Les surfeuses de Maui adorent leurs cheveux. Leurs cheveux sont incroyables, longs et blanchis par le soleil, ils retombent sur leurs épaules lisses comme l’eau, entortillés comme des algues ou ondulant comme des vagues. Elles jouent sans arrêt avec, les tirant en queue de cheval, les enroulant pour les retenir avec des baguettes et des crayons, ou bien les divisant avec autant de soin que l’on diviserait une pile de pièces de monnaie, pour finalement les tresser avec fermeté. Il n’y a pas si longtemps, j’étais sur la plage à Maui et je regardais les surfeuses s’exercer. Et lorsqu’elles sont sorties de l’eau, elles se sont assises les unes derrières les autres, face à la mer, et chacune s’est affairée à coiffer avec ses doigts la chevelure de la fille assise devant elle, avant de l’entrelacer en nattes. Les surfeuses de Maui adorent même le genre de cheveux que je redoutais à leur âge, quand j’avais 14 ans environ. Elles aiment les cheveux sauvages, emmêlés et brillants, aussi épais et raides qu’un tapis, les cheveux les moins lisses, les moins soyeux et les moins ordinaires, et ce, j’imagine, car lorsqu’on est jeune et que le monde est à nos pieds, on peut aimer n’importe quoi, et que seul le fait d’aimer une chose la rend fabuleusement cool.

Les vagues de Hana

Gloria Madden, une surfeuse de Maui, a ce genre de chevelure : rousse et épaisse, en tire-bouchon, à laquelle le soleil donne des reflets orange et argenté ; une chevelure qui serait considérée, pour quiconque ne se sentirait pas belle et intrépide, comme une abomination à lisser au fer ou à dissimuler sous un chapeau. Un après-midi, je conduisais deux des filles au Blockbuster Video de Kahului. C’était la veille d’une compétition de surf, et les filles prévoyaient de passer la nuit chez leur coach, sur la côte, afin d’être prêtes au plus tôt pour le concours. Lors de telles occasions, elles passent leur temps à manger et à regarder des vidéos de surf, mais ce soir-là elles ont également décidé de louer un film, au cas où elles auraient dix ou vingt secondes à tuer. Sur le chemin du vidéoclub, les filles m’ont fait part de leur admiration pour ma voiture de location et elles ont ajouté qu’elles en voulaient une elles aussi, parce que les voitures de location ça déchirait. Ma voiture, que je détestais jusqu’ici, avait soudainement gagné un certain attrait. Je leur ai alors demandé ce qu’elles voudraient par-dessus tout, si elles avaient la possibilité d’obtenir n’importe quoi. Elles ont réfléchi un instant, avant que la fille à l’arrière ne prenne la parole : « Une mobylette et des tas de nouveaux vêtements. Genre, des milliers de maillots de bain et des milliers de shorts de bain. — Je voudrais une montre Baby-G et des nouvelles tongs, et une de ces brassières trop cool comme celle qu’Iris vient d’avoir », dit l’autre. Elle était sur le siège avant, pieds nus, mouchetée de sable, nouant ses cheveux en tresse. C’était un jour quelque peu nuageux, et l’étrange lumière teintait de noir les collines vertes d’Hawaï et donnait à la mer une couleur de plomb. À vrai dire, c’était aussi un jour d’école, mais ces deux filles étaient les plus chanceuses des surfeuses car elles étaient scolarisées à domicile et pouvaient surfer quand elles le désiraient. La fille à la tresse s’est arrêtée de tresser. « Oh, et aussi, a-t-elle ajouté, je voudrais grave des cheveux de dingue comme ceux de Gloria ! » La fille à l’arrière s’est penchée en avant pour renchérir : « Ouais, c’est clair, et des cheveux comme ceux de Gloria. »

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Hana
Un village isolé de Maui
Crédits

La plupart des surfeuses de Maui vivent à Hana, un petit village au bout de la Hana Highway, une route étroite qui serpente depuis Kahului, la première ville de Maui, entre des dizaines de ravins profonds, de cascades à pic et passe dans le dos du volcan Haleakala, jusqu’au village. Il se situe à seulement 84 kilomètres de Kahului et pourtant, même le pire chauffard au monde ne pourrait pas faire le trajet en moins de deux heures. Hormis flâner à travers les pandanus et les bancouliers ou faire du surf, il n’y a pas grand-chose à faire à Hana. Il n’y a pas de centre commercial, pas de Starbucks, pas de magasin de chaussures ni de boutique Hello Kitty ou même de cinéma – seulement des arbres, des buissons, des fleurs et des vagues énormes qui se brisent sauvagement au fond de la plage de galets. Avant d’être encouragées à la pratique du surf, les filles de Hana devaient s’ennuyer terriblement. Une chance pour elles, le surf a changé. Dans les années 1960, Joyce Hoffman est devenue une des premières championnes de surf, suivie par Rell Sunn et Jericho Poppler dans les années 1970, par Frieda Zamba dans les années 1980, par Lisa Andersen durant cette décennie, et par des centaines d’autres filles et de femmes qui ont suivi leur exemple. En fait, les surfeuses de cette génération n’ont jamais connu, au cours de leurs vies, d’époque où les femmes ne surfaient pas avec virtuosité. Aujourd’hui, les filles de Hana sont les reines du surf à Maui. Selon la théorie, elles sont tellement habituées à chevaucher des vagues déplorables qu’elles sont préparées à tout. Elles sont, en plus de cela, sujettes à très peu de distractions et peuvent pratiquement vivre dans l’eau. Gloria aux cheveux de dingue n’est pas originaire de Hana. Elle a grandi près de la ville, à Haiku, avec ses émeutes communautaires au lycée : Samoans contre Philippins, Hawaïens contre Anglos ; et l’impérieuse tentation du centre commercial du Ka’ahumanu Center. Par contraste, une fille de Hana peut avoir une adolescence faite presque uniquement de surf.

Parmi les bougainvilliers, les collines verdoyantes et les fleurs de la passion de la ville de Hana, l’argent était loin de couler à flot.

Un après-midi, je me suis rendue à Hana pour rencontrer Theresa McGregor, une des meilleures surfeuses de la ville. Ayant manqué notre rendez-vous, je désespérais de la rencontrer, car Theresa vivait avec sa mère, ses deux frères et sa sœur dans une petite cabane, sans téléphone, et je n’avais aucune idée de comment la joindre. Il n’y a qu’un seul magasin à Hana, étonnamment appelé le Magasin Général, où l’on peut acheter du lait, de la sauce barbecue et des paquets de seiche séchée ; et lorsque j’ai réalisé que j’avais manqué notre rendez-vous, j’ai décidé de m’y rendre car il n’y avait nulle part ailleurs où aller. La caissière ayant l’air sympathique, je lui ai demandé si, par le plus grand des hasards, elle connaissait une surfeuse du nom de Theresa McGregor. Je n’avais pas encore eu le loisir de réaliser que Hana était une petite ville. « Elle était là il y a une minute, a-t-elle répondu. En général à cette heure-là, elle va à la plage pour surfer. » Elle a composé le numéro des voisins des McGregor – qu’elle connaissait par cœur – pour leur demander sur quelle plage Theresa s’était rendue. Une cliente a entendu notre conversation et s’est avancée pour nous dire qu’elle venait juste de voir Theresa à Ko’ki Beach et que sa mère, Angie, y était également, et que d’autres surfeuses de Hana y seraient très bientôt, mais qu’elles avaient un devoir d’histoire à rendre pour la fin de la semaine et qu’elles étaient donc peut-être toujours à l’école. Je me suis alors rendue à Ko’ki. Angie McGregor était effectivement présente, et elle a montré du doigt Theresa qui flottait sur les vagues. Une dizaine d’autres personnes étaient aussi dans l’eau, des enfants surtout. Quelques autres parents de surfeurs les guettaient depuis l’herbe avec Angie : des pères aux cheveux longs noués en queue de cheval, aux torses velus et chaussés de sandales en cuir, et des mères vêtues de shorts de bain et de hauts de bikini, distribuant des encas faits de carottes crues, de gâteaux de blé et de Pringles à la crème d’oignon ; et même s’ils discutaient ensemble, ils ne quittaient pas l’océan des yeux et observaient leurs enfants, qui paraissaient si loin, chevaucher fugacement des lambeaux de vagues. Quelques minutes plus tard, Theresa a réapparu sur la terre ferme. C’était une fille de 16 ans, imposante, large d’épaules, au regard sauvage et plutôt jolie, presque féline. L’eau ruisselait partout sur elle, s’écoulait de son short et de ses longs cheveux plaqués sur ses épaules. Même si l’eau les faisait paraître noirs comme de l’encre, on devinait sur une parcelle de son cuir chevelu que le soleil les avait zébrés de toutes les couleurs. À Haiku, où les McGregor avaient vécu avant ces quatre dernières années, Theresa était une superstar du football. Hana était une ville trop petite pour avoir une équipe de foot, aussi, lorsqu’ils ont déménagé, Theresa s’est reconvertie en délinquante juvénile avant de laisser tomber cela aussi pour se consacrer au surf. Son premier triomphe a eu lieu aussitôt, en 1996, lorsqu’elle a remporté la division féminine de la compétition Maui Hana Mango. Elle avait la chance de faire partie des quelques surfeuses amateurs à disposer de sponsors. Elle a ainsi eu droit à des planches gratuites de la part de son coach Matt Kinoshita, propriétaire et designer des planches Kazuma Surfboards ; à des vêtements de la part de la Honolua Surf Company ; à des laisses de surf et à des sacs de la part de Da Kine Hawaii ; et à des skateboards de la part de Flexdex. Les surfeurs avaient quant à eux droit à bien plus de choses gratuites. Même un petit sponsoring suffisait à faire la différence entre les surfeurs et les autres. Si riche cette vie pouvait-elle paraître, parmi les bougainvilliers, les collines verdoyantes et les fleurs de la passion de la ville de Hana, l’argent était loin de couler à flot. Ces dernières années, l’économie hawaïenne s’était dramatiquement effondrée, et Hana n’avait pour ainsi dire jamais véritablement compté d’économie. L’an dernier, les mères des surfeurs avaient organisé une vente de gâteaux pour récolter des fonds et envoyer Theresa ainsi que deux garçons de Hana à la compétition nationale de surf en Californie.

Point break

Theresa a dit en avoir terminé pour aujourd’hui avec le surf. « Les vagues sont nazes, a-t-elle expliqué Angie. Elles sont sérieusement pourries. » Elles se sont parlées un moment et ont conclu que le mieux pour Theresa serait de s’en aller à l’aube pour passer les deux prochains jours chez son coach Matt, à Haiku, en vue de se préparer pour le concours de l’Association hawaïenne de surf amateur qui se déroulerait ce week-end à Ho’okipa Beach, près de Kahului. La logistique a été leur principal sujet de conversation. La plus grande énigme à résoudre pour une surfeuse, surtout lorsqu’elle vit dans un endroit reculé comme Hana, c’est de savoir comment se rendre d’un point A à un point B en transportant une énorme planche de surf. À Hawaï, l’âge légal pour conduire est de 15 ans, mais, à moins d’être riche, il est peu probable de posséder une voiture avant longtemps. Sans compter que j’avais l’impression que presque tous les enfants surfeurs que j’avais rencontrés à Maui vivaient avec un parent célibataire, dans un foyer pourvu d’une seule voiture, voire d’aucune, où les conducteurs supplémentaires et les véhicules se faisaient rares. Je comptais retourner aux alentours du volcan de toute manière, aussi ai-je proposé d’emmener avec moi Theresa et Lilia Boerner, une autre surfeuse, et quelqu’un d’autre s’occuperait d’emmener leurs planches de Hana jusqu’à Haiku. Ce soir-là, j’avais rendez-vous avec Theresa, Angie, Lilia et quelques-uns de leurs amis surfeurs dans un snack, avant de retourner dans la chambre que j’avais louée chez Joe’s Rooming House. J’ai veillé tard, occupée à lire un livre racontant comment les missionnaires chrétiens avaient banni le surf en arrivant à Hawaï à la fin des années 1800, et comment, en 1908, l’engouement général pour le sport avait outrepassé la censure spirituelle pour que le surf reprenne finalement ses droits. Je me suis assoupie avec le livre posé sur les genoux et la télévision allumée sur une publicité pour Sprint : un homme hawaïen et sa fille en train de courir main dans la main dans les vagues.

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« Les filles de Hana existent au plus haut point »
Blue Crush, de John Stockwell
Crédits : United International Pictures

À 8 h le matin suivant, j’ai retrouvé Lilia et Theresa à Ko’ki Beach, après leur brève session sur les vagues. Lorsque je suis arrivée, elles se tenaient sous un arbre à pluie, entourées d’une pile de sacs à dos. Elles étaient toutes les deux trempées, et j’ai alors réalisé qu’un surfeur se trouvait toujours dans l’un de ses deux états : trempé ou sur le point de l’être. Par ailleurs, ils étaient presque toujours habillés de sorte à pouvoir se jeter immédiatement dans l’eau : dos nus, shorts de bain, hauts de bikini, jeans. Lilia était une gamine de 12 ans au visage doux et poudreux, aux yeux couleur noisette, ses bras et ses jambes recouverts d’un duvet doré. Elle était plus jeune et plus petite que Theresa, et bien moins athlétique quoique très volontaire. Comme Theresa, elle était scolarisée à domicile pour pouvoir surfer quand elle en avait envie. Pour le moment, elle était sponsorisée par une boutique de surf et par Kazuma Surfboard. Elle avait un frère jumeau, lui aussi un surfeur dégourdi, mais un an plus tôt, ils avaient découvert leur grand-père après l’accident de tracteur qui lui avait été fatal, et le garçon n’avait plus fait de compétition depuis. Leur famille était propriétaire d’une grande et prospère exploitation de fruits biologiques à Hana. Une fois, j’ai demandé à Lilia si la vie à la ferme était amusante. « Non, a-t-elle répondu sèchement, trop de fruits. » Nous avons emprunté une petite route pour rejoindre Haiku depuis Hana, comme si la route principale n’était pas déjà assez périlleuse. La route se contorsionnait autour du cratère du volcan, à travers des collines desséchées. Les filles parlaient de surf et de la mère d’une surfeuse, qu’elles décrivaient comme étant une sale garce, ainsi que du père d’un surfeur qui, d’après Theresa, « était à moitié taré à cause de l’acide et des amphét’ ». Je me suis demandée si elles avaient d’autres loisirs que le surf. Lilia a avoué avoir pratiqué le Hula. « C’est marrant ? — Pas si, comme moi, tu as une sorcière comme prof’, a-t-elle répliqué. Tout le temps en train de nous crier dessus. J’en ferai plus jamais. Le surf c’est plus cool, de toute façon. — T’assures, Lilia, a dit Theresa d’un ton définitif. Hé, on est loin du Grandma’s Coffee Shop ? Je meurs de faim. »

Être surfeuse dans un endroit aussi cool qu’Hawaï est peut-être bien l’apogée de tout ce qui est cool, sauvage, moderne, sexy et provoc’.

Les surfeurs meurent toujours de faim. Elles avaient pris leur petit-déjeuner avant d’aller surfer. Une ou deux heures plus tard, elles avaient de nouveau faim. Le matin, elles aiment manger des céréales, du poulet teriyaki, des frites, du riz, de la glace, des bonbons et une spécialité hawaïenne appelée Spam musubi, qui consiste en une boule de riz tartinée d’un gros morceau de pâté de jambon et enlacés d’une algue. Si elles étaient aussi obsédées par leur poids que la plupart des adolescentes, elles n’en parlaient pas et le montraient encore moins. Elles étaient si dynamiques qu’elles faisaient probablement fondre tout ce qu’elles ingurgitaient. « On adore aller chez Matt, a dit Lilia, parce qu’il nous emmène tout le temps chez Taco Bell. » Au détour d’une large colline, nous nous sommes arrêtées pour aller chez Grandma’s. Lilia a commandé un burger végétarien et Theresa a opté pour un sandwich dinde, jambon et avocat baptisé le « I’m Hungry ». Il était 10 h 30. Tout en mangeant, Lilia a ajouté : « Tu sais, ils vont ajouter le surf aux Jeux Olympiques, en 2000 ou en 2004, c’est sûr. — Je suis grave sur le coup, meuf, a dit Theresa. Si je me place bien aux nationales de cette année, je vais… » Elle a avalé la dernière bouchée de son sandwich. Elle m’a confié vouloir devenir ambulancière un jour, et je n’avais pas de mal à l’imaginer dans ce rôle, chevauchant sur la terre ferme les mêmes vagues d’adrénaline que celles qu’elle affronte aujourd’hui. J’avais passé beaucoup de temps à imaginer où en seraient ces filles dans dix ans. Très peu auront l’opportunité de passer pro. Même si les femmes se sont faites une place dans le monde du surf professionnel, elles sont tout de même peu nombreuses à réussir à percer, et bien que les filles de Hana soient les reines du surf à Maui, les petites vagues de l’île et ses compétitions décontractées ont engendré très peu de surfeurs de classe mondiale ces dernières années. Mais elles n’ont pas l’air de s’en formaliser. À plusieurs époques culturelles, le surf est apparu comme l’incarnation du cool, de l’insoumission et de la liberté ; nous sommes à l’une de ces époques. Être surfeuse est encore plus cool, plus libre et plus moderne qu’être surfeur : le surf a tant été un sport d’hommes depuis ses débuts que ces derniers n’ont jamais eu à être confrontés aux idées reçues ; être surfeuse, c’est incarner tout ce que le surf représente, avec le défi supplémentaire d’être une fille dans un monde dominé par la testostérone. Être surfeuse dans un endroit aussi cool qu’Hawaï est peut-être bien l’apogée de tout ce qui est cool, sauvage, moderne, sexy et provoc’. Ainsi, les filles de Hana existent au plus haut point : le point où tout ce qui compte est d’être courageuse, bronzée, capable, indépendante, et d’avoir une bonne raison de porter ces vêtements de surf que les autres filles portent au nom de la mode. Ce n’est, en revanche, rien de plus qu’une phase. Lorsqu’on grandit dans une petite ville à Hawaï, à surfer nuit et jour, à passer le plus clair de son temps sur le sable et à ne penser qu’en termes de point breaks, de rouleaux et de roundhouse cutbacks, il est sans doute difficile d’imaginer un futur ordinaire ou autre chose qu’un calendrier lunaire. Peut-être n’y pensent-elles pas du tout. Peut-être ces filles sont-elles encore trop jeunes et trop éprises de leurs vies pour se projeter dans l’avenir, pour présager avec amertume que la vie qu’elles mènent aujourd’hui pourrait bien se terminer un jour.

Chez Matt

Matt Kinoshita vit dans un ranch ajouré et ensoleillé au sommet d’une colline de Haiku. La maison dispose d’un salon très spacieux équipé d’un canapé dépliant. Souvent, une, deux voire dix surfeuses campent à l’intérieur, soit parce qu’elles ont une compétition à 7 h le lendemain matin, soit parce qu’elles subissent un entraînement intensif et que faire l’aller-retour entre ici et Hana est une perte de temps, ou bien parce qu’elles veulent éplucher les piles de magazines de surf de Matt, dévorer sa collection de vidéos et ses nombreux catalogues de vêtements de sport aquatique. Nombre des surfeuses que j’avais rencontrées ne vivaient pas avec leurs pères, ou dans certains cas n’avaient aucune relation avec eux, alors peut-être que, parfois, elles envahissaient sa maison simplement parce qu’elles avaient envie d’être auprès d’un homme plus âgé qui se souciait d’elles.

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Matt Kinoshita
Propriétaire de Kazuma Surfboards
Crédits

Matt aurait bientôt trente ans. Ses talents de surfeur pouvaient l’amener à concourir aux championnats mondiaux, mais il avait décidé de tirer un trait dessus pour vivre avec Annie, sa femme, et leur fils Chaz. Il était aujourd’hui un des meilleurs concepteurs de planches de surf de Maui, un coach, et il gérait avec son père une entreprise de construction. Il sponsorisait quelques surfeurs adultes et il lui arrivait encore de participer lui-même à des compétitions, mais sa principale préoccupation était les enfants. Le magazine Surfing lui a demandé un jour ce qu’il préférait dans la conception de planches de surf et il avait répondu : « D’être toujours entouré de surfeurs en herbe ! » Il entraînait une équipe de garçons et une équipe de filles. Cette dernière était une nouveauté. Avant que Matt n’en établisse une trois ans plus tôt, il n’y avait aucune équipe féminine de surf. Son entreprise n’avait rien de lucratif – cela lui coûtait en fait des milliers de dollars tous les ans – mais il adorait ça. Les filles étaient les meilleures selon lui. Et elles le lui rendaient bien. Matt avait l’allure de ces hommes vêtus de ces vieilles chemises aux imprimés hawaïens, bedonnants et cloués au sol. Sauf que ses traits étaient parfaits et que ses cheveux étaient aussi brillants que les poils d’une loutre. Lorsqu’il écoutait les filles, sa tête restait inclinée, ses sourcils légèrement relevés et sa mâchoire détendue en un sourire. Pas comme un frère, plutôt comme le plus adorable et sympathique des professeurs, capable d’être sévère et exigent sans être blessant. Quand je me suis garée dans l’allée avec les filles, Matt était dans la cour, occupé à charger le pick-up avec des planches de surf. Il a hélé Lilia et Theresa : « Salut les filles, où sont vos planches ? — Quelqu’un les apportera de Hana ce soir », a répondu Theresa. Elle s’est dégourdie le pied. « Matt, allez, on va surfer maintenant. — Salut Lilia, a dit Matt en pressant son épaule. Comment tu vas, championne ? Ton père fait la compétition ce week-end ? » Lilia a haussé les épaules et levé les yeux vers lui, solennelle. « Allez Matt, on va surfer maintenant. » Ils ont mit le cap sur Ho’okipa pour surfer, dans un endroit appelé Pavilles, car il était situé en face des pavillons de pique-nique en béton qui parsèment la plage. Ho’okipa n’a pas grand-chose à voir avec Hana. Les personnes qui ont un problème d’alcool aiment traîner dans les pavillons. Les adeptes de la planche à voile abondent. Les voitures se garent au bord de la plage. On entend les avions approcher de l’aéroport de Kahului. Et autre changement : la plage est plus belle. La mer est appelée Girlie Bowls, car les vagues sont happées par le récif et deviennent donc plus facilement malléables pour les fillettes, de toute évidence. Quelques années plus tôt, certaines surfeuses de Hana ont rencontré leur idole Lisa Andersen, alors qu’elle se trouvait à Maui. Elle était très timide et leur avait à peine adressé la parole, m’ont-elles dit, sauf pour leur conseiller de surfer les Girlie Bowls. J’ai trouvé cela passablement insultant, mais les filles n’étaient pas bien certaines de ce qu’elle sous-entendait et ne s’en sont pas vexées. Elles parlaient rarement d’elle. Elle était comme une force insaisissable. Nous avons longé les pavillons. « Les hommes sont tellement sexistes sur cette plage », a dit Lilia en lançant un regard noir à un garçon trimbalant un boombox, « c’est très différent de Hana. Ici, ils nous fixent tout le temps et disent : “Oh, les petites filles arriiiivent !” ou “Oh, salut les filles !” et tout ça. Ils aiment bien être grossiers avec nous, les filles blanches, les haoles. Vraiment grossiers. Sérieusement. — Hé, les vagues ont l’air démentes », a dit Theresa. Elle observait un homme glisser sur l’une d’elles avant de déraper sur sa frange. Elle a sifflé. « Ouaaah, regarde ce snap de fou ! Ça déchire, mec ! J’ai pas vu un snap aussi ouf depuis des années ! T’as vu ça ? » Elles se sont évaporées en un instant. Deux secondes plus tard, deux têtes blondes émergeaient de la houle noire avant de disparaître à nouveau, au loin et debout sur leurs planches.

Les gens s’enfuient à Maui pour échapper au Maryland, au Nevada ou à n’importe quel endroit qui les fait se sentir prisonniers.

Voici de quoi se compose un dîner chez Matt : des tonnes de poulet grillé, des miches de pain à l’ail, et encore d’autres miches de pain à l’ail. Annie Kinoshita a sorti quatre pots de crème glacée du congélateur, les a disposé en ligne le long du comptoir de la cuisine et les a regardé disparaître. Annie était blonde, fine et imperturbable. Selon Theresa, elle était surfeuse à l’époque, « avec des cheveux jusqu’aux fesses ». Elle était désormais occupée avec son bébé, et elle surveillait la porte constamment ouverte de leur maison. Ce soir-là, Élise Garrigue, une autre surfeuse, et Cheyne Magnusson, un garçon de 14 ans, étaient aussi invités à dîner et à passer la nuit. Cheyne était un des meilleurs jeunes surfeurs de l’île. Tony, son père, était skateur professionnel. Cheyne était le seul garçon à régulièrement dormir chez Matt et Annie. Lui et les filles entretenaient l’idéal platonique d’une relation platonique. « Dieu que ces nanas sont prudes, m’a dit Annie en éclatant de rire. Elles veulent pas avoir à faire à ce genre de cochonneries. — Tais-toi, haole, a répondu Theresa. — J’allais montrer à ces chastes demoiselles une photo de la tête de Chaz quand j’étais en plein accouchement, a crié Annie, et elles étaient toutes genre : “Non, non, non, fais pas ça !” — Ouais, elle fait genre : “Regardez ce truc dégueu”, a ajouté Theresa, et nous on fait genre : “Ouais c’est ça, tais-toi gogole.” — J’te jure, a dit Lilia, comme si on avait envie de voir une photo de ce genre. » Les épreuves préliminaires de la Quicksilver HASA Competition se déroulaient le jour suivant, quatre des huit compétitions HASA (Hawaiian Amateur Surf Association) à Maui débouchant sur les championnats régionaux puis nationaux. La compétition avait lieu sur deux jours le week-end, et les résultats étaient annoncés le dimanche. Théoriquement, les filles auraient dû se coucher tôt car elles devaient se lever à 5 h, mais ce n’était rien de plus qu’une théorie. Elles ont fait une bataille de polochons pendant quatre heures, elles ont regardé Sabrina, l’apprentie sorcière et Incorrigible Cory, puis un autre épisode de Sabrina, quelques vidéos de surf de Kelly Slater, se sont engageés dans une autre bataille de polochon, elles ont avalé quelques bols de céréales, puis se sont posées devant Fear of a Black Hat, un film parodiant le monde du rap qu’elles avaient vu tant de fois qu’elles pouvaient en réciter les dialogues par cœur. Seule Élise s’est endormie à une heure raisonnable. Elle était française et peut-être était-ce pour cette raison qu’elle avait eu sa dose de pop culture américaine avant les autres. Élise avait atterri à Hawaï plutôt fortuitement : sa mère et elles avaient quitté la France pour emménager à Tahiti, s’étaient arrêtées en route à Maui et n’étaient jamais reparties. Un conte hawaïen classique. Personne ne vient ici de façon ordinaire pour des raisons ordinaires. Les gens s’enfuient à Maui pour échapper au Maryland, au Nevada ou à n’importe quel endroit qui les fait se sentir prisonniers. Ils vivent dans des wagons de marchandises récupérés, des huttes ou des cabanes en ruines simplement pour se rapprocher des vagues. Ici, ils peuvent observer l’immensité de la mer d’où qu’ils soient, et tout est fluide et éphémère. J’ignore à quelle heure les enfants se sont décidés à dormir car j’étais sur le sol du salon, isolée avec ma veste sur la tête. Lorsque je me suis réveillée quelques heures plus tard, les filles étaient prêtes à filer dans l’eau, dégustant des bols de Golden Grahams et de muesli, toujours devant Fear of a Black Hat. C’était un matin délicieux et les filles étaient définitivement parées à montrer au monde comment on surfait à Hana. Theresa s’est dirigée dehors la première. « Hé, les losers, a-t-elle crié par-dessus son épaule, on y va ! »

Le rocher géant

Les vagues des premières épreuves éliminatoires étaient droites, entre 90 cm et 1 m 20 de hauteur, soyeuses mais aux extrémités délicates, si bien qu’elles se cassaient dans une écume couleur blanc de chaux. Difficile de faire grande impression en chevauchant de telles vagues. Aussi, une par une, les filles de Hana sortaient de l’eau l’air renfrogné. « Pas moyen de me positionner, a dit Theresa à Matt, j’étais grave dessus mais j’avais l’air d’une conne en train de glisser. — Ma dernière vague, c’était un vrai closeout », a dit Lilia. Elle avait l’air exaspéré. « Hé, quelqu’un me passe une serviette ? » Elle s’est séchée le visage. « J’ai vraiment foiré, s’est-elle plaint. Si j’ai cinq vagues, j’ai de la chance. » Les filles étaient sur la plage, sous le stand des juges, à l’ombre de la cabane de Matt. Son équipe de garçons les accompagnait, ainsi que d’autres enfants qu’il ne sponsorisait pas mais qui aimaient traîner avec lui plus qu’avec leurs propres sponsors. Tels des atomes, ils gravitaient tout autour de lui. Ils allaient et venaient sur la plage, fourraient du sable dans leurs shorts et se battaient pour des morceaux du poulet de la veille qu’Annie avait amenés pour eux dans une glacière. Le temps d’une pause entres les épreuves, Gloria aux cheveux de dingue s’est approchée de la scène et le cirque s’est soudain arrêté. C’était comme une visitation impériale. Après tout, Gloria était une jeune femme chevronnée de 19 ans qui venait de passer l’année à chevaucher les vagues monstrueuses de la côte nord d’Oahu. Elle travaillait en plus de ça occasionnellement pour Rodney Kilborn, l’organisateur du concours, elle avait un tatouage en forme de tortue de mer sur la cheville et, le plus important selon les filles de Hana, c’était une bodyboardeuse extrêmement audacieuse, capable de pagayer au-delà de vagues hautes comme des murs, plus loin encore que n’oseraient s’aventurer la plupart des garçons.

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« Gloria aux cheveux de dingue »
Une surfeuse de Maui
Crédits : Rachel Haller

« Salut les haoles ! » les a-t-elle apostrophées. D’un bond, elle s’est réfugiée dans l’ombre de la cabane. Ce jour-là, ses cheveux étaient attachés en une longue natte rousse qui recouvrait son épaule gauche. Même avec ses cheveux retenus, Gloria était magnifique. Sa carrure était robuste, sa peau couleur melon et son visage, rond et étiré, était moucheté de tâches de rousseur discrètes. Sa voix était douce et carillonnante, teintée de cette inflexion perplexe et montante, comme si tout ce qu’elle disait était une plaisanterie, une question bienveillante. « Salut Theresa, a-t-elle dit, tout se passe bien ? T’as rodé ta stratégie ? Continue comme ça, tu veux ? Oh, Élise ? Pagaye un peu plus fort, ok ? Tu t’en sors bien, non ? Et Christie ? » Elle a jeté un coup d’œil aux alentours, à la recherche d’une surfeuse appelée Christie Wickey, levée à quatre heures pour se rendre ici depuis Hana. « Hé, Christie ? a-t-elle dit lorsqu’elle l’a aperçue. Tu devrais aller plus loin, hein ? Comme ça tu seras bien positionnée pour ta vague, ok ? Vous êtes les meilleures, vous le savez ? Vous déchirez, ok ? Vous déchirez grave, ok ? » Les résultats des préliminaires de la division junior féminine ont enfin été annoncés. Theresa, Élise et deux autres filles de l’équipe de Matt ont été sélectionnées, ainsi qu’une fille que Matt connaissait mais dont il n’était pas l’entraîneur. Cela n’a pas été le cas de Lilia. Aussitôt a-t-elle entendu la nouvelle qu’elle a enfoui sa tête dans ses bras pour pleurer. Matt s’est assis un moment avec elle pour lui parler à voix basse. Les filles se sont succédées par la suite, lui murmurant des mots de consolation, mais elle était inconsolable. Elle est restée muette une bonne partie de l’après-midi, jusqu’au tour de la division libre masculine, dont Matt faisait partie. Lorsqu’il a été appelé pour son épreuve, elle a relevé la tête et frotté ses yeux enflés. « Hé, Matt ! a-t-elle appelé alors qu’il se dirigeait vers la mer. Déchire tout pour les filles ! » Cette nuit-là, un bon nombre d’entre elles ont dormi chez Matt : Theresa, Lilia, Christie, Élise, Monica Cardoza de Lahaina, et deux autres sœurs originaires de Hana nommées Iris Moon et Lily Morningstar, arrivées trop tard pour concourir aux épreuves préliminaires de la division junior féminine. Les participations à la division libre féminine n’ayant pas été nombreuses, les épreuves préliminaires n’avaient pas été nécessaires, et Iris pourrait donc concourir dimanche, seul jour où la compétition aurait lieu. Lily n’avait pas du tout l’intention de surfer, mais toute occasion de s’échapper de Hana était bonne à prendre. Au goût de Cheyne, il y avait bien trop de filles chez Matt, aussi s’est-il réfugié chez un autre garçon pour la nuit. Lilia était toujours déprimée. Elle est restée silencieuse durant tout le dîner et, aussitôt après avoir terminé, elle s’est glissée dans son sac de couchage et a terré son visage en-dessous. Les autres filles ont veillé longtemps, à regarder des vidéos, à se battre à coups d’oreiller et à discuter du concours. Quelqu’un a fini par demander où se trouvait Lilia. Theresa a montré le sac de couchage du regard et a chuchoté : « Vous avez vu comment elle était dégoûtée aujourd’hui ? Moi je suis genre : “Relax, Lilia”, et elle est en mode : “Laisse-moi tranquille, pétasse.” Alors moi je lui dis : “Comme tu veux.” » Elles ont chuchoté un moment, débattant de la susceptibilité de Lilia, de sa contrariété lorsqu’elle ne gagnait pas, du fait qu’elle était persuadée que l’une d’entre elles avait déchiré un maillot de bain qu’elle lui avait prêté, de l’ironie de la chose en sachant qu’elle en avait des tas et, soit dit en passant, qu’elle avait toujours de l’argent pour les snacks, contrairement à la plupart d’entre elles. Quand j’ai dit qu’une fille de Hana pouvait avoir une adolescence faite uniquement de surf, je savais que c’était en partie une illusion, car quelle que soit la place qu’occupe une adolescente hawaïenne jolie et stylée dans le monde des perceptions, la cruauté du monde humain n’est jamais très loin. Il y aura toujours quelque chose d’autre à désirer qui vous sera refusé. Même s’il s’agit d’argent pour les snacks. Mais Lilia ne dormait pas. Elle s’est agitée soudainement hors de son sac de couchage et a crié : « Allez vous faire foutre, je vous déteste, sales pétasses ! » avant de se diriger en trombe vers la salle de bain, bousculant Theresa au passage.

À 15 ans, je ne suis pas certaine d’avoir eu ce sens de l’abandon, ce sentiment d’invincibilité dont il semblait falloir disposer pour regarder la mer sauvage et se dire : « Je vais glisser sur ces vagues. »

Les vagues de dimanche venaient de la gauche. Elles étaient raides et assez petites, leurs lèvres bouclées et bien dessinées. Les commentaires des épreuves des garçons et des hommes résonnaient dans les haut-parleurs, mais lorsque est venu le tour des filles et des femmes, le commentateur est resté silencieux. Seul le vacarme des encouragements de l’équipe de Matt se faisait entendre. Lilia s’était endurcie depuis la veille. Sa rancune avait désormais l’air de s’être dissipée, mais elle restait à l’écart. Son calme la faisait paraître plus vieille qu’une fille de 12 ans. Lorsque je suis descendue sur la plage, elle fixait les vagues, mâchant un gros morceau de papaye sèche, une tétine en bonbon dans la bouche. Quelques-unes des filles se trouvaient bien plus à droite sur la plage, là où le sable disparaissait et où des rochers d’un noir luisant s’étiraient dans la mer. Christie m’a avoué plus tard qu’elles détestaient plus que tout s’ennuyer et que, entre les épreuves, elles avaient peur de se lasser. C’est pourquoi elles ont décidé de se ragaillardir en jouant près des rochers. Leur entreprise avait fonctionné. Elles sont revenues à l’assaut en hurlant et haletant. « On a fait les folles, a-t-elle dit. On a sauté dans l’eau de ce rocher géant. On a failli mourir, c’était trop bien. » En les regardant, j’avais parfois du mal à croire qu’elles pouvaient s’aventurer si spontanément dans l’océan. Cet océan dont les rouleaux d’écume se succédaient si vite qu’ils étaient difficile à compter, cet océan qui dissimulait un récif acéré juste sous la surface, et qui servait de maison aux requins. Les filles, au contraire, avaient du mal à croire que je n’ai jamais fait de surf, que je n’ai jamais chevauché de vague, debout ou couchée, que je n’ai jamais bravé l’écume et projeté dans l’air un fin voile de gouttelettes éclatantes, que je n’ai jamais senti de planche glisser sous mes pieds pour me voir basculer puis couler, l’espace d’un instant immaculé, sombre et silencieux, alors que le poids du monde m’attirait vers le fond, jusqu’à ce que la mer me recrache sur la plage. J’ai expliqué que j’avais grandi en Ohio, là où le surf n’existait pas, mais elles ne s’en sont pas contentées. Ce que je n’ai pas dit, en revanche, c’est qu’à 15 ans, je ne suis pas certaine d’avoir eu ce sens de l’abandon, ce sentiment d’invincibilité dont il semblait falloir disposer pour regarder la mer sauvage et se dire : « Je vais glisser sur ces vagues. » Theresa m’a fait promettre d’essayer le surf, au moins une fois, un de ces jours. Je lui ai donné ma parole, mais ce dimanche n’était pas le bon jour. Je voulais juste m’asseoir sur le sable et regarder la fin du concours. Voir les filles de Hana remporter leurs divisions, dont Lilia, qui est arrivée troisième de la division libre féminine, et Theresa qui, ce jour-là, a décroché la division libre féminine et la division junior féminine. Même si ce n’était qu’un instant, il était parfait, et quitte à choisir, qui préférerait ne pas le vivre ? Lorsque j’ai quitté Maui plus tard dans l’après-midi, mon avion a survolé Ho’okipa, et je voulais croire que je pouvais toujours les voir en bas, que je pourrai toujours les voir onduler sur les vagues.


Traduit de l’anglais par Mehdi Chauvot d’après l’article « Life’s Swell ». Couverture : Blue Crush, de John Stockwell (2002).