Tony-Gandolfini
L’écran noir a ravi son visage, puis dix secondes se sont écoulées dans l’obscurité avant le début du générique. Le géant a alors décollé son immense carcasse du canapé. Un soupir – c’est terminé. Il a beau avoir choisi la chanson d’adieu, Don’t stop believin’, du groupe Journey, il n’écoute plus. Il arrête d’y croire, son long voyage s’achève là. Est-ce ainsi que tout a pris fin ? On l’imagine. Le soir du 10 juin 2007, comme douze millions d’Américains – audience record pour une chaîne câblée –, James Gandolfini est resté chez lui regarder le dernier épisode des Soprano. Il doit être 21 h 30 lorsqu’il voit son personnage non pas vaincre ou mourir, comme il eût été attendu, mais tout bonnement disparaître au moyen d’un artifice dont la rusticité même déconcerte : une simple interruption de programme, le couperet d’un écran noir tombant lors d’un dîner au restaurant alors qu’il relève la tête pour guetter l’entrée de sa fille. Croyant à une panne ou flairant un canular, des fans font très vite crépiter les standards des réparateurs et ceux de HBO. D’autres vont débattre sur les centaines de forums de ligne : l’audace de cette conclusion divise, et divisera durablement. Les enthousiasmes varient, mais la stupéfaction est immédiate : David Chase a trouvé un truc unique pour mettre le point final à la série dont il eut l’idée un jour de 1997. Les travaux et les jours d’un parrain du New Jersey brutal et fébrile, en butte à sa mère – inspirée de Mme Norma Chase –, à son analyste, aux luttes en tous genres : lui-même était sceptique. Trop bizarre ? Trop auto-biographique ? Ce grand anxieux ne se doutait pas que, dix ans plus tard, le MoMA ferait l’acquisition de l’intégrale des six saisons et que Vanity Fair décréterait Les Soprano meilleur programme de l’histoire de la télévision.
Pendant ce temps, notre géant est resté calme. Les hourras, les huées ne le concernent plus. Ont-ils jamais compté ? La semaine précédant l’ultime diffusion, ses partenaires ont fait part à longueur d’interviews de leur tristesse de voir s’achever l’aventure. Pas lui. Du soulagement, voilà tout ce que James Gandolfini a eu à confier aux journalistes. Il faudra s’en contenter. Intraitable, l’acteur n’a collaboré à aucun des bonus des luxueuses éditions DVD. Dans l’intervalle séparant les tournages des quatrième et cinquième saisons, il avait même averti la production qu’il ne consentirait à revêtir pour une année supplémentaire robe de chambre et polos à damier qu’en échange d’une augmentation de salaire. On parla alors d’un million de dollars par épisode. Au rythme annuel de treize, le revenu de la star aurait donc été deux fois supérieur à celui du gangster, selon l’estimation de l’enquêteur attaché auprès du procureur de Manhattan que Chase recruta au titre d’expert ès Mafia. La fortune, une popularité mondiale, un rôle d’une ampleur telle qu’il ne s’en rencontre pas deux dans une carrière : il y a sans doute quelque surprise à voir Gandolfini se réjouir d’abandonner Tony. N’y a-t-il pas aussi une évidence ? Pendant quatre-vingt-six épisodes – quatre-vingt-six fois cinquante minutes –, le second aura entraîné le premier dans ses basses besognes d’extorsion de fonds, usure, paris truqués, magouilles immobilières de grande envergure, meurtres commandités voire perpétrés en personne. Les admirateurs gardent ainsi en mémoire – ce n’est qu’un exemple – le neuvième épisode de la quatrième saison. Le combat à main nue contre Ralph Cifaretto, dans sa cuisine. Les coups de poêle, les doigts serrés autour du cou. Les vomissements nauséeux de Tony après que le capo félon a rendu le dernier râle. Le corps découpé à la scie dans la baignoire, la tête glissée dans un sac de bowling. Tony en veste de cuir et cigare, retournant la terre gelée aux commandes d’un Caterpillar pour y ensevelir les pièces détachées. Puis l’innocence feinte lorsque, réunis comme à l’accoutumée dans le bureau du strip club Bada Bing ! – ou était-ce l’arrière-salle de la charcuterie Satriale’s ? –, les collègues s’étonnent que Ralphie ne réponde plus au téléphone. Gandolfini rentre chez lui après le bouclage de cette scène. Le rythme est rude, entre dix et quinze journées de douze heures par épisode, mais la route brève : Chase a obtenu que l’essentiel des tournages ait lieu dans les décors naturels du New Jersey et aux studios de Silvercup à Long Island, plutôt qu’à Hollywood. Imposé de haute lutte, ce choix fera beaucoup pour la réussite des Soprano. On imagine encore. L’acteur longe en voiture quelques-uns des lieux que fréquentent les hommes de Tony, Silvio Dante, Christopher Moltisanti, Paulie Gualtieri… Il connaît bien Clifton, Passaic, Nutley pour avoir grandi un peu plus au nord, à Westwood, et avoir étudié à l’université de Rutgers, dont il reçut un diplôme d’anglais en 1983. Au volant, tel que le générique l’aura toujours trouvé – sur l’air de Woke Up This Morning (Chosen One Mix) –, il se repasse mentalement les derniers moments, les cris et les baffes, les tracas domestiques, les rivalités qui s’enveniment entre les familles du New Jersey et de New York, les insubordinations des uns et des autres, lieutenants, épouse, progéniture. La fatigue, la fatigue, la fatigue… Il se compare à un damné, il n’en voit pas le bout. Sans doute peut-il se consoler en se répétant que le personnage n’est pas l’acteur, que les excès du rôle ne sont pas les siens. Sans doute pas. Gandolfini sait mieux que quiconque que la violence est inessentielle à la série. Son tourment est plus profond ; plus lourd aussi, ô combien, qu’un sac de bowling lesté d’une tête encore tiède. Il est manifeste, il transpire. Écoutons : l’homme respire mal, la soufflerie de son moteur accompagne les épisodes à la manière d’un marmonnement ou d’une réprobation, d’une voix off dans le cinéma d’autrefois. Tournons la tête : ces dernières années, près d’une demi-douzaine de films ont pastiché le halètement de Tony Soprano. Le front se plisse sous le coup d’une émotion au point que les sourcils rejoignent les cheveux. Les yeux s’humectent, mais les larmes restent drôlement suspendues au bord des paupières. La vision se brouille, le visage entier vire au flou. Aucun trait ne s’installe. L’ensemble reste vague. Il se peut qu’un jour tout soit oublié, passé à la trappe ; ce jour-là, nous nous souviendrons encore de Tony-Gandolfini luttant contre l’absence de face et le défaut de souffle. Est-il seulement possible de ne pas étouffer, à la télévision, quand on a son envergure ? Envisageable d’y montrer un visage ? L’usure des naseaux et les chavirements de l’expression trahissent une peine. Ça ne va pas. Je suis épuisé. Je vais continuer. Je n’en peux plus. Plains-toi, Tony. Plains-toi tellement que Carmela, l’épouse à la patience pourtant proverbiale, ne pourra pour finir que s’en plaindre à son tour.La spirale
Les Soprano sont l’histoire d’un parrain malmené par les servitudes du business et la tyrannie d’une mère au point de devoir se résoudre à consulter un psychanalyste. La démarche contrevient aux principes fondamentaux de virilité et d’omerta ? Tony Soprano n’a pas le choix. Il y va de sa santé, de sa vie peut-être. Telles sont les prémices aujourd’hui mondialement célèbres exposées par le pilote que HBO diffusa le 10 janvier 1999. Tandis qu’il vaque en robe de chambre au bord de sa piscine, Tony a subitement l’impression que de la limonade coule dans son crâne. Il tombe à la renverse et s’évanouit. Les médecins diagnostiqueront une crise de panique ; d’autres suivront, en voiture, dans la cuisine, sur le green… Jennifer Melfi parlera quant à elle de dépression. Tony se rendra désormais à son cabinet de Montclair chaque mardi après déjeuner.
C’est la définition même de ce qui constitue la cruauté des Soprano : la Mafia n’est jamais aussi active que lorsqu’elle paraît en vacances.
Quel est le problème ? La Mafia est d’abord un système de collectes hebdomadaires. Il y eut peut-être à l’origine – cela remonte à un siècle – quelque vraisemblance à la protection que cet argent était censé acheter : un échange de services, un concurrent commercial à écarter, une surveillance policière à déjouer, des voyous qui tournent dans le quartier… Aujourd’hui, c’est autre chose : le paiement réclamé à même fréquence qu’une série télé – ou qu’une analyse – sert d’abord à protéger contre la Mafia elle-même. Le moindre retard dans la remise de l’enveloppe ne manquera pas d’en apporter la confirmation, sanglante de préférence. Les luttes intestines entre familles ne sont à maints égards qu’un aspect de cette circularité première. Tout comme le chevauchement de la vie privée et de la vie professionnelle, les collègues qu’on appelle « oncles » – oncle Silvio, oncle Paulie –, l’autorité déclinante mais considérable encore du véritable oncle Corrado dit Junior, l’ingérence de Livia, la mère, et les manœuvres de Janice, la sœur aînée : la Mafia est une spirale, cela fait bien longtemps qu’elle a liquidé toute différence entre intérieur et extérieur. Elle ne côtoie rien qu’elle n’inclue aussitôt, y compris Carmela et les deux enfants, Meadow et Anthony Junior. La vingtaine de scénaristes supervisés par Chase – pour certains congédiés sans ménagement au terme d’une période d’essai – auront œuvré à éclairer ce fonctionnement en faisant mine de parler d’autre chose que la Mafia. Tony explique à Melfi qu’il travaille dans le conseil en traitement de déchets puis raconte qu’il a pris un café avec un acolyte ? Un montage parallèle le montre tabassant gaiement un créditeur. Accompagne-t-il Meadow pour une tournée des universités de la Nouvelle-Angleterre ? En route, il croise puis étrangle un traître. Cet épisode, le cinquième de la première saison, fut décisif pour l’évolution du rapport de force entre David Chase et les producteurs. Ceux-ci l’estimaient trop noir : selon eux, Chase avait inventé un personnage sans équivalent dans la culture populaire contemporaine, mais en lui faisant commettre un tel crime il s’exposait à perdre tout l’intérêt et toute la sympathie acquis auprès du public. Une négociation s’engagea, mais Chase tint bon. Sa ténacité fut plus tard récompensée : le scénario de « College », coécrit avec Jim Manos Jr., remporta plusieurs prix, dont un Emmy. Le meurtre d’un rat par Tony en marge d’une excursion avec sa fille n’a rien, en effet, d’une coquetterie funèbre. C’est la définition même de ce qui constitue la cruauté des Soprano : la Mafia n’est jamais aussi active que lorsqu’elle paraît en vacances. Son innocence apparente est comme la condition nécessaire de sa culpabilité. Les épisodes et les saisons ultérieurs raffineront le principe. C’est qu’il ne suffit pas d’introduire la fiction d’une extériorité à la Mafia par l’intermédiaire d’un montage parallèle ou de la rencontre de deux lignes narratives. Il faut montrer aussi comment cette fiction passe à l’intérieur de chacun, notamment en soulignant l’impunité dont chacun s’efforce de recouvrir les pires méfaits. Pister les jeux pervers de la mauvaise foi en contexte mafieux : là sera la véritable tâche des scénaristes. Est-ce la faute de Paulie, l’homme aux ailerons d’argent sur les tempes, s’il passe à tabac un héritier, sans motif sérieux ? Est-ce la faute de Janice si l’infirmière unijambiste de sa mère l’accuse d’avoir volé sa prothèse d’une valeur inestimable – vingt mille dollars –, avec pied flexible, botte en veau et absorption des chocs verticaux ? Les intéressés ne le croient pas. Paulie vient d’apprendre que sa mère est en vérité sa tante : on conçoit – même s’il n’est pas homme à le formuler explicitement – que les fils à maman lui tapent sur les nerfs. Quant à Janice, elle se récrie : il faut être vraiment tordu pour insinuer qu’elle irait jusqu’au vol et au chantage pour récupérer une collection de disques italiens ! On ne saurait dire à quelle sphère appartiennent ces incidents, s’ils sont l’essence du business ou le délire de psychologies malades. Si le crime dont ces gens font leur métier occulte à leurs yeux des sadismes plus personnels ou s’ils considèrent au contraire qu’un chagrin justifie bien une rouste, voire davantage. Eux-mêmes ont cessé de s’interroger. Ils se sont faits mafieux, dirait-on, précisément pour ne pas avoir à creuser la signification de leurs angoisses ou de leurs pulsions. Inversement, ils ne sont calculateurs que par conscience professionnelle : nul n’a jamais servi sa Famille sans quelque raffinement dans la terreur. Le tableau est accablant. Enfin, il devrait l’être. Car la confusion des raisons et des effets est telle que chacun peut aussi bien s’estimer le jouet impuissant d’un acharnement du destin. La plus tordue des sœurs et le plus froid des capi ne détestent pas de poser en persécutés. Tony lui-même prend volontiers des airs de victime. A-t-il d’ailleurs absolument tort ? Rien n’est moins sûr. En effet, c’est à un homme pour une fois blanc comme neige qu’Artie Bucco s’adresse, lorsqu’au terme d’une énième histoire de prêt il décrit son ami d’enfance comme un stratège d’exception ayant toujours une dizaine de coups d’avance ! Les ironies du sort sont l’ordinaire des séries télé. Cela se comprend : la monotonie d’un univers précisément circonscrit et la constance de caractères bien trempés appellent irrésistiblement des incidents venant corriger les attentes et relancer les suspenses. Et elles en appellent d’autres, au second degré, pour rétablir ce qui semblait démenti.
Les séries riment. Elles riment à point nommé et elles riment à contretemps. Elles riment pour les personnages et elles riment pour les spectateurs. C’est tout une mécanique de grosses ficelles et de révélations retardées. Quel meilleur cadre pour cela que la Mafia ? Sa violence crève les yeux, et pourtant elle ne vit que dans le déni. Tony et les autres n’agressent pas, ils perçoivent les intérêts des arriérés. Ils ne sont pas méchants, ils sont prudents. La Famille du New Jersey ne combat pas celle de New York, elle réplique à ses agressions. Les Soprano ne chantent pas, ils se contentent de faire l’écho : nuance. La Mafia n’est donc le commencement ni la cause de rien ; elle n’est jamais qu’effet, réaction, riposte. Comment pourrait-elle endosser une quelconque responsabilité ? La démonstration est rusée. Nous plaçant sur un autre plan, nous préférerons dire que la Mafia apparaît ici comme une série, d’un genre parfait quoiqu’un peu spécial : une série qui proliférerait à partir du deuxième terme, le premier ayant été réputé perdu. La psychanalyse semble de prime abord échapper à cette comédie de l’innocence. L’inédit d’une rencontre entre Al Capone et le Dr Freud, tel fut en tout cas l’argument de vente des Soprano. Les choses sont pourtant loin d’être si tranchées. Le travail de Melfi – au vrai plus proche d’une psychiatrie en face-à-face que de la psychanalyse – consiste en effet à aider Tony à faire le lien : entre sa colère et la noirceur de sa mère, entre le père qu’il est et le fils qu’il fut, etc. Son ambition ne s’arrête toutefois pas là : elle rêverait également de pouvoir le détourner de la voie criminelle. Elle fait erreur. Si elle peut aider Tony à voir plus clair sur lui-même, Melfi n’a en revanche aucune chance de le persuader de quitter la Mafia. Non seulement celle-ci n’est pas de ces entreprises qu’on quitte du jour au lendemain, mais il y a plus : les liens sur lesquels insiste l’analyse constituent la matière même dont se fabrique est la prospérité mafieuse. Tony peut éprouver les plus grandes difficultés à reconnaître que tel incident est bien la répercussion à distance de tel autre, rien n’y fait : il habite un univers où tout est lié. Et d’abord lui-même, une autre manière de désigner un mafieux étant justement de dire qu’il est « connected ». Il ne faut certes pas minimiser la place de la psychanalyse. Les cabinets américains enregistrèrent une recrudescence de la présence masculine après la première saison, et une importante association remit un prix à la série, un de plus, pour avoir mieux que tout autre programme populaire contribué à la vulgarisation de la cause. Il n’en reste pas moins que les séances du mardi sont, autant que le reste, prises dans la spirale.Le retour
Supposons que Bobby « Bacala » Baccalieri ou Johnny « Sack » Sacrimoni vienne rendre visite à Tony dans son bureau du Bing ! Le nounours débonnaire ou le parrain arrogant de New York l’embrasse, s’enquiert de sa santé, de son alimentation… Ça va ? La forme ? Même s’il joue le jeu, Tony se tient sur ses gardes. Il sait bien qu’une accolade peut être l’indice d’une trahison, un sourire l’aveu d’un coup tordu. Ces deux-là sont ses collègues, ils travaillent avec lui, mais ils travaillent surtout pour eux-mêmes. Aucun risque qu’ils oublient de se servir au passage ou de développer leurs petites affaires dans leur coin. Ne nous illusionnons pas : ils ont quelque chose derrière la tête. Tony est pareil : sauf la fois où Artie le lui reproche, il calcule tout le temps. S’il avance une pièce, c’est sans doute en réponse à un coup de « Sack », de « Bacala » ou d’un autre. C’est plus sûrement encore une réponse différée à un de ses propres coups, qu’il a peut-être oublié entre-temps. L’homme qui rejette volontiers sur le monde entier la responsabilité de ses crimes est donc aussi confronté sans arrêt à des situations lui renvoyant son propre reflet.
L’obligation d’y retourner encore et toujours fut sans doute aussi pénible aux scénaristes qu’à Tony-Gandolfini.
Quelle attitude adopter dans de telles circonstances ? Aucun péril n’est si grand, pour un parrain, que celui d’être trahi par ses émotions. Sans doute le flou de sa face peut-il, chez Tony, maquiller le soupçon en écoute et l’inquiétude en disponibilité. Mais cela ne marche qu’un temps. Les yeux s’humectent, la vision se brouille… : chacun voit vite que rien ne le laisse indifférent. Tout l’atteint, tout le requiert, tout lui parle – son humidité est celle d’une éponge. Le tourment est donc ici l’envers d’un talent : la sensibilité extrême qui aiguise l’intelligence de Tony pourrait bien un jour précipiter sa fin. Tony Soprano est au premier chef affecté par la série qui porte son nom. Il en est le premier otage, la première victime. Il s’agit ici d’une autre propriété du genre que la Mafia selon Chase a su pousser à son comble. La dépendance que celui-ci cherche à obtenir chez ses spectateurs n’est pas un effet extérieur. Elle ne fonctionne qu’à condition d’être d’abord ressentie de l’intérieur par leurs personnages principaux. Tony est un addict, il est pris dans un tourbillon de travail, de violence et de paranoïa toujours plus rapide et profond. Il ne veut pas y aller, il en a marre. Tant pis : il faut qu’il y retourne. Il le faut d’autant plus qu’il est essentiellement une créature du retour. Chaque épisode le répète, mais peut-être aucun avec autant de fermeté que le premier de la cinquième saison. Carmela et Tony se sont séparés. Celle-ci ayant repéré qu’un ours rôdait dans les parages de la maison, Tony est toutefois autorisé à revenir provisoirement pour veiller devant la porte, un fusil mitrailleur à la main et son éternel cigare aux lèvres. De quoi est-il alors le gardien, sinon de lui-même ? De la menace qu’il représente pour son épouse ? Mais aussi du retour au domicile conjugal, qu’il effectuera pour de bon à la fin de la saison, au terme d’une longue marche dans la forêt enneigée ? On peut voir l’addiction télévisuelle comme le contraire de la projection cinématographique. Elle ne s’en va pas au plus loin, elle revient. Aucun saut hors de soi vers des horizons plus cléments, rien d’autre qu’une succession de retombées ressemblant à un piétinement. Aucune prise, que des reprises. Les derniers épisodes s’ouvriront volontiers par un gros plan de Tony endormi, bientôt réveillé : allez, encore un effort. Un effort pour faire quoi ? On ne se pose même plus la question. Passé un certain stade, Tony n’est plus que l’envoyé du programme hebdomadaire. Il est donc logique qu’il nourrisse l’espoir de pouvoir, à l’inverse, tout recommencer à zéro. Tony se passe la main sur le visage pour évacuer ses idées noires. Le jour va venir où il aura enfin le visage net. Ce sera le matin, il fera beau et clair, il vaquera paisiblement dans son jardin. Tragique naïveté : en fait d’aurore il n’y aura pour lui que celle, toujours identique, de chaque nouvelle saison, la robe de chambre élimée, la mine sale, le journal à aller chercher au bout de l’allée. Ne nous étonnons pas de le voir s’effondrer au bord de la piscine. Étonnons-nous plutôt que ses syncopes ne soient pas plus fréquentes. L’obligation d’y retourner encore et toujours fut sans doute aussi pénible aux scénaristes qu’à Tony-Gandolfini. Mais ceux-là n’attendirent pas jusqu’au 10 juin 2007 pour souffler. On peut dater au milieu de la troisième saison le moment à partir duquel les rimes cessent de se réduire à illustrer la circularité mafieuse et s’efforcent de paraître involontaires, voire immanentes.
La série accumule d’une part assez d’épisodes pour, après un certain temps, simplement rimer avec elle-même : les échos ne sont pas condamnés à la cruauté, ils peuvent avoir la douceur d’un souvenir, voire une résonance strictement poétique. Chase a d’autre part tenu à agrandir peu à peu le champ au-delà de Mafia. Les connexions mafieuses vont donc laisser la place à d’autres : naturelles, cosmiques, métaphysiques. Ce sera un des thèmes de la sixième saison. Tony y rencontre des bonzes, un ingénieur aéronautique et même un gangsta rappeur. Les premiers affirmeront que dans la mort il n’y aura plus ni vous ni moi, que nous y serons tous comme des arbres agitant leurs feuilles au sein d’une immense forêt. Le deuxième décrira l’univers comme une soupe de molécules et comparera deux boxeurs disputant un match à deux vagues qui passeraient l’une dans l’autre, plutôt qu’à deux entités distinctes. Le troisième livrera un résumé dans la manière fruste qui convient à son art : tout est dans tout. Pour qui a l’oreille, ces vérités élémentaires étaient en fait audibles d’emblée. Il faut se souvenir que la première crise de panique de Tony succède à l’envol, loin de sa piscine, d’une portée de canards pour laquelle il s’était pris d’affection. Melfi y lira l’image d’une famille en train de se désagréger. La suite de la série suggère une autre lecture en faisant défiler une gigantesque procession animale : des dindes à foison et des poissons qui chantent, des gerbilles dans l’anus et des chiens en redingote sur l’affiche d’une exposition William Wegman, une thérapie par l’animal et même un certain Dr Vogel. Melfi a bien vu que Tony est peu enclin à confier ses malheurs, sauf lorsqu’il évoque les canards ou plus tard Pie-O-My, son cheval tant aimé – c’est d’ailleurs parce qu’il le soupçonne d’avoir mis le feu à l’écurie qu’il massacre Ralph Cifaretto. Les animaux riment, il y a un bestiaire des Soprano, mais l’animal lui-même est sans rapport, il ne répond pas. Il incarne le bonheur d’une vie soustraite à la corruption du lien. Tony devra patienter jusqu’au dernier épisode pour éprouver ce qu’il a pressenti dès le pilote. Au restaurant, lorsque sonne le carillon de la porte et qu’il relève la tête, on dirait que c’est à son tour de s’envoler à tire-d’aile, loin au-dessus des collines du New Jersey. Cela ne dure qu’une seconde, mais il connaît enfin la joie d’être projeté.Couverture : James Gandolfini dans Les Sopranos, de David Chase.