Les pieds dans le vide

Trois traits de lumière balayent le ciel noir de Purfleet. Dans ce village de l’Essex, situé sur les bords de la Tamise, à l’est de Londres, la nuit est régulièrement zébrée par les projecteurs du Backstage Centre. À une trentaine de mètres de hauteur, leurs faisceaux croisent le halo des lampes installées sur le toit. Ce soir-là, la salle de répétition et de formation accueille un gala de charité. Au sommet du bloc de béton, des volutes de fumée roulent au milieu du jeu d’éclairage. Il y a quelqu’un là-haut. Un vieil homme à la barbe grise fume une cigarette assis sur le parapet, les pieds dans le vide. Il s’appelle Bernie.

Chris Kingston est en proie au doute
Crédits : Netflix

Dans son dos, un groupe de cinq personnes tient un conciliabule agité. « Les gars, j’ai une idée », lance l’un d’eux les yeux écarquillés. « Il est venu ici, il a trop bu… Un accident ! Il a une attaque, il a un accident. » Pour se promettre de « raconter la même histoire », trois hommes et une femme joignent leurs mains. « Pas question », proteste Chris, un grand roux en bras de chemise mauve. Mais on le force à pactiser. Pire, c’est lui qui est désigné pour pousser le vieil homme.

Osera-t-il commettre un meurtre ? C’est la question posée par l’émission de télé-réalité The Push, diffusée depuis le mardi 27 février 2018 par Netflix. Sans le savoir, Chris est le sujet d’une expérience grandeur nature. Célèbre pour ses performances de mentaliste à la télévision britannique, le « psychologue illusionniste » Derren Brown veut cette fois démontrer que le conformisme d’une personne lambda la met dans un état de docilité telle qu’elle est capable du pire. Il suffit que l’ordre vienne d’une figure qui fait autorité.

Quelques mois auparavant, Christopher Kingston a passé une audition afin de participer à une émission de Derren Brown. Raté, lui a-t-on fait savoir. En réalité, ce responsable d’une entreprise d’impression et de design de 29 ans avait bien été retenu. Son comportement était visiblement assez grégaire pour en faire un bon cobaye. Il a donc été invité à un faux gala de charité ironiquement appelé « Push ». 70 acteurs et 50 caméras étaient prêts à le mettre à l’épreuve. Pour l’enfumer, il y avait l’homme à la cigarette : ce VIP devant remplir son carnet d’adresses allait bientôt peupler ses cauchemars, assis au bord du vide.

Il faut se débarrasser du corps
Crédits : Netflix

Après s’être présenté, Bernie simule un malaise. Il « est mort », jure Tom, un acteur. Pris de panique, Chris se laisse convaincre d’évacuer le corps avec ce dernier en attendant la fin du gala. « The show must go on », prétexte Tom. Alors que Bernie avait été laissé inerte dans une cage d’escalier un moment, Chris et Tom réalisent à leur retour qu’il n’est plus là. Non seulement le vieil homme est vivant mais il les attend sur le toit, fou de rage. Leur futur s’écrira en prison, jure-t-il. Dans un enregistrement qu’il brandit, on les entend essayer de se débarrasser de lui. Le piège se referme. « Ce genre d’injonctions contradictoires, de dilemmes, mettent particulièrement mal à l’aise », souligne le professeur de communication François Jost, auteur du livre La Méchanceté en actes à l’ère numérique.

Pour présenter le concept, Netflix explique que « Brown dévoile les secrets psychologiques de l’obéissance et du conformisme. Il éclaire une vérité terrifiante de son expertise : lorsque nous sommes confrontés à une autorité, notre instinct nous dicte d’obéir sans la questionner. À tel point que même les personnes les plus vertueuses peuvent être conditionnées pour commettre des actes horribles, simplement parce qu’on leur a dit de le faire. » Si Christopher Kingston en arrive là, il n’arrivera évidemment aucun mal à Bernie. Mais c’est quand même « complètement taré », s’étrangle le journaliste américain Matt Miller.

Dans la controverse, quelques médias ont oublié de préciser que The Push a déjà été diffusé début 2016 sur la chaîne de télévision britannique Channel 4. Ce n’est pas non plus la première fois qu’une émission de télé-réalité pose de nombreuses questions éthiques. Elles sont même inhérentes au genre : depuis le lancement de The Real World sur MTV en 1991 et de Big Brother aux Pays-Bas en 1997, il a entre autres choses été accusé d’exciter un voyeurisme crasse et de faire l’apologie d’une concurrence violente. Avec le temps et l’émergence de concepts de plus en plus variés, a émergé une critique nouvelle : quoique souvent consentants, les participants ne sont-ils pas mis en danger ?

Beautés plastiques

Le « psychologue illusionniste » Derren Brown avait à peine quitté les écrans de Channel 4 qu’une psychologue, diplômée elle, partageait son expérience de la télé-réalité. En septembre 2016, Lynn Ianni revenait sur son travail auprès des candidates de The Swan, douze ans plus tôt. Regardée par 9,1 millions de personne par semaine en moyenne, l’émission était la première à organiser des opérations de chirurgie esthétique. De ce passage par le bloc opératoire dépendait ensuite le jugement des spectateurs quant à leur beauté.

« Je savais que je n’avais pas le contrôle sur la réalisation, donc le plus important pour moi était que les filles se sentent à l’aise avec ce qu’elle faisaient », explique Ianni. « J’essayais de m’assurer que ce soit réel et pas du sensationnel. » Peine perdue. Sitôt The Swan enregistré, un flot de critique se déverse dans la presse. Pour USA Today, le résultat est obscène : « On convainc ces femmes que leur valeur est dans leur apparence physique, on l’altère selon les standards de la beauté et on dit à toutes, sauf à une : “Désolé, vous n’êtes toujours pas assez bien.” »

Le temps que cette expérience soit répliquée ailleurs, les Américains pouvaient voir les personnages bien réels d’Intervention, sur la chaîne A&E, conduire ivres ou drogués. À la même période, en 2007, la chaîne publique néerlandaise BNN mettait à l’écran une femme atteinte d’une maladie incurable. Trois personnes étaient en lice pour recevoir son rein, jusqu’à ce que les producteurs coupent court au scandale. Il s’agissait en fait d’un simulacre destiné à sensibiliser au don d’organe.

Les candidates de The Swan ont en revanche bel et bien été passées au scalpel. Certaines, comme Cindy K. Ingle, ont été satisfaites du résultat. Pour d’autres, l’émission n’a été que le point de départ d’une longue descente aux enfer à l’instar de celle vécue par la candidate française de Loft Story Loana Petrucciani. Au cours du tournage, Lorrie Arias a subi des opérations bien plus importantes que ce qu’elle souhaitait. En deux mois et demi, elle avait été opérée des abdominaux, des fesses, des cuisses, de la lèvre supérieure, des yeux, des sourcils, du nez et des seins. Confrontée à la réaction de ses proches, la jeune femme s’est vite sentie coupable. En 2010, le livre de Jennifer L. Pozner Reality Bites Back, raconte qu’elle souffre de bipolarité, de dépression et ne sort plus de chez elle.

« La télévision pourrait organiser la mise à mort d’un individu en guise de divertissement »

Lorrie Arias en veut davantage à la logique de l’émission qu’au chirurgien engagé par la FOX, Randal Hayworth. Sur ordre des producteurs, ce dernier devait donner les mêmes conseils aux candidates sans guère faire de différence. « Je ne pouvais pas vraiment dire mon sentiment », regrette-t-il. « Quand je disais ce que je pensais, j’étais censuré. » À en croire Jennifer Pozner, l’élément psychologique n’était pas seulement négligé. C’était justement un « instrument d’exploitationIanni n’a pas reçu de licence d’une institution accréditée », pointe-t-elle.

L’année de parution de son livre, France 2 diffuse un documentaire de Christophe Nick interrogeant les limites du genre. Il s’agit d’une sorte de test. Pour le pilote d’un jeu de télévisé monté de toutes pièces, un candidat doit infliger des décharges électriques de plus en plus fortes à un autre participant à chaque fois qu’il répond mal aux questions. Joué par un acteur, ce dernier demeure en réalité indemne. Il simule une vive douleur et demande même, à partir d’une certaine intensité, à arrêter. Mais la présentatrice intime fermement à tout le monde de continuer. En dépit du risque patent et bien qu’il n’ait rien à gagner, le non-initié se plie aux règles. Pour les concepteurs du Jeu de la mort c’est la preuve que « la télévision peut, sans contestation possible, organiser demain la mise à mort d’un individu en guise de divertissement ». Milgram avait raison.

Un mal banal

Le documentaire de Christophe Nick est une adaptation d’une expérience réalisée entre 1950 et 1963 par le psychologue américain Stanley Milgram. Au prétexte d’une recherche sur la mémoire, ce professeur de Yale demande à un panel d’hommes et de femmes de soumettre un sujet à des chocs électriques. Leur intensité croit à mesure que se répètent les erreurs, jusqu’à un maximum de 450 volts. Si certains émettent des doutes, ils sont vite dissipés par un groupe de pontes en blouses blanches. Puisqu’une autorité scientifique est certaine qu’il est bon de continuer, 65 % des cobayes poussent l’expérience à son terme.

Lorsque Milgram termine ses travaux, en 1963, la philosophe germano-américaine Hannah Arendt théorise la « banalité du mal » pour expliquer le génocide de la Seconde Guerre mondiale dans le livre Eichmann à Jérusalem. L’œuvre entre en résonance avec l’expérience scientifique. « Des gens ordinaires et dépourvus de toute hostilité peuvent, en s’acquittant simplement de leur tâche, devenir les agents d’un atroce processus de destruction », relève Stanley Milgram. Le livre qu’il publie sur le sujet en 1974, Obedience to Authority: An Experimental View incite d’autres chercheurs à répéter le test, souvent avec des conclusions similaires.

Dans les milieux scientifiques, un débat éthique naît alors : doit-on tromper un sujet pour les besoins et la science et, surtout, l’exposer à un tel niveau de stress ? Le philosophe américain Steven Patten juge le procédé « choquant », rejoignant ainsi l’avis de certains de ceux qui y ont été soumis. Herb Winer était « fou de rage » après l’expérience. Il en parle comme d’ « une des seules choses [qu’il] n’oublier[a] jamais ». Bill Menold l’a aussi trouvée « incroyablement stressante ». Milgram écarte les critiques en expliquant le ressentiment par la honte.

À sa mort en 1984, la psychologie est amenée sur un terrain encore plus périlleux. En France, l’émission Psy-show d’Antenne 2 propose des thérapies en direct à des couples. Leurs problèmes les plus intimes sont passés en revue. À cette première percée dans la frontière entre sphères privée et publique succèdent beaucoup d’autres. En 1987, année de lancement de Sexy Folies en France, il existe déjà 37 émissions de télé-réalité aux États-Unis. Leur spécificité est d’après le professeur de l’Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel Guillaume Soulez de « mettre à l’épreuve des candidats cobayes pour réaliser les conditions d’une expérience psycho-sociale sous les yeux du public, afin de chercher à lui révéler une réalité ».

Stanley Milgram

L’ambition n’est pas exactement nouvelle. Le producteur de radio et de télévision Allen Funt l’avait en tête quand il a inventé la caméra cachée à la télévision quarante ans plus tôt. « Le pire », dit-il, « c’est de voir à quel point les gens peuvent facilement être dirigés par n’importe quelle forme d’autorité. Nous devons développer des moyens d’apprendre à nos enfants à résister à celles qui sont injustes ou ridicules. » Mais pour François Jost, cette dimension expérimentale sert souvent d’alibi. « Les psychologues savent que ce n’est pas avec une émission qu’on fait avancer la science », tacle-t-il. Or, les participants n’en sortent pas toujours indemnes. Le créateur de Big Brother, John de Mol, ne disait-il pas lui-même que s’il proposait à dix personnes d’aller dans un avion avec neuf parachutes, il trouverait des candidats ?

Big Brother

John de Mol gère aujourd’hui un large bouquet d’entreprises des médias depuis le bloc argenté où sont installés les bureaux de sa holding, Talpa Network. Il se dresse à Hilversum, ville de 85 000 habitants situées au sud-ouest d’Amsterdam. C’est là que son empire s’est étendu, là aussi qu’il a grandi. Fils d’un chanteur qu’on surnommait le « Frank Sinatra néerlandais », petit-fils d’un chef d’orchestre, Johannes Hendrikus Hubert de Mol a épousé l’actrice Willeke Alberti à la vingtaine, après avoir fait le deuil de ses ambitions sportives. Jeune, il se serait bien vu footballeur au grand Ajax. Faute d’en avoir le niveau, il s’est mis aux platines d’une station de radio pirate achetée par son père.

À la fin des années 1970, « Radio Noodle » est interdite. Grâce à l’entregent de son père, John trouve une place de monteur vidéo dans l’émission Studio Sport de la chaîne NOS. Pour monter les échelons, il passe sur un autre canal, Tros, où on lui propose d’assister le producteur. Ainsi participe-t-il notamment au succès du jeu Showbizzquiz. En 1979, à 33 ans, il crée sa propre société, John de Mol Produkties. Le succès est loin d’être immédiat. Il faut attendre 1986 pour que des profits tombent enfin. Un public assez large est atteint deux ans plus tard par le programme de caméra caché Doet-ie ‘t of Doet-ie ‘t Niet.

En adaptant Le Juste Prix et La Roue de la fortune aux Pays-Bas, John de Mol se rend compte qu’acheter un concept coûte cher. Désormais, il tâchera d’en créer lui-même afin de les revendre. Dans cette optique, le patron décide de fusionner sa société avec celle de Johannes van den Ende, connue pour avoir donné naissance au Soundmixshow, l’ancêtre de la Star Academy. Les deux hommes mettent leurs talents et leurs noms en commun : ils fondent Endemol en 1994. Cette année-là, l’université d’Arizona tentent de créer un eco-système en vase clos dans le désert. Ils appellent l’expérience « Biosphere 2 ».

À Endemol, un employé en entend parler. Un vendredi soir, alors que les équipes sont sorties boire un verre faute d’inspiration, il la décrit à John de Mol. Des gens, explique-t-il, sont enfermés dans un grand dôme de verre. Le producteur glane autant d’informations qu’il peut sur le projet. D’où une question : « Que se passerait-il si nous coupions du reste du monde des gens qui ne se connaissent pas et que nous les filmions ? » En 1999, la très orwellienne émission Big Brother apporte un semblant de réponse. Le succès est planétaire.

En Angleterre, Channel 4 demande la même année à Derren Brown de mettre sur pied un programme de mentalisme. Il présente Mind Control de 2000 à 2002, alors que la France découvre Loft Story. En octobre 2003, le psychologue illusionniste joue littéralement à la roulette russe devant trois millions de personnes. En costume noir sur chemise noire, il vide le chargeur d’un revolver pointé sur sa tempe avant de tirer contre un sac de sable. Sous la menace de la police, les producteurs admettent vite qu’il s’agissait d’une balle à blanc.

Pour The Push, Derren Brown a-t-il aussi menti au point d’engager un acteur ? Rien ne permettant de le démontrer, Christopher Kingston aurait bien été soumis à un stress intense contre sa volonté. « Le fait de le mettre dans une situation intenable joue sur le sadisme du spectateur », estime François Jost. « Il se réjouit de son malheur. » The Push n’est pas un cas isolé. Dans le programme de 2004 Superstar USA, on pouvait carrément se moquer des approximations de candidats qui pensaient avoir été retenus pour la qualité de leur voix. C’était le contraire.

Bien sûr, la plupart des émissions font appel à des personnes consentantes. Elles sont même prêtes à « s’infliger des humiliations pour se sentir exister », remarque François Jost. Le documentaire de Christophe Nick Le Jeu de la mort, « suggère que la télévision possède cette autorité à même d’en égaler d’autres (scientifique, médicale, juridique) », note le sociologue français Hervé Glevarec. À cela s’ajoute une quête de célébrité qui pousse à se prêter au jeu quitte à repousser ses limites. Si, en 2016, les candidats du jeu russe Game2: Winter devaient accepter « d’être mutilés, voire tués » avant de se lancer dans l’aventure, ils n’en étaient pas moins encadrés par la loi.

Le fameux Derren Brown
Crédits : Channel 4

Car il y a bien une autorité au-dessus de celle de la télévision. Christopher Kingston l’a a l’esprit lorsque, poussé au crime sur le toit du Backstage Centre, il rétorque : « Je vais aller en prison. » Mais certains producteurs prennent le risque de le faire oublier.


Couverture : Extrait de The Push. (Netflix)