Gummo

Dans le tribunal de Manhattan, un visage couvert de tatouages apparaît à l’écran. Derrière de longs cheveux arc-en-ciel qui tombent sur une veste du Mexique, l’homme fait éclater un sourire non moins coloré. « Scuuuuum gaaang », entend alors la salle. En plein procès, ce mardi 17 septembre 2019, le procureur a demandé à voir un clip de rap. Sur les images, le chanteur se dirige devant le perron d’une maison où sont étagés des figurants, un flingue ou un joint à la main. Comme lui, ils portent tous un foulard rouge.

À la barre du tribunal, le même visage couvert de tatouages s’agite légèrement au rythme de la musique. Visiblement, Tekashi 69 aime encore « Gummo », même si ce titre lui vaut bien des ennuis. À chaque fois que le procureur met la vidéo sur pause, le jeune homme est invité à pointer les membres du gang Nine Trey présents dans le clip.

Ce gang formé dans une prison de New York en 1993 est affilié aux célèbres Bloods. Puis il retourne s’asseoir et répond docilement aux questions. Ses cheveux sont noirs. Sa superbe n’est plus. Dans le milieu, tout le monde le traite de balance.

Crédits : Instagram

Voilà près d’un an, en novembre 2018, Tekashi 69 a été mis en examen pour racket aux côtés d’autres membres du Nine Trey. Dès le lendemain, il a accepté de témoigner contre eux afin d’obtenir une remise de peine. « À l’automne 2017, j’ai rencontré et rejoint le Nine Trey », a-t-il raconté aux juges en janvier 2019. « Le gang était impliqué dans des fusillades, des vols, et du trafic de drogue. J’ai aidé ses membres à essayer de tuer un rival. »

Il est ensuite revenu sur cette version, expliquant avoir « payé quelqu’un pour tirer sur un rival pour lui faire peur ». La police pense qu’il s’agit du rappeur Chief Keef, un membre du GloGang qui a essuyé des tirs en juin 2018.

Mais aujourd’hui, Tekashi 69 en a fini d’aider le Nine Trey. Après avoir plaidé coupable, il est au contraire prêt à témoigner dans le cadre du procès de deux de ses membres, Anthony Ellison et Aljermiah Mack.

Né Daniel Hernandez il y a 23 ans, ce fils d’une Mexicaine et d’un Portoricain n’était encore qu’un rappeur à la carrière balbutiante avant de tourner le clip de « Gummo ». Il venait d’amasser 2 000 dollars pour sa première tournée hors des États-Unis, en Europe de l’Est, quand il a rencontré un membre du Nine Trey. C’était l’été 2017. Son vœu le plus cher était alors d’inviter des gens comme lui dans son clip.

« Je voulais qu’ils soient tous en rouge parce que le rouge est la couleur que portent les Bloods, donc je voulais qu’il y ait du rouge partout dans le clip », raconte Tekashi. Tournée dans le quartier de Bedford Stuyvesant, à Brooklyn, la vidéo le montre avec une dizaine d’hommes portant des bandanas rouges. Elle a grandement contribué au succès du morceau, qui a atteint le douzième place du Billboard Hot 100. « C’était ce que les gens aimaient », observe le rappeur. « C’était juste une formule, un plan qui a fonctionné. »

Crédits : JB Nicholas

Sauf que Hernandez s’est vite pris lui-même pour un Nine Trey. « J’avais juste à continuer à faire des hits et à apporter mon soutien financier au gang », prétend-il aujourd’hui pour minimiser son rôle. Dans cette même optique, il a profité de ces trois jours d’audience, du mardi 17 au jeudi 19 septembre 2019, pour indique que le rappeur Trippie Redd faisait partie du gang Five Nine Brims. D’autres artistes appartenaient-ils au Nine Trey ? Oui, a répondu Tekashi, citant les noms de Cardi B et Jim Jones.

Ces confessions ont été désapprouvées par Snoop Dogg, Future et Lil Durk, entre autres. « Message du jour : ne soit pas un gangster d’internet, soit toi-même ! » a moqué Meek Mill sur Twitter. En se servant de la réputation du Nine Trey pour faire avancer sa carrière, Tekashi a pris un grand risque. Aujourd’hui, il pourrait s’en sortir en entrant dans le programme de protection des témoins de la justice. Daniel Hernandez devrait alors trouver un travail loin de la lumière. Mais d’après le site TMZ, il préfère reprendre la musique et rester dans le viseur de ses ennemis.

L’enlèvement

Dans le tribunal de Manhattan, ce mardi 17 septembre, Daniel Hernandez égraine son CV d’une voix étouffée. On lui demande de s’éloigner du micro. Puis, le jeune homme reprend. En septembre 2014, alors qu’il travaille au Stay Fresh Grill and Deli, une boutique de Bushwick, un certain Peter Rodgers l’interpelle. « Est-ce que tu rappes ? » s’enquiert ce client qui vient souvent acheter des cacahuètes. « Tu as l’image pour, tu es cool. » Hernandez se met alors à produire « un genre de rap rock’n’roll » qui plaît au label slovaque FCK THEM. En 2014, ce dernier l’envoie à Bratislava, Prague, Brno, Saint-Pétersbourg et Moscou.

Aux États-Unis, son manager ne reste pas les bras croisés. Chris Ehigiator met en relation Tekashi avec un de ses meilleurs amis qui, en plus d’être rappeur, fait partie du Nine Trey. Il s’appelle Seqo Billy et demande à d’autres membres du gang de participer au clip de « Gummo ». Les paroles du morceau s’adressent à Trippie Redd, qui a eu la double mauvaise idée de signer sur le même label, TenThousand Projects, en frayant avec un autre groupe, Five Nine Brims.

Le 7 août 2017, Trippie Redd réplique. « Désolé frère, 1400 [son surnom] ne promeut pas les pédophiles », écrit-il sur Instagram avant de supprimer son message. En octobre 2018, Daniel Hernandez sera condamné à 4 ans de probation pour une sextape avec une mineure.

Crédits : Trippie Redd/Instagram

En attendant, Tekashi entend bien profiter de la « street cred » obtenue avec « Gummo ». Il devient donc membre du Nine Trey sans bénéficier d’une initiation en bonne et due forme. À l’en croire, ce statut lui est accordé contre une partie de ses revenus. Selon son témoignage, Tekashi va jusqu’à donner entre 25 000 et 30 000 dollars. Ce serait donc avant tout un échange de bon procédé. L’objectif est-il de développer sa carrière ? « Correct », répondra-t-il lors de l’audience de septembre 2019. Quand on lui montre une image de lui faisant le signe du gang, le rappeur explique qu’il connaissait alors à peine les codes.

Le partenariat ne se résume pourtant pas à une association d’image. Le 3 avril 2018, un groupe dévalise les bureaux du label Rap-A-Lot Records. C’est une punition pour avoir annulé un concert de Tekashi le mois précédent. Ses responsables sont des membres du Nine Trey, selon Hernandez. Deux mois plus tard, un homme tire sur Chief Keef devant l’hôtel W de Times Square, à New York. Le rappeur s’en sort indemne. Soupçonné par la police, Daniel Hernandez reconnaîtra en septembre 2019 avoir offert 20 000 dollars pour viser le rival de son gang – une somme revue à 10 000 dollars quand il a su que la cible n’avait pas été touchée.

Tekashi avec son ancien manager Kifano Shotti (à gauche)

Au sein du Nine Trey, le comportement de Tekashi énerve. En se servant du gang pour son image ou pour régler ses comptes, le rappeur expose dangereusement ses membres. Si bien qu’un certain Anthony Ellison décide de l’exclure de force. Le 22 juillet 2018, après avoir tourné une vidéo à Brooklyn, l’artiste est enlevé. On lui intime alors de reconnaître qu’il ne fait plus partie du groupe avant de le laisser partir contre 365 000 dollars de bijoux.

Furieux, 6ix9ine demande à son manager, Kifano Shotti, de trouver quelqu’un pour tuer Elli­son. Le 8 novembre, une fusillade éclate alors que Tekashi tourne un clip avec Kanye West et Nicki Minaj dans une villa de Beverly Hills. Sa vie semble bel et bien en danger.

Depuis qu’il a accepté de coopérer avec la justice pour bénéficier d’une peine plus clémente, le risque s’est tout sauf réduit. « Je savais que je deviendrais une cible », a-t-il déclaré devant la justice. « Je savais qu’ils essayeraient de me faire du mal. »

Daniel Hernandez doit rester au frais jusqu’au verdict, qui devrait être donné le 23 janvier 2020. Et une fois qu’il aura purgé sa peine, il espère remonter sur scène, confiant que l’oubli ou sa célébrité l’emporteront sur des haines pourtant tenaces.


Couverture : G-Unit Records/Eif Rivera