Itinéraire
Comment est né BKLYNR ?
BKLYNR a démarré autour de novembre 2012. L’idée nous est venue à Raphael Pope-Sussman et moi alors qu’on mangeait. On est amis de longue date, nous étions tous deux rédacteurs pour le journal de notre école, c’est là que nous nous sommes rencontrés. Et nous avions tous les deux envie de lancer un projet journalistique à côté de nos boulots respectifs. À l’époque, on était tous les deux salariés par ailleurs et plus ou moins heureux dans notre travail, mais aucun de nous deux ne travaillait dans le journalisme et cela nous manquait. Moi, je travaillais pour Google. Ce n’était pas désagréable, mais j’étais attiré et intrigué par d’autres projets qui ont démarré à ce moment-là, on voyait des aventures médiatiques à petite échelle éclore partout autour de nous.
« Sous la plume de certains, Brooklyn est devenu une marque mondialement célèbre. »
J’étais particulièrement intéressé par les projets impliquant un rythme de publication plus lent, quelques papiers par mois, un plus petit nombre d’articles. Il y avait The Magazine, une revue pour iOS développée par Marco Ament, qui avait opté pour ce genre de modèle. Et aussi un magazine de science et de technologie appelé Matter, qui avait mené à bien sa campagne Kickstarter. Leur idée, c’était de publier une histoire par mois et de la vendre pour un dollar. Ensuite, Craig Mod a publié un essai qui s’est très bien vendu, Subcompact Publishing, qui décrivait le fonctionnement de ce type de modèles – l’idée qu’avec peu de moyens, on peut produire un magazine à petite échelle qui peut tout de même s’attirer un lectorat fidèle. On s’est dit que le modèle était taillé sur mesure pour nous et on a décidé se lancer.
Quel est le contexte médiatique à Brooklyn ?
Il y a un petit nombre de blogs à Brooklyn, qui existent depuis un certain temps déjà. La plupart d’entre eux se concentrent sur des parties spécifiques de Brooklyn, mais généralement, Brooklyn est couvert par des médias basés à Manhattan, comme le New York Times, le New York Magazine et quelques autres, qui se focalisent sur certains quartiers et certaines classes des habitants de Brooklyn. Et bien évidemment, sous la plume de certains, Brooklyn est devenu une marque mondialement célèbre. On retrouve le mot dans des noms de restaurants qui n’ont rien à voir de près ou de loin avec l’endroit. Il a même ses plages horaires sur HBO, le dimanche soir, avec des émissions comme le Lena Dunham Show. Du coup, quand quelqu’un entend le mot « Brooklyn », cela lui évoque des images très précises qui ont été façonnées par la manière dont le New York Times en parle dans ses pages. Nous avions donc envie de raconter l’histoire plus globale d’un arrondissement qui ne se limite pas, en matière géographie comme d’intérêt, aux quartiers de Williamsburg, Park Slope et Green Point.
En ce qui vous concerne, comment êtes-vous passé des sciences politiques au web design avant de finalement créer un média sur internet ?
La raison pour laquelle j’ai étudié les sciences politiques, c’est que je rêvais de devenir reporter politique quand je suis entré à l’université. Et j’ai fait quelques stages au sein d’un nouveau média de l’époque appelé TPM (Talking Points Memo), dédié à la politique – à l’origine, c’était un blog tenu par un seul homme, Josh Marshall. Et cela s’est changé en une petite structure médiatique influente dans le milieu, couvrant l’actualité politique de Washington DC. J’y ai été stagiaire durant deux étés, et j’ai beaucoup appris sur les rouages d’une rédaction en ligne. Cette structure rédactionnelle impliquant une collaboration étroite entre les développeurs et les reporters était intéressante et très inspirante pour moi. C’est pourquoi, ces dernières années, je me suis essentiellement intéressé à la relation entre le travail de journaliste et celui du développeur, amenés à se compléter dans le contexte d’une publication en ligne. Je voulais acquérir moi-même certaines de ces compétences de développement, alors j’ai étudié la question le soir, les week-ends, j’ai essayé de comprendre comment créer un site internet et comment coder en java script, tout ce dont j’avais besoin. J’ai réalisé un certain nombre de sites et finalement, j’ai créé BKLYNR.
Pourquoi avez-vous fait le choix d’un média exclusivement numérique ?
Au début, nous étions contraint par le temps et le peu de moyens dont nous disposions. D’une part, nous savions que nos ressources étaient limitées, et d’autre part, la perspective d’éditer une publication papier et de s’occuper de choses telles que la distribution et les annonceurs n’était pas très attrayante. On peut bien plus rapidement créer un site internet et le lancer, plutôt que de mettre sur les rails une revue imprimée qui devra être distribuée aux quatre coins de la ville.
« Nous voulions concentrer toute notre énergie sur un petit nombre de publications pour avoir le temps de produire des histoires de qualité. »
Mais au-delà de cela, nous n’étions pas sûr que l’économie du papier faisait sens pour nous. J’aime beaucoup le papier, je suis abonné à certaines revues – je reçois mon exemplaire du New York Times chaque week-end et j’adore cela –, mais malgré tout l’amour que je lui porte, je ne suis pas convaincu qu’il aurait été intéressant pour nous d’investir autant d’énergie dans une publication papier sans en dégager aucun profit.
Pourquoi avez-vous choisi de ne publier que trois histoires par mois ?
En nous inspirant du modèle de publication sous-compact décrit par Craig Mod, nous voulions créer un média très ciblé, concentrer toute notre énergie sur un petit nombre de publications pour avoir le temps de produire des histoires de qualité. Écrire et éditer un article de 5 000 mots représente beaucoup de travail, sans compter les conversations entre éditeurs et auteurs – dans notre cas, cela peut durer plusieurs semaines. Donc nous ne voulions pas avoir les yeux plus gros que le ventre. Trois histoires était un nombre idéal au début. Et désormais, après avoir rodé notre activité éditoriale, nous continuons de penser que c’est un excellent chiffre.
Narration
Le journalisme narratif était la forme la mieux adaptée à votre projet ?
Oui, j’y suis très attaché. Il me faut rappeler que l’environnement médiatique de Brooklyn se composait déjà d’un certain nombre de publications traitant de l’actualité des quartiers, de différents blogs qui publiaient des brèves quotidiennes sur des sujets variés. Et nous n’avions aucun intérêt à concurrencer les journalistes politiques ou ceux publiant jour après jour des dépêches sur des questions politiques ou criminelles. Je crois que si l’on ne produit que quelques articles par mois, il faut se concentrer sur des questions plus larges, des histoires racontées de telle manière qu’elles permettent à l’auteur de donner davantage de relief et de couleur au sujet. L’approche narrative était par conséquent la mieux adaptée à notre modèle de publication.
Les smartphones et les tablettes ont-ils changé la façon dont les habitants de Brooklyn s’informent ?
C’est une question difficile. J’aimerais imaginer le lecteur type de BKLYNR comme quelqu’un qui, après une dure journée de travail, se détend sur son canapé en lisant nos histoires sur tablette ; ou quelqu’un qui, plutôt que de lire le New York Times au petit-déjeuner le dimanche matin, a son iPad sur les genoux et parcourt notre site… Mais si on regarde les statistiques, la majorité des gens qui nous lisent le font au travail, ou du moins durant la journée. Et cela concorde avec mes propres habitudes de lecture. Lorsque je travaille, dès que j’ai quelques moments de libres, j’en profite pour lire un article ou deux. Les choses ne sont donc pas si simples, même si la tablette offre aux gens un moyen plus confortable de lire assis ou couché. Je pense que les gens lisent principalement au travail, et qu’ils sont généralement amenés à lire des articles via leurs réseaux sociaux, comme Facebook ou Twitter. Ils sont plus habitués à ce mode de fonctionnement, et si l’on s’en réfère à nos statistiques, il semblerait que les tablettes n’ont pas changé tant que cela les modes de consommation.
De quels autres médias vous êtes-vous inspirés ?
Il y en a un certain nombre : j’ai déjà mentionné The Magazine, de Marco Ament, et Matter, mais il y a aussi The Atavist, pour qui je travaille à plein temps désormais – je suis designer chez eux. Et je suis également toujours inspiré par le New York Times, un journal fantastique qui publie de grands textes de journalisme narratif – même s’ils ne couvrent pas Brooklyn de la bonne manière ! Mais je pense malgré tout avoir été beaucoup inspiré par eux, notamment par certaines de leurs histoires numériques interactives. Nous en avons réalisé un certain nombre nous-mêmes – avec des cartes, entre autres choses –, mais le New York Times a mis la barre très haut en la matière.
Qui sont vos auteurs ?
Nous avons eu la chance, Raphael et moi, de rencontrer beaucoup de jeunes journalistes ambitieux lorsque nous étions à l’école. Donc nous nous sommes lancés avec un solide réseau de gens intéressés par le projet, qui voulaient y contribuer. On s’appuie encore sur ce réseau, bien entendu, mais à mesure que le projet a grandi, nous avons attiré l’attention sur nous et des gens nous ont écrit avec l’envie de nous rejoindre. Une bonne partie de nos contributeurs aujourd’hui sont des gens que nous ne connaissions pas au départ, mais qui sont devenus avec le temps des reporters investis et fidèles.
Fonctionnement
Quel modèle économique avez-vous adopté ?
Il se base principalement sur les abonnements. Notre modèle permet aux non-abonnés de lire une de nos histoires par mois, mais pour lire les trois histoires d’un numéro ou toutes celles de notre catalogue, vous devez vous abonner pour 2 dollars par mois ou pour 20 dollars par an. C’est tout. Après, nous avons fait ponctuellement d’autres choses : j’ai par exemple réalisé une carte de l’arrondissement, qui comportait les 3000 bâtiments de Brooklyn, codés en couleur selon l’âge du bâtiment. Elle était très populaire en ligne, alors nous l’avons imprimée pour la vendre, et cela a très bien marché. Mais globalement, notre système repose sur les abonnements.
Qu’en est-il de votre ligne éditoriale ?
Au départ, nous voulions raconter des histoires sur Brooklyn dont les autres médias n’offraient pas la lecture, la plupart se concentrant exclusivement sur de petites zones de l’arrondissement, quelques quartiers en particulier. Nous voulions nous extraire de ces quartiers et parler des gens qui vivent tout autour. Brooklyn est le plus grand arrondissement de New York pour ce qui est de la superficie, et il est aussi le plus peuplé. Pourtant, la couverture médiatique se borne à une toute petite partie de celui-ci.
« Nous voulions raconter des histoires sur Brooklyn dont les autres médias n’offraient pas la lecture. »
Nous essayons donc de raconter des histoires qui s’intéressent à la vie de communautés dont on entend parler nulle part ailleurs, et qui traitent de sujets plus vastes que les gens rencontrent dans leur quotidien, d’où qu’ils viennent. Je crois qu’un bon exemple pour illustrer cette vision des choses est « Street Fight », de Phillip Pantuso, un regard sur la communauté très active de Brownsville. Brownsville est un quartier de la partie est de Brooklyn, historiquement très pauvre, qui a rencontré beaucoup de problèmes au fil du temps. Mais c’est un quartier où vivent un petit nombre de gens passionnés qui essayent de changer les choses avec les moyens du bord. C’est donc l’histoire d’un quartier spécifique, mais également quelque chose que vous voyez sous diverses formes à travers tout l’arrondissement et bien au-delà.
Votre modèle économique comme votre proposition éditoriale sont très simples. Comment BKLYNR a-t-il été reçu ?
Je pense que la simplicité est une bonne chose et les gens nous l’ont prouvé. Aujourd’hui, je trouve la plupart des médias écrasants. Sur Twitter, je me retrouve souvent perdu, à cliquer entre 20 ou 30 onglets ouverts dans le navigateur pour lire les dernières actus chocs qui font le gros de l’information quotidienne. Je ne sais pas si c’est une façon très intéressante de consommer l’information, mais je crois que ces modèles basés sur l’audience et le clic ont créé un environnement médiatique extrêmement dynamique qui n’est pas toujours ce que recherche le lecteur. Il existe encore des formes de journalisme plus discrètes, mais qui sont peut-être moins visibles dans le contexte de Facebook et Twitter. Nous avons donc conçu quelque chose de simple, un média qui permet aux gens de prendre leur temps lorsqu’ils lisent des histoires, et je crois que notre lectorat apprécie cela. Nous avons reçu de nombreux témoignages allant dans ce sens, de gens qui voient en BKLYNR, de par sa simplicité, quelque chose de différent et d’unique dans le paysage médiatique.
Qui sont vos lecteurs ?
Nombre d’entre eux viennent de New York City, mais en fait, moins de la moitié seulement si l’on regarde les statistiques, ce qui est une donnée intéressante pour nous. Certaines de nos publications ont reçu l’attention de lecteurs venus du monde entier, c’est très enthousiasmant. Je pense donc que si nous avons une réputation plutôt cool auprès des gens de New York, que les histoires de Brooklyn intéressent, nous racontons aussi des histoires qui intéressent les gens par-delà les frontières de l’arrondissement, et c’est ce que nous avons toujours souhaité. Je pense que si vous racontez une histoire d’une manière intéressante, vous attirerez même les lecteurs qu’elles ne touchent pas personnellement. Je crois que c’est ce que nous avons réussi à faire.
Vous travaillez donc à plein temps pour The Atavist. Pourquoi n’utilisez-vous pas Creatavist pour BKLYNR ?
J’ai créé BKLYNR juste avant ou juste après la sortie de Creatavist, donc à l’époque forcément, je ne connaissais pas l’outil. Nous utilisions WordPress depuis un moment, le CMS (Système de gestion de contenu) sur lequel est bâti BKLYNR. Mais nous ne sommes pas fermés à l’éventualité d’utiliser un jour Creatavist. C’est une excellente plate-forme qui, en continuant à se développer comme elle le fait, répondra un jour aux besoins de petits éditeurs comme nous.
Le journalisme local en ligne, tel que vous le pratiquez, a-t-il un avenir ?
Absolument. Nous allons continuer longtemps à raconter des histoires sur Brooklyn, et je pense que même si un certain nombre de gens n’ont pas réussi à s’installer en proposant du journalisme « local » ou « hyper-local » sur internet – je pense notamment à Patch, de Tim Armstrong –, il y a néanmoins d’autres moyens d’y parvenir. Tant que les gens s’intéresseront à la vie de leurs communautés et de leurs quartiers, il y aura des histoires à raconter. Et Internet est le médium parfait pour cela.
Couverture : « Shipped Out », par William Denatale.