Les articles de psychiatrie clinique connaissent la plupart du temps un retentissement assez limité dans les médias généralistes. Il apparaît pourtant justifié qu’un papier intitulé « The Truman Show Delusion: Psychosis in the Global Village » (ou « Le syndrome Truman Show: psychose dans le village global ») ait lui-même suscité un intérêt global. Ses auteurs, les frères Joel et Ian Gold, y présentaient une série frappante de cas cliniques : des individus ayant la conviction qu’ils étaient secrètement filmés pour une émission de télé-réalité.
Dans un de ces cas, le sujet s’est rendu à New York et a exigé de rencontrer le « réalisateur » du film de sa vie. Il souhaitait également vérifier si le World Trade Center avait réellement été détruit, ou si cela s’était uniquement produit dans le film qu’on tournait en son honneur. Autre cas : un journaliste hospitalisé durant un épisode maniaque s’est persuadé que ce scénario médical était une mise en scène, et qu’il recevrait un prix pour avoir couvert les événements une fois la vérité révélée… Un autre sujet, lui, travaillait effectivement sur une émission de télé-réalité, et il en est venu à croire que ses collègues de l’équipe de tournage le filmaient en secret. Il guettait ainsi sans cesse le moment où les caméras se tourneraient vers lui et où il se révélerait être la véritable star de l’émission.
Peu d’éditorialistes ont été capables de résister à l’idée que ces cas – tous diagnostiqués comme schizophrènes ou bipolaires et mis sous traitement antipsychotique – représentaient en quelque sorte la partie émergée de l’iceberg, révélateurs d’une pathologie touchant notre culture toute entière. On a fait d’eux les exemples extrêmes d’un malaise moderne très répandu : une obsession de la célébrité qui fait de nous les vedettes narcissiques de nos propres vies, les victimes d’une culture saturée d’images qui déforme notre conception de la réalité et brouille la frontière entre le réel et l’imaginaire.
Ces cas semblaient parfaitement illustrer l’air du temps, tels des contes dont la morale viserait une époque où notre expérience de la réalité est morcelée, et personnalisée de façon insidieuse. Une époque où tout, de notre courrier indésirable à nos recherches sur Internet, contribue discrètement à nous persuader que nous sommes le centre de l’univers.
La machine à influencer
Mais si le syndrome Truman Show paraît aussi étrangement en harmonie avec notre époque, c’est en partie parce que les blockbusters hollywoodiens reposent désormais fréquemment sur des récits qui, jusqu’à récemment, étaient encore confinés aux dossiers des patients et à la littérature clinique sur la psychose paranoïaque. La culture populaire regorge d’histoires dans lesquelles la technologie sert à observer et contrôler secrètement nos pensées, ou dans lesquelles la réalité est simulée à l’aide de constructions virtuelles ou de souvenirs implantés. On ne peut y entrapercevoir la vérité que durant des séquences de rêve déformées, ou lors des rares occasions où le masque tombe enfin.
Quelques dizaines d’années plus tôt, de telles inclinations dans une fiction caractérisaient les personnages fous, voire bien souvent les meurtriers psychotiques. De nos jours, ces mêmes traits qualifieront plus volontiers un personnage qui, comme le Truman Burbank incarné par Jim Carrey, a réellement découvert une machination soigneusement orchestrée, dissimulée aux yeux de ceux qui l’entourent. Ces histoires font bien sûr écho à notre modernité saturée de technologie. Ce qui est moins clair, c’est la raison pour laquelle elles adoptent une perspective qui était jusque là caractéristique d’une rupture radicale avec la réalité. Cela suggère-t-il que les technologies médiatiques nous rendent tous paranoïaques ? Ou bien que les délires paranoïaques sont subitement devenus plus compréhensibles qu’ils ne l’étaient par le passé ?
La première personne à avoir examiné cette curieuse symbiose entre nouvelles technologies et symptômes psychotiques est Victor Tausk, un des premiers disciples de Sigmund Freud. En 1919, il publia un article sur un phénomène qu’il appelait la « machine à influencer ». Tausk avait remarqué que les patients schizophrènes (un diagnostic récemment inventé) étaient souvent convaincus que leur esprit et leur corps étaient contrôlés par des technologies avancées et visibles d’eux seuls. Ces « machines à influencer » étaient souvent d’une conception très élaborée et modelées d’après les nouveaux appareils qui transformaient la vie moderne d’alors.
Des patients racontaient qu’ils recevaient des messages transmis par des batteries, des bobines et autres dispositifs électriques cachés. Les voix dans leur tête étaient transmises par des formes avancées de téléphone ou de phonographe, tandis que des hallucinations visuelles résultaient de l’action secrète d’une « lanterne magique ou du cinématographe ». L’étude de cas la plus détaillée que Tausk a menée à bien portait sur une patiente nommée « Natalija A. », qui croyait ses pensées contrôlées et son corps manipulé par un dispositif électrique actionné secrètement par des docteurs à Berlin. L’appareil avait la forme de son corps, mais le ventre était un couvercle doublé de velours qui pouvait être ouvert et révélait alors des batteries correspondant à ses organes internes.
Bien que de telles convictions fussent complètement délirantes, Tausk décela une certaine logique dans leur folie : comme un reflet des rêves et des cauchemars d’un monde en proie à une évolution rapide. Les dynamos électriques inondaient les villes européennes d’électricité et de lumière, et les ramifications de ces réseaux faisaient écho aux structures en filigrane qu’on découvrait en laboratoire sur des lames de microscope, qui levaient le voile sur le système nerveux humain. Des découvertes récentes, comme les rayons X et la radio, révélaient des mondes jusque-là invisibles et l’existence de mystérieuses énergies, qui faisaient l’objet de discussions quotidiennes dans les journaux de vulgarisation scientifique, d’extrapolations dans les pulps, et qui étaient d’après les spiritualistes la preuve de l’existence d’un « au-delà ».
Mais pour Tausk, ces innovations ne créaient pas de nouvelles formes de maladie mentale. Ces développements modernes fournissaient aux patients de nouveaux mots pour décrire leur mal.
D’après lui, on trouvait au cœur de la schizophrénie une « perte des limites de l’ego » qui rendait les sujets incapables d’imposer leur volonté sur la réalité, ou de se forger une idée cohérente de leur moi. Dépourvus qu’ils étaient de volonté propre, il leur semblait que les pensées et les mots d’autres personnes étaient introduits de force dans leur tête et émis par leur bouche, alors que leur corps était manipulé comme celui d’une poupée, soumis à la torture ou bien installé dans de mystérieuses positions.
Ces sensations n’avaient aucune explication rationnelle, mais ceux qui les éprouvaient étaient néanmoins sujets à ce que Tausk appelait « le besoin de causalité inhérent à l’homme ». Ils se sentaient à la merci de forces extérieures néfastes, et leur inconscient fabriquait une explication avec ce qu’il avait sous la main, d’une façon souvent frappante de naïveté. Incapables de donner un sens au monde, ils se faisaient le réceptacle des artefacts culturels et des suppositions qui les entouraient.
Quand vint le début du XXe siècle, nombre d’entre eux acquirent la conviction inébranlable qu’un opérateur caché les tourmentait à l’aide d’une technologie avancée.
Psychose
La théorie de Tausk était radicale en ce qu’elle impliquait que les propos d’un psychotique n’étaient pas un charabia aléatoire mais plutôt un assemblage, souvent habilement construit, de croyances et de préoccupations collectives. Jusqu’alors, à travers l’histoire, le cadre explicatif pour de telles expériences était essentiellement religieux : on y voyait une possession par un esprit maléfique, une visite du divin, de la sorcellerie, ou même l’emprise du démon. À l’époque moderne, ces croyances restaient fréquentes, mais des explications alternatives étaient désormais à portée de main.
Le monde de rayons et de courants chargés électriquement imaginé par Matthews fait désormais partie intégrante de notre culture.
Tausk observa que les hallucinations dont les patients psychotiques faisaient l’expérience étaient typiquement non pas des objets tridimensionnels, mais des projections « vues sur un seul plan, sur les murs ou les carreaux d’une fenêtre ».
La technologie nouvelle du cinéma reproduisait précisément cette sensation et en représentait par bien des aspects une explication rationnelle : une explication qui « ne démontre aucune erreur de jugement, au-delà du fait de son inexistence ».
Par leur appréhension instinctive des pouvoirs et des menaces implicites de la technologie, les machines à influencer peuvent démontrer un aspect futuriste convaincant, voire une prescience étonnante. Le tout premier cas attesté, datant de 1810, était un patient de l’hôpital psychiatrique de Bedlam appelé James Tilly Matthews, qui réalisa de magnifiques dessins techniques de la machine qui contrôlait son esprit.
La « machine pneumatique », comme il l’appelait, utilisait les dernières avancées de la science –gaz artificiels et magnétisme mesmérien – afin de conduire des courants invisibles jusqu’à son cerveau, dans lequel un aimant avait été implanté pour les recevoir. Le monde de rayons et de courants chargés électriquement imaginé par Matthews, bien que pure folie pour ses contemporains, fait désormais partie intégrante de notre culture. Une rapide recherche sur Internet révèle que des dizaines de communautés en ligne se consacrent à des discussions sans fin sur les implants magnétiques cérébraux, réels ou imaginaires.
L’interprétation du syndrome Truman Show donnée par les frères Gold suit une logique similaire. On pourrait croire à un phénomène nouveau ayant émergé en réponse à notre culture médiatique hyper-moderne, mais il s’agit en fait d’une maladie bien connue, qui a subi une cure de jouvence. Les frères Gold font une distinction fondamentale entre le contenu des délires, spectaculairement varié et imaginatif, et les formes basiques de ces derniers, qu’ils décrivent à la fois comme « universelles et relativement peu nombreuses ».
Les délires de persécution, par exemple, se retrouvent à travers l’histoire et dans différentes cultures. Un nomade vivant dans le désert aura plus de chances de croire qu’il est enterré vivant dans le sable par un djinn, et un citadin Américain qu’on lui a implanté une puce électronique et que la CIA le surveille. « Pour une maladie souvent décrite comme une rupture avec la réalité, observent les frères Gold, la psychose se tient remarquablement bien au fait de la réalité. » Plutôt que détachés de la culture qui les entoure, les sujets psychotiques peuvent être vus comme dévorés par cette dernière : incapables d’établir les limites du moi, ils sont à la merci de leur sensibilité aiguë à l’environnement menaçant qui les entoure.
Si l’on s’en remet à cette interprétation, le syndrome Truman Show est l’expression contemporaine d’une forme commune de psychose : le délire grandiose. Les victimes des premières manifestations de la psychose ont souvent la conviction que le monde a connu un changement subtil, qui les place désormais sur le devant d’une scène aux dimensions universelles. Tout est soudain riche de sens, chaque minuscule détail est chargé de significations personnelles. Les gens qui vous entourent sont souvent complices : ils jouent des rôles assignés au préalable et vous mettent à l’épreuve ou vous préparent pour le moment imminent de la révélation.
De telles expériences ont jadis été interprétées comme une visite céleste, une transformation magique, ou comme une initiation à une réalité supérieure. On imagine aisément comment, si aujourd’hui elles s’imposaient subitement à nous, nous arriverions immédiatement à la conclusion que l’explication réside dans un quelconque complot de la télévision ou des réseaux sociaux. Ou bien que, pour une raison délibérément gardée secrète, l’attention du monde serait soudainement centrée sur nous, et qu’un public invisible nous observerait, fasciné, attendant de voir quelle serait notre réaction.
Ainsi, le syndrome Truman Show n’implique pas nécessairement que la télé-réalité est une cause ou un symptôme de maladie mentale. Il se pourrait simplement que l’omniprésence de la télé-réalité dans notre culture offre une explication plausible à des sensations et des événements inexplicables autrement.
Images subliminales
Bien que la formation des délires soit inconsciente et réponde souvent à un traumatisme profond, le besoin de construire des scénarios crédibles qui en est caractéristique présente de nombreux points communs avec le processus à l’œuvre dans l’écriture de fiction. En de rares occasions, les deux phénomènes coïncident.
En 1954, le romancier anglais Evelyn Waugh fut victime d’un épisode psychotique, durant lequel il pensait être persécuté par un ensemble de voix désincarnées, qui discutaient des défauts de sa personnalité et propageaient des rumeurs infâmes sur son compte. Il acquit alors la conviction que ces voix étaient orchestrées par les producteurs d’une interview qu’il avait récemment donnée à la BBC, et dont il avait trouvé les questions peu pertinentes. Il expliquait leur capacité à le suivre où qu’il aille en invoquant une technologie secrète ressemblant à une « boîte noire » radionique, la marotte d’un de ses voisins. Ses délires se firent de plus en plus alambiqués mais, comme Waugh le décrivit lui-même par la suite, « cela n’avait rien à voir avec le fait de perdre la raison… Je rationalisais tout le temps. Simplement, la raison travaillait dur, mais à partir de postulats erronés. »
Waugh tira de cette expérience un brillant roman comique, L’Épreuve de Gilbert Pinfold (1957). Le protagoniste est un écrivain d’âge mûr, prétentieux mais fragile, dont la paranoïa au sujet du monde moderne est nourrie par un régime toujours croissant de liqueurs et autres sédatifs, et ce jusqu’à ce que cette dernière finisse par éclater et qu’elle devienne un « délire de persécution » en bonne et due forme (un compagnon dont Waugh était familier, puisqu’il l’abrégeait discrètement « dp » dans les lettres qu’il envoyait à sa femme). Bien que le roman atténue les associations étranges faites par Waugh et qu’il adresse un clin d’œil lucide aux malheurs surréalistes de Pinfold, la fiction rejoint imperceptiblement le récit ayant émergé durant la psychose de Waugh : même pour ses amis proches, il était impossible de dire précisément où l’une prenait fin et où l’autre commençait.
Quand Gilbert Pinfold fut publié, les récits de paranoïa et de psychose commençaient à passer de la psychiatrie à la culture populaire, et des mémoires relatant l’expérience de la maladie mentale paraissaient en poche pour le grand public. Le livre Operators and Things : The Inner Life of a Schizophrenic (1958), écrit sous le pseudonyme de Barbara O’Brien, raconte l’histoire vraie remarquable d’une jeune femme traversant l’Amérique en car, poursuivie par un gang d’obscurs « opérateurs » munis d’un « stroboscope » contrôlant les pensées – il fut pourtant présenté et vendu comme un thriller de science-fiction.
À l’inverse, les thrillers intégraient progressivement des éléments scénaristiques qui supposaient réelles les technologies de contrôle de la pensée. Le best-seller de Richard Condon, Un Crime dans la tête (1959), partait de l’idée qu’un sujet hypnotisé pourrait être programmé pour répondre inconsciemment à des signaux préétablis. Le climax du livre, mémorable et, avec le recul, étrangement prescient, est atteint lorsque l’assassinat du président des États-Unis est perpétré, bien malgré l’agent qui en est l’auteur.
Dick s’est auto-diagnostiqué à plusieurs reprises comme schizophrène et paranoïaque.
La satire pince-sans-rire déployée par Condon se basait sur la peur du lavage de cerveau et de l’infiltration communiste, typiques de la guerre froide, mais utilisait également des analyses récentes expliquant au grand public les techniques publicitaires « subliminales », comme par exemple La Persuasion clandestine (1958), de Vance Packard. Habilement ciblé, le livre de Condon était un voyage sur les terres controversées des arts ésotériques de la psychologie : un conte paranoïaque adressé à une époque en proie à la paranoïa, servant lui-même de point de départ à toute une nébuleuse de théories conspirationnistes.
Le temps désarticulé
C’est peut-être dans la carrière et dans l’héritage de l’écrivain Philip K. Dick qu’on retracera le plus facilement l’émergence de la machine à influencer dans la fiction moderne. Ce dernier combinait la profession de romancier pulp prolifique à une fascination obsessionnelle et hypocondriaque pour les troubles psychotiques. Il s’est auto-diagnostiqué à plusieurs reprises comme schizophrène et paranoïaque, et a intégré plusieurs personnages schizophrènes dans sa fiction. Beaucoup de ses romans et de ses nouvelles ont plus en commun avec des récits de maladie mentale qu’avec les histoires de vaisseaux et de robots affectionnées par les auteurs de science-fiction de l’époque.
Ce sont autant de variations angoissées sur l’idée que la réalité est en fait bâtie sur une forme de machine à influencer. Il s’agirait ainsi tour à tour d’une simulation conçue pour mettre notre comportement à l’épreuve, d’un ensemble de souvenirs générés artificiellement pour nous maintenir dans nos routines quotidiennes, d’un rêve de consommateur vendu par des entreprises assoiffées de pouvoir, ou gracieusement cédé par des extraterrestres qui lisent dans nos pensées.
Le roman de Dick intitulé Le Temps désarticulé est sorti la même année qu’Un Crime dans la tête, et peut être considéré comme l’ancêtre direct du Truman Show. Le protagoniste, Ragle Gumm, habite un monde périurbain banal qui se révèle peu à peu être une simulation militaire : le seul but de cette supercherie est de faire en sorte que Gumm continue gaiement à jouer à ce qu’il croit être la bataille navale dans son journal quotidien, alors que ses réponses dirigent en réalité des frappes de missiles dans une guerre qu’on lui cache.
Durant sa vie, Dick est resté un auteur de niche. Ses admirateurs, dévoués mais en nombre limité, célébraient l’intransigeante bizarrerie de ses travaux, ne se doutant pas une seule seconde qu’ils seraient un jour adaptés pour le grand public.
En effet, après une série d’épisodes visionnaires en 1974, qu’il élabora en une théologie personnelle complexe, ses livres devinrent de plus en plus hermétiques, l’éloignant même de son noyau de lecteurs fidèles, amateurs de science-fiction. Il mourut en 1982, alors même que son roman Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968) était adapté à l’écran par Ridley Scott sous le titre de Blade Runner, voyant son scénario édulcoré par un studio persuadé que le public réagirait mal à la scène finale, qui révèle que le protagoniste lui-même est un androïde.
Par la suite, les adaptations cinématographiques des livres de Dick, comme par exemple Total Recall de Paul Verhoeven (1990), ont également tempéré les changements de réalité radicaux de l’original, les réduisant ici à une scène d’exposition avant de retomber dans un film d’action parfaitement compréhensible.
Cependant, en 1999, Matrix connut un succès phénoménal au box-office avec un script dans lequel figurait une machine à influencer typiquement dickienne, présentée dans sa forme la plus sombre et la plus brute. Un pirate informatique découvre par hasard le secret ultime : ce qu’on tient pour être le « monde réel » n’est qu’un simulacre, et cache une réalité dans laquelle toute l’humanité a été asservie et littéralement cultivée par des machines pendant des siècles. S’appuyant sur des pages et des pages de dialogues explorant les implications existentielles du scénario, le film incarnait précisément ce que les décideurs d’Hollywood pensaient jusqu’alors que le public détestait : des réalisateurs jouant au plus malin avec leur public, leur coupant l’herbe narrative sous le pied et touchant même au quatrième mur.
Le film fut pourtant un succès sensationnel, qui eut des échos bien au-delà des salles de cinéma et implanta profondément ses références visuelles dans une culture plus vaste, désormais hébergée sur Internet.
Comme l’observait le scénariste William Goldman dans son autobiographie Adventures in the Screen Trade (1983), dans le milieu du cinéma, personne ne peut être certain de quoi que ce soit. Peut-être qu’une métafiction aussi audacieuse aurait pu connaître un succès tout aussi retentissant des années auparavant, mais on a plutôt le sentiment que l’impact culturel de Matrix reflétait l’omniprésence que les médias numériques avaient acquise à la fin du XXe siècle.
C’est à ce moment-là que la société connectée a atteint sa masse critique : les idées futuristes qui, une dizaine d’années auparavant, étaient réservées aux défricheurs lisant les romans du cyberespace de William Gibson, ou suivant les spéculations avant-gardiste du magazine de la cyberculture Mondo 2000, faisaient désormais partie du quotidien pour une génération globale et numérique. La logique fallacieuse et étourdissante qui avait réservé l’attrait de Philip K. Dick à une frange des générations précédentes était désormais accessible au plus grand nombre. Soudain, il existait un goût chez le grand public pour les allégories élaborées qui dissolvaient les limites entre le virtuel et le réel.
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Quand James Tilly Matthews dessinait les faisceaux invisibles et les rayons de la machine pneumatique dans sa cellule de Bedlam, il décrivait un monde qui n’existait que dans sa tête. Mais son monde est désormais le nôtre : nous ne pouvons plus compter les rayons invisibles, les faisceaux et les ondes qui traversent nos corps à chaque instant. Victor Tausk affirmait que la machine à influencer avait émergé de la confusion entre le monde extérieur et des événements mentaux intimes, confusion résolue lorsque le patient parvenait à inventer une cause externe pour donner un sens à ses pensées, ses rêves et ses hallucinations. Mais un monde moderne fait de télévisions et d’ordinateurs, de virtuel et d’interactif, brouille les distinctions traditionnelles entre perception et réalité.
Lorsque nous regardons un événement sportif en direct sur écran géant, ou que nous suivons l’actualité brûlante depuis notre salon, nous ne recevons en réalité que des images clignotant rapidement. Malgré cela, notre cœur bat à l’unisson avec celui, invisible, de millions d’autres personnes. Nous conversons sur Skype avec des représentations bidimensionnels de nos amis, et façonnons des versions idéalisées de nous-mêmes sur les réseaux sociaux. Avatars et surnoms nous permettent de communier de façon à la fois intime et anonyme. Les jeux multijoueurs et les mondes en ligne nous permettent de créer des réalités personnalisées aussi englobantes que celle du Truman Show.
La fuite et la diffusion des informations remettent constamment en question l’idée que nous nous faisons de ce que nous révélons et à qui, d’à quel point nos actes sont surveillés et nos pensées transmises à autrui. Nous manipulons nos identités et sommes manipulés par d’autres, inconnus. Nous ne pouvons désormais plus distinguer avec certitude le vrai du faux, le privé du public.
Au XXIe siècle, la machine à influencer s’est échappée des allées cloîtrées de l’hôpital psychiatrique pour devenir un mythe caractéristique de notre époque. Si ce mythe est si convaincant, ce n’est pas que nous sommes tous schizophrènes, mais bien que la réalité est devenue un ensemble de nuances de gris entre le monde externe et notre imagination. Le monde est désormais en partie véhiculé par la technologie et en partie par notre propre esprit, dont la capacité à reconnaître des schémas travaille sans relâche à faire coïncider les illusions numériques avec notre imaginaire.
Les mythes classiques de métamorphose exploraient les frontières entre l’humanité et la nature, notre relation avec les animaux et les dieux. De la même manière, les technologies fantastiques qui étaient à une époque symboles de folie nous permettent désormais de mettre des mots sur les possibilités, les menaces et les limites des outils qui étendent nos esprits vers des dimensions inconnues, à la fois séduisantes et terrifiantes.
Traduit de l’anglais par Clément Martin d’après l’article « The Reality Show », paru dans Aeon.
Couverture : Un studio de télévision.
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