Jeudi 14 mars 2019, Jake Phelps est décédé à l’âge de 56 ans. Le rédacteur en chef de Thrasher Magazine était devenu une légende dans le monde du skate et de la mode, à l’instar de son magazine. Il y a trois ans, nous publiions un portrait de l’homme. Au détour d’un skatepark de San Francisco, Phelps revient sur sa propre histoire, celle de Thrasher et sur la signification véritable de la culture skate.

To be (cool) or not to be

Je n’avais passé que quelques minutes avec Jake Phelps et déjà quelqu’un le traitait de connard. C’était par un doux matin d’octobre à San Francisco, à la toute fin de l’été indien. Je retrouve Phelps devant un épicerie de quartier au coin de la 24e rue et de Valencia Street, à l’heure convenue. Il est habillé comme un demi-rédacteur en chef : en haut, il porte une chemise blanche bien repassée et un pull gris sans manches, des lunettes à bords noirs épais et une barbe de trois jours grisonnante ; en bas, son pantalon tombe à moitié sur son caleçon et des pentagrammes sont brodés sur les languettes de ses pompes. Il tient son skateboard à la main, sur le grip duquel des filets de sang ont séché.

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Jake Phelps
Crédits : Andrew Paynter

Mais un examen plus approfondi révèle une négligence dans la partie haute que je n’avais pas remarqué de prime abord : l’épaisse monture de ses lunettes abrite des verres si éraflés qu’il semble inutile de continuer à les porter, mais elles parviennent tout de même à dissimuler efficacement l’œil au beurre noir en voie de rétablissement et la cicatrice fraîche qui s’étale juste au-dessus, cachée dans son sourcil.

Cinq jours plus tôt, une voiture a renversé Phelps par derrière alors qu’il skatait à quelques rues d’ici. Il venait de fêter ses 53 ans. L’impact l’a propulsé au sol, que le côté gauche de sa tête a rencontré en premier, et il a dû être envoyé au General Hospital de San Francisco pour un total de neuf points de suture. Phelps a envie d’un café, et il a déjà une idée de l’endroit où aller. Il lance sa planche par terre, et je le suis alors qu’il remonte Valencia Street en prenant la piste cyclable à contre-sens.

Phelps skate avec une certaine économie de mouvement, en traînant des pieds plutôt qu’en poussant. Au départ, ça pourrait passer pour de la précaution, mais ce n’en est pas : nous ne sommes même pas sortis du quartier qu’un cycliste est obligé de faire un écart pour éviter une collision frontale. Ce dernier insulte Phelps, qui répond en bombant le torse et en grognant au nez du cycliste. « Les gens me traitent de connard tout le temps », dit-il en couvrant le ronronnement monotone de nos roues pendant que je le rattrape. « C’est parce que je ne m’arrête jamais. »

Comme pour appuyer ses propos, il grille le feu suivant. Arrêté sur la ligne, je regarde un camion piler pour ne pas le tuer. Son refus – ou son incapacité – de s’arrêter est peut-être ce qui décrit le mieux la carrière de Phelps. Il est à la tête de Thrasher depuis 1993 : le magazine a une place tellement privilégiée dans l’imaginaire collectif des skateurs qu’il est difficile de trouver avec quoi le comparer. Dans le milieu, on l’appelle « la bible » – mais nous les skateurs, on aime l’exagération. C’est une sorte de Vogue, mais pour dégénérés, et Phelps est la Anna Wintour du skate. Phelps aime se voir comme l’incarnation de Thrasher, et c’est vrai sur de nombreux aspects, de son humour caustique à sa connaissance encyclopédique de la discipline.

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Jake Phelps dans les rues de San Francisco
Crédits : Andrew Paynter

C’est aussi un homme hors du temps. Phelps est un vieux rockeur, un punk mal dégrossi dans une ville qui n’a plus besoin de ces gens-là et ne leur laisse plus de place. Il refuse de payer pour les transports et préfère se glisser dans les rames par les portes de derrière. Il jette ses mégots de cigarette n’importe où ; il appelle les gamins blood, comme s’ils faisaient partie d’un gang. Il aboie contre les touristes et engueule les conducteurs. Il grille les feux avec une confiance arrogante, et impose sa volonté aux autres véhicules avec des gestes de main cryptiques.

Sans compter qu’il vole des barres chocolatées à l’étalage, juste pour voir si les caissiers font attention à ce qui se passe – ce qui a déjà été le cas, à Copenhague. Son apparence elle-même est délicieusement cartoonesque : ses oreilles sont placées assez bas sur son crâne, et son sourire fend son visage de part en part. Il suffirait de le tremper dans de la peinture jaune pour qu’il ait l’air à sa place à Springfield. Les excentricités du skateboard font que les médias jouent un rôle très important dans ce sport. Si on peut l’appeler ainsi, car le skate a certainement plus en commun avec la pornographie : des gens doués sont payés pour être filmés pendant qu’ils font ce qu’ils font le mieux, ou du moins ce qu’ils sont assez fous pour essayer de faire.

Contrairement à ce qu’il se passe au sein de la plupart des disciplines sportives, il est impossible de vraiment perdre ou de gagner, et, même à un niveau professionnel, l’activité ne se pratique pas souvent dans des salles financées par des fonds publics : tout se passe n’importe où, n’importe quand. Il y a bien des compétitions, mais en général, les skateurs s’en foutent. Il y a même des « équipes », mais il s’agit surtout de vagues associations de types payés pour utiliser un certain type de planche (ou de truck, ou de roue, ou de roulement à billes ; et chacun peut avoir plusieurs sponsors, un pour chaque partie de sa planche – en plus de ses vêtements et de ses chaussures, avec un peu de chance).

Il n’y a pas de supporters chez les skateurs : il y a des préférences pour l’un ou l’autre. Et le boulot d’un skateur professionnel est d’aller faire du skate et de produire du contenu pour ses sponsors, lesquels publient des vidéos qui servent autant de marketing pour leur produit que de moyens pour la discipline de progresser. Il s’agit moins d’un sport que d’un écosystème médiatique bien particulier, géré par tout un tas de skateurs. Les magazines sont les médias les plus indépendants de cet écosystème – le seul endroit où rédacteurs en chef, auteurs et photographes peuvent mettre en avant leur vision idéale du skate et de la culture qui l’entoure. Et tandis que les autres magazines de skate ont dépéri ou ont mis la clé sous la porte, Thrasher a préservé sa réputation de canard à records.

L’incarnation la plus visible de cette autorité est la récompense de « skateur de l’année ». Assez comique dans sa forme, cette statuette de bronze – un type à l’air stoïque nommé Rusty, qui porte un short, un t-shirt de Thrasher, une casquette à l’envers, et tient nonchalamment une planche par le nez – a une importance symbolique énorme. Dans un sport qui se distingue par son refus inné de l’autorité, c’est le seul titre auxquels les skateurs accordent de la valeur. C’est aussi un titre qu’assombrit un procédé d’attribution mystérieux. Les lecteurs peuvent voter pour le skateur de l’année, bien sûr ; après tout, il y a aussi des élections en Corée du Nord.

On prend généralement pour acquis dans le milieu du skate que Phelps choisit lui-même le vainqueur chaque année, ce qui fait de lui l’objet du mépris et de la fascination de tous : mais pour qui se prend ce vieux type pour dire au monde ce qui est cool et ce qui ne l’est pas ?

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En skate
Crédits : Andrew Paynter

Monsieur Phelps

Phelps aime dire que c’est dans le Massachusetts qu’il a appris à être un connard. Il a passé les onze premières années de sa vie en Californie, avant que ses parents se séparent et qu’il aille vivre à Marblehead avec sa mère. C’était une native de San Francisco un peu hippie, qui l’envoyait parfois à l’école habillé en dashiki. Ce déménagement sur la côte est a appris à Phelps que le monde n’était pas tout rose. « J’ai beaucoup appris sur le racisme, le hockey de rue, et je me suis embrouillé avec pas mal de gens », dit-il.

Phelps se souvient encore de l’heure à laquelle il a chopé un skateboard pour la première fois : c’était le 13 avril 1976, à 16 heures. Il avait alors 13 ans et il s’est vite rendu compte que l’objet lui offrait un avantage précieux dans une vie d’adolescent : un pouvoir sur le monde. « Les chiens, les parents, les filles, tout le monde : ils disent tous non », dit-il, mais pas ton skateboard. « Même sous la pluie, c’est comme s’il disait : “Allons-y”. »

Il a bientôt commencé à répondre constamment à l’appel de la planche, même au beau milieu de la nuit, et parfois alors qu’il était sous LSD, captivé par le bruit que ses roues en polyuréthane faisaient en roulant sur le béton. (Phelps raconte qu’il a pris tant de LSD qu’il a confondu le séisme de 1989 à Loma Prieta avec un flash-back bien sévère.) Le polyuréthane a complètement changé la pratique du skateboard. Jusque dans que les années 1970, les planches étaient dotées de roues en argile ou en acier, dont l’adhérence au bitume était proche de zéro.

Et puis ce matériau venu du futur est arrivé après plusieurs années, et les surfeurs ont ridé leurs planches dans les piscines vides du sud de la Californie, transformant ce qui était jusque-là un jouet dangereux en véritable engouement national. Mais le skateboard n’en était encore qu’à ses premiers balbutiements. Les planches étaient taillées comme des poissons suédois – c’est-à-dire pas très grandes. Le ollie – la façon dont les skateurs sautent avec leurs planches et les bases de tout le reste – ne serait pas inventé avant la fin de la décennie.

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Des jeunes dans un skatepark de San Francisco
Crédits : Andrew Paynter

Les gens qui ont construit les premiers skateparks étaient encore moins conscients de ce qu’ils faisaient que les skateurs. En 1977, Phelps a commencé à travailler à Zero Gravity, un skatepark situé près d’une vieille usine de gaufres à Cambridge, dans le Massachusetts. Le parc avait été bâti par un homme d’affaires dans la trentaine qui s’était empressé d’acheter l’endroit alors qu’il tuait le temps en feuilletant un magazine de skate dans un kiosque. Phelps assure que c’était un piège mortel – il appelait les ambulanciers par leur prénom tant il avait affaire à eux.

Phelps était doué, et pendant une courte période, il a trouvé un sponsor avec Pepsi, une des premières marques à investir le secteur. Il voyageait à travers l’Amérique pour faire des démos de skate dans les écoles. « Je sortais avec mes lunettes de soleil et mes cigarettes enroulées dans les manches, je faisais un petit tour et je me cassais la gueule », se souvient-il. À ce moment-là, l’équipe Pepsi arrivait, tout vêtus de fringues à l’effigie de la marque, et le sermonnait pour ne pas avoir porté l’équipement de sécurité approprié. Il se faisait 500 dollars par semaine et il a quitté l’école à la fin des années 1970… pile au moment où l’engouement pour le skateboard s’essoufflait. « Tout le monde s’est barré », dit Phelps – y compris Pepsi.

Lorsque le skateboard est passé de mode, les seules personnes qui restaient dans le milieu étaient aussi dévouées que Phelps. Peu à peu, le skateboard s’est immiscé dans la contre-culture et s’est retrouvé associé au punk californien et au hardcore new-yorkais. Thrasher a été lancé durant cette sombre période, en 1981, par Vitello et Eric Swenson, une duo d’hommes d’affaires de San Francisco. Ils avaient commencé à fabriquer une marque d’essieux de skateboard appelée Independent, et ils cherchaient un endroit pour faire la promotion de leurs produits et créer un univers autour d’eux.

Le premier rédacteur en chef du magazine était Kevin Thatcher (qui finirait plus tard chez SCHWING!, un magazine de golf punk-rock). Il a parlé aux skateurs de l’époque, mais aujourd’hui, ces premières questions semblent candides. Dans la son deuxième édito, Thatcher écrivait : « Si vous vous sentez radical lorsque vous faites un grind sur un trottoir, sapristi, c’est que vous l’êtes. »

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Le logo du magazine

Le skateboard est revenu à la mode au milieu des années 1980, en partie grâce au magnétoscope. Avant son invention, les pros devaient bourlinguer pour faire des démonstrations et participer à des concours pour gagner leur vie ; avec la vidéo, la démo pouvait investir la chambre de chaque adolescent. Stacy Peralta, un ancien membre du légendaire groupe Z-Boys, a sorti The Bones Brigade Video Show en 1984. Une performance qui regroupait des stars de la discipline, à savoir Tony Hawk, Lance Mountain et Steve Caballero.

Je n’avais jamais remarqué à quel point leurs noms sonnaient faux jusqu’à ce que Phelps me l’ait fait remarquer. « À l’époque on arrêtait pas de se foutre de leur gueule. » Jake Phelps est retourné à San Francisco au début des années 1980, où il a commencé à travailler dans un magasin de skate dans Haight-Ashbury. Il est tombé nez à nez avec Thatcher, qui a fait appel à lui pour écrire une rubrique de critique de produits pour son magazine.

Phelps a commencé en 1986, et la difficulté d’écrire une telle chronique à l’époque est évidente sur le papier. Il profite parfois de la tribune pour taper sur les fabricants qui ne lui donnent pas assez d’informations (comme le prix et les dimensions) ou lui envoient des échantillons inutiles (« Comment on peut donner son avis sur une seule roue ? »). Il demande des retours à ses lecteurs, mais lorsqu’il les reçoit, il ne semble pas content. Thatcher n’a pas tardé à offrir à Phelps un job au siège du magazine, dans le quartier de Bayview-Hunters Point. Il était au service des expéditions, à emballer les chemises et les casquettes Thrasher.

C’était la fin des années 1980, et, à cette époque-là, les gars qui travaillaient sur le magazine étaient des « malades adeptes de la PAO » qui portaient des capes au bureau. Vitello aussi l’avait bien compris, et il descendait certaines épreuves à son manager en charge des expéditions. « Qu’est-ce que tu penses de ça ? », demandait-il « C’est un bail », répondait Phelps – le trick était à moitié foiré ; la photo inutilisable. « Et de ça ? » « C’est de la merde. » Et ainsi de suite. Vitello remontait les escaliers pour faire part des remarques de Phelps à la rédaction. En 1993, Vitello a décidé de boucler la boucle et a placé Phelps en haut de la pyramide.

À cette époque, San Francisco était en train de devenir la capitale du skate de rue, le genre dominant à l’époque. Justin Herman Plaza, sur l’Embarcadero juste en face du Ferry Building, était La Mecque de l’époque. Les skateurs avaient surnommé la place EMB, et de nouveaux tricks y étaient inventés constamment. Phelps ne s’est jamais trop intéressé à cette dimension très technique du skate de rue. Pour son neuvième numéro en tant qu’éditeur de Thrasher, il a mis une pierre tombale en couverture, en déclarant que le skateboard était mort.

Il l’a accompagnée d’un édito : « Les générations futures de skateurs n’existeront même pas car tout ce que voient les mômes, ce sont des types qui s’essaient à un enchaînement varial heelflip noseslide nollieflip fakie » – une combinaison de tricks impossible à l’époque – « cent fois de suite, avant de s’énerver et de rentrer à la maison pour bouder. Comment quiconque pourrait comprendre ça ? Et je ne parle même pas de vouloir le faire. » Son magazine était, en d’autres termes, plus hostile que celui de Thatcher – et plus vivant.

Il a commencé à publier des photos envoyées par les lecteurs, et le magazine sélectionnait dans le tas un type bidon, qu’il affichait comme le « poseur du mois ». Il publiait aussi des photos de cicatrices et de blessures ouvertes dans la rubrique Hall of Meat (« Temple de la viande »). Dans le numéro annuel du Skateur de l’année, il décernait des titres dont certains étaient des blagues inoffensives, et d’autres de la provocation pure et simple. En 1995, il a attribué le prix du « Plus agaçant » à un skateur du nom de Billy Pepper.

L’année suivante, Thrasher a publié une page intitulée « Les 15 skateurs les plus détestés », où Pepper était classé numéro 4. Pepper a eu vent du classement avant qu’il ne soit publié, et il a fait une visite aux locaux de Thrasher. « Comment puis-je t’aider, Bill ? » se rappelle avoir dit Phelps avant de se prendre un pain dans la gueule. Après ça, Pepper a rejoint la liste des pros bannis des pages de Thrasher. (Il y en a au moins quatre autres.)

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Les nombreux numéros de Thrasher
Crédits : Andrew Paynter

Le goût de Phelps, quoique très orienté, a évolué avec le skateboard avec les années. Mais la franchise avec laquelle il profère ses jugements continue de le rendre polémique. C’est tout spécialement le cas quand revient l’époque du SOTY (« Skater of the Year »). En dépit des rumeurs, le skateur de l’année est désigné par un comité à Thrasher. Mais Phelps ajoute qu’il a un droit de veto, et je n’ai pas besoin de beaucoup le pousser pour qu’il me confie ses raisons arbitraires – et possiblement fictives – pour avoir refusé le prix à certains skateurs.

Dennis Busenitz ? « Il skate en allemand, mec. » Jamie Thomas ? « Il portait une visière à EMB. » Guy Mariano ? « Il s’est foutu du mag. » Torey Pudwill ? « Tu pourrais écrire “Torey Pudwill” sur un trophée, toi ? » Chad Muska ? « Ce type était un con ! » Quand je demande à Phelps qui est sur sa liste pour devenir le skateur de l’année 2015, il ne me donne que deux noms. Six semaines plus tard, j’apprendrai que l’un d’eux a gagné le Rusty.

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Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret, Raphaël Rigal et Maha Ahmed d’après l’article « Thrashed », paru dans California Sunday Magazine. Couverture : Jake Phelps dans les locaux Thrasher (par Andrew Paynter).