soumise à un permis et zone interdite, du fait d’un conflit armé. Cependant, ces zones ont été réduites et les zones interdites ont quasiment disparu. Il est donc possible d’aller pratiquement partout sans passer par l’administration.
Une des parties du problème par le passé concernait les difficultés à sortir des chemins officiels.
Ces déplacements non ou peu contrôlés couplés à des possibilités d’entreprendre dans la sphère privée pour les citoyens birmans offrent des opportunités de commerce qui sont réelles, contrairement à avant 2011. J’ai dormi dans des auberges qui n’avaient rien des hôtels luxueux décrits par les ONG, j’ai mangé dans des gargotes sur le bord de la route et bu du thé dans des bars musulmans sans le moindre problème. J’ai pris des guides et des taxis dans les sites touristiques, j’ai acheté des souvenirs à des personnes qui ne ressemblaient pas à des caciques du régime. Il est donc possible d’éviter le circuit officiel. Il faut pourtant l’avouer : des doutes m’ont traversé l’esprit concernant mon hôtel à Rangoun qui était plutôt au-dessus de la moyenne ainsi qu’au sujet d’une compagnie de bus nommée VIP. Il est entièrement possible de voyager en Birmanie et de ne pas verser 150$ par jour au régime, contrairement à ce qui peut parfois être lu ou entendu. L’entrée de devise étrangère dans le pays peut ainsi profiter aux habitants. De plus, les infrastructures destinées au tourisme, mais qui servent aussi au commerce et à l’industrialisation, sont aujourd’hui construites par des ouvriers. L’Organisation Internationale du Travail a signé un mémorandum d’accord pour l’élimination du travail forcé avec le gouvernement birman en 2012. À la vue des résultats obtenus, l’agence onusienne a levé l’ensemble des restrictions pesant sur le pays en juin 2013. « La résolution adoptée par la Conférence internationale du Travail reconnaît les progrès réalisés au Myanmar et lève l’ensemble des restrictions pesant sur ce pays. Elle demande aux États Membres de l’OIT d’apporter leur concours financier pour l’élimination du travail forcé. » Autrement dit, d’investir pour que les birmans puissent avoir des emplois rémunérés dans le domaine du bâtiment. La Birmanie fait face à une véritable pénurie d’Hôtels et de chambres. Le pays ne compte que 787 hôtels et 28 291 chambres. À Bagan, site en passe d’être classé au patrimoine mondial de l’UNESCO et comparable à Angkor au Cambodge, seulement un peu plus de 2 000 chambres existent. En conséquence, les prix sont extrêmement élevés. Il est en fait difficile de trouver une chambre pour moins de 30 $ à Rangoun et moins de 20 $ en province. Le triple des tarifs du voisin thaïlandais. Ainsi, des hôtels sont en construction dans tous les principaux sites touristiques et les grandes villes.
Le secteur de l’immobilier touristique a un effet d’entraînement sur d’autres secteurs. Les services liés aux locations (réception, ménage, gardiennage…) emploient aujourd’hui 44 000 personnes selon le World Travel and Tourism Council et le Myanmar Tourism Master Plan. Il est prévu que plus de 80 000 emplois dans ce secteur d’ici 2020 selon l’estimation basse et 220 000 selon l’estimation haute soient créés. Ceci est également vrai pour le secteur de la restauration, des loisirs, des transports et des agences de tourisme. La création nette d’emplois directs totale serait de 270 000 postes en estimation basse et de 1 200 000 postes en estimation haute en l’espace de huit années. De telles perspectives dans un cadre législatif renouvelé et contrôlé par les instances internationales permettraient à une partie substantielle de la population d’accéder à des revenus améliorés. 36 millions de personnes sont en âge de travailler (15 à 64 ans). Bien que le taux de chômage soit officiellement bas, à 4 %, il ne s’agit pas d’emplois de qualité. L’Indice de Développement Humain (calculé selon les revenus par habitant, la durée de scolarisation et l’espérance de vie) est ainsi de 0.498 en Birmanie quand il est de 0.690 en Thaïlande.Un tourisme responsable ?
La seconde interrogation suscitée par l’arrivée massive du tourisme, mais aussi par le développement en général du pays, concerne la qualité de cette croissance. Burma Campaign rappelle que des populations locales ont été déplacées pour construire des hôtels, que l’environnement du lac Inle est mis en danger par la déforestation qui cause l’érosion des sols, des glissements de terrain et des sédimentations, que le rejet des eaux usées et des ordures ménagères des hôtels constituent des problèmes auxquels il faut répondre. Cet appel lancé en 2011 doit nous inciter à regarder ce qui est prévu pour le futur.
Les intérêts et les sommes engagées sont conséquentes. Le total des projets est estimé à près de 500 millions de dollars et les projets prioritaires comptent pour un peu plus de 200 millions de dollars.
Les principes édictés dans le plan-tourisme font souhait de promouvoir le développement économique et social local, de maintenir la diversité culturelle, de conserver et améliorer les réserves protégées et l’environnement et de défendre la richesse des produits, leur diversité et leur qualité. S’en suit la description de projets de tourisme culturel, de visites des zones protégées, de vols en montgolfière et de croisières sur le fleuve Irrawaddy. Des plans de formation des personnels, de développement de l’éco-tourisme, de prise en compte de l’énergie renouvelable et de traitement des déchets sont énoncés. Sur le papier, ce sont de bien beaux principes, mais le doute est permis. Et si ces grands discours restaient lettre morte ? Un énième plan dans un bureau, des recommandations vite jetées à la corbeille à papier. Cependant, l’ampleur des changements politiques de ces trois dernières années invite à donner du crédit à ces intentions. Le gouvernement birman avait promis la libération des prisonniers politiques. C’est effectif. Le gouvernement avait promis la liberté de la presse. C’est chose faîte en 2013. Le régime avait promis des élections législatives partielles et d’en respecter les résultats. C’est encore une réalité. Il semble judicieux d’accorder tout au moins le bénéfice du doute aux dirigeants en place. Ils ont réalisé des réformes qui paraissaient inimaginables, voire saugrenues, à l’ensemble des États et des Organisations Internationales. Ils n’ont aucune raison de ne pas mener à bien le développement du tourisme de manière durable. L’assistance technique de la Banque Asiatique de Développement et le financement de la Norvège du plan-tourisme incitent à la confiance. Bien sûr, on ne pourra porter un regard objectif sur la situation qu’après la réalisation des projets dans quelques années. Les intérêts et les sommes engagées sont conséquentes. Le total des projets est estimé à près de 500 millions de dollars et les projets prioritaires comptent pour un peu plus de 200 millions de dollars. Les risques de détournement d’argent, de corruption et de projets-écran sont réels. Cependant, on ne change pas un pays en un coup de baguette magique. Mais, ce pays a su prouver qu’il savait changer. Pour totalement réussir et se démarquer dans une région dense en sites touristiques, le pays devra sûrement éviter de prendre le tournant d’un développement de Resort de masse à la thaïlandaise. Les plages bondées de cocktails bon marché et d’activités nautiques, matinées de galeries de portraits d’ethnies au Nord du pays, sont déjà l’apanage de la Thaïlande. Angkor, au Cambodge, arrive en tête des sites d’exception. Même si Bagan possède indéniablement ce potentiel, la distance (et le coût du trajet) entre les deux sites risque de faire reculer la plupart de ceux qui ne cherchent que l’exceptionnel.
Au ministère du Tourisme, des bruits de couloirs laissent filtrer qu’un développement vers un tourisme de haute-qualité serait envisagé, comme au Bhoutan. Cette option, autorisant des tarifs élevés, permettrait alors peut-être de posséder les fonds nécessaires aux objectifs de développement durable édictés dans le plan-tourisme. Personne ne souhaite que Rangoun, aujourd’hui magnifique, ne devienne bétonnée à l’instar de Bangkok, ancienne Venise asiatique aujourd’hui plus aérienne qu’aquatique.État des lieux après sortie
Quand on me demande ce que je pense de la Birmanie, je ne cesse de louer l’ouverture de ce pays. Le gouvernement birman réussit sûrement là un de ses objectifs : modifier l’image peu attrayante de la terre qu’il dirige. J’ai rencontré des personnes ouvertes et curieuses, désireuses de partager et de discuter. J’ai rencontré un pays qui se laisse appréhender facilement pour peu qu’on s’intéresse à son histoire. J’ai vu des paysages et des sites magnifiques qui resteront gravés à jamais dans ma mémoire. À Rangoun, la pagode bouddhiste Shwedagon est la plus grande du monde. Les rues de la ville ont une atmosphère particulière où se mêlent gracieusement histoire et futur. Les temples de Bagan, au bord du fleuve Irrawaddy, sont toujours emprunts de mystères. Le lac Inle est une réserve naturelle à couper le souffle. Des maisons sur pilotis et des cultures de tomates sur l’eau la compose. J’ai pu marcher au milieu des maisons en bois dans des villages éloignés, sans crainte. J’ai rencontré un prisonnier politique devenu rédacteur en chef, une chargée de projet sur le genre au milieu de nulle part ou encore un chauffeur de taxi informaticien qui avait vécu en exil au Japon. Tous prudents, ils m’ont confié avoir espoir, cette fois-ci, en un changement durable. Les expatriés rentrent au pays. Les opportunités n’ont jamais été aussi nombreuses et la parole aussi libre. Ils veulent participer à l’évolution de leur pays, et pour la première fois depuis longtemps, en ont le pouvoir.
Couverture : Pêcheurs, par Yann Castanier.