Des ruines, des armes pointées vers le ciel, et des enfants qui jouent malgré tout. Les images émouvantes et spectaculaires qu’Eduardo Martins rapportait de régions du monde ravagées par la guerre, de Mossoul à Gaza en passant par la Syrie, ont été distribuées par des agences comme Getty Images et Zuma Press, et publiées par des médias comme Vice Brasil, BBC Brasil, le Wall Street Journal, Al Jazeera, le Deutsche Welle, France Culture ou encore Le Point. Elles ont valu à ce Brésilien de 32 ans originaire de São Paulo plus de 120 000 abonnés sur Instagram, où il n’hésitait pas non plus à afficher sa passion pour le surf, sa blondeur, une peau hâlée et de grands yeux bleus.
Ces images émouvantes et spectaculaires ont aussi justifié plusieurs interviews, dans lesquelles Eduardo Martins confiait parfois avoir trouvé un sens à sa vie avec la photographie de guerre après avoir surmonté une leucémie. « J’ai toujours aimé la photographie, puis j’ai eu une grave maladie, donc j’ai été incapable de travailler pendant des années », disait-il à Recount Magazine en octobre 2016. « Quand j’ai été guéri, j’ai décidé de m’investir dans mon côté humanitaire et photographe. J’ai emménagé à Paris et commencé à travailler pour l’ONG Children’s Safe Drinking Water. À partir de ce moment-là, j’ai voyagé dans des endroits frappés de problèmes sociaux, et j’ai commencé à photographier cette réalité. J’ai lié travail humanitaire et photographie, ce qui s’est avéré très bien marcher ensemble. » L’ennui, c’est que ces images émouvantes et spectaculaires ne sont pas l’œuvre d’Eduardo Martins. Et qu’Eduardo Martins n’est probablement qu’un pseudonyme.
Edu
L’homme qui s’est fait connaître sous le nom d’Eduardo Martins, Fernando Costa Netto, photographe brésilien et chroniqueur du magazine spécialisé dans le surf Waves, l’appelle encore affectueusement « Edu ». Tous les deux prévoyaient d’organiser une exposition ensemble et ils ont été en contact sur Instagram et WhatsApp pendant environ un an. Mais ils ne se sont jamais rencontrés. Et pour cause… « Toutes les histoires entre l’Irak, la Syrie et Gaza, où Edu a aidé à maintenir le camp de Beit Hanoun, au nord de la ville palestinienne… Dans cette ville, que j’ai eu l’occasion de visiter en 2001, et qui est la plus grande prison en plein air, Edu a également enseigné aux enfants à surfer sur la plage de Gaza. C’était un super surfeur. Quand il n’était pas sur le terrain avec les troupes accompagnant la reprise de Mossoul en Irak, il faisait du surf aux îles Mentawai, aux îles Fidji, ou à Puerto. Le gars était gentil, il avait un talent énorme et il était assez dingue. Les commentaires de ses copains et copines sur Instagram étaient chaleureux, toujours nostalgiques de balades et autres. »
Et puis, un beau jour d’été 2017, Fernando Costa Netto a reçu les appels de deux journalistes. « Ils m’ont demandé si je le connaissais et si je le trouvais bizarre. L’un d’eux m’a dit qu’ils soupçonnaient que ce correspondant au Moyen-Orient n’existait pas, et que @edu_martinsp était en fait un faux profil. Ils étaient en train de mener l’enquête. » Parmi les journalistes qui se méfiaient d’Eduardo Martins se trouve Natasha Ribeiro, une reporter brésilienne basée au Liban. Elle a sonné l’alarme dès qu’elle a été approchée par le faux photographe de guerre sur Internet, ne croyant pas un mot de ce qu’il lui racontait. Et ses doutes se sont accentués lorsqu’elle a réalisé que personne au Moyen-Orient, où il était pourtant censé travailler, ne le connaissait. « Personne, que ce soit du côté des autorités ou des organisations non-gouvernementales, en Syrie ou en Irak, n’avait jamais vu ou même entendu Eduardo Martins », souligne un article de BBC Brasil cosigné par Natasha Ribeiro et paru le 1er septembre dernier. Le média s’était lui-même laissé avoir par le faux photographe de guerre en publiant son portrait deux mois auparavant. « Cette affaire renforcera nos procédures de vérifications », promet aujourd’hui BBC Brasil. Ses lecteurs lui sont en tout cas reconnaissants d’avoir admis son erreur, à en croire les innombrables réactions suscitées par l’article sur les réseaux sociaux. Sur Facebook, il a été liké plus de 14 000 fois, partagé plus de 4 000 fois et commenté plus de 2 000 fois. L’agence Getty Images a pour sa part déclaré avoir retiré les photographies d’Eduardo Martins de son catalogue. Mais d’où proviennent-elles ? À qui appartiennent-elles réellement ? Pourquoi ont-elles suffi à berner tant de professionnels ? Et comment Eduardo Martins a-t-il réussi à bâtir un faux profil Instagram capable de réunir plus de 120 000 abonnés ?
Le jumeau diabolique
Contrairement à Fernando Costa Netto, Ignacio Aronovich n’avait jamais entendu parler d’Eduardo Martins avant que le pot aux roses n’eût été découvert. Mais il a tout de suite trouvé alarmante l’interview qu’Eduardo Martins avait donnée à Recount Magazine en octobre 2016, et dans laquelle il racontait avoir cessé de photographier une fusillade en Irak pour pouvoir venir en aide à un garçon blessé par un cocktail Molotov. « Qui utiliserait un cocktail Molotov alors qu’il y a des millions d’armes en Irak ? » s’est demandé Ignacio Aronovich. Ce vrai photographe brésilien s’est donc penché sur les clichés du faux. « Ils n’avaient aucune cohérence visuelle », a-t-il confié au Guardian. « Pour moi, ils avaient été pris par différents photographes. Les photographes ont leur propre style. Il me semblait clair qu’Eduardo Martins utilisait les photos de plus d’une source. » Ignacio Aronovich a ensuite remarqué que sur les soi-disant clichés d’Eduardo Martins montrant des photographes, et donc des appareils photo, le déclencheur se trouvait sur le côté gauche des appareils, et non sur le côté droit, comme c’est le cas pour la plupart des modèles. Il a alors compris que les clichés avaient été inversés…
Ignacio Aronovich a de nouveau inversé les prétendues images d’Eduardo Martins et mené sa propre enquête sur Google. Il a ainsi découvert que plusieurs de ces images appartenaient en fait au photographe américain Daniel C. Britt. Celui-ci est par exemple l’auteur de la photographie montrant « un garçon palestinien hurlant après l’altercation avec les forces israéliennes dans l’est de la bande de Gaza », qui illustre l’interview de Recount Magazine. En réalité, elle a été prise en Irak, en 2010. Quant aux photographies créditées à Alep, elles ont été prises dans une autre ville syrienne, Kafr Nabl, à plus de 90 kilomètres de distance. Mais Eduardo Martins ne s’est pas contenté de voler des photographies. Il a aussi volé un visage. Le visage d’un professeur de surf britannique, Max Hepworth-Povey, dont le compte Instagram réunit, lui, moins de 3 000 abonnés. À son tour interviewé par BBC Brasil, le 4 septembre dernier, il raconte qu’il était « en train de [se] détendre en buvant un verre de vin lorsqu’un ami du magazine Wavelenght [l’a] contacté pour [lui] dire que quelqu’un avait volé [son] identité dans un genre de canular sur Internet ». « C’est juste fou », a-t-il ajouté. « C’est comme avoir un jumeau diabolique, une Némésis identique… Je suis vraiment surpris que personne n’ait reconnu mon visage plus tôt. » Si Max Hepworth-Povey n’a pas souhaité porter plainte contre Eduardo Martins, l’agence Nurphotos, qui le rémunérait pour ses clichés, a en revanche saisi la justice italienne. On ignore cependant quelle somme d’argent l’usurpateur a bien pu extorquer au total. En effet, d’après SBS Portuguese, ses photographies étaient vendues à 575 dollars l’unité par Getty Images, mais l’agence n’a pas souhaité s’exprimer sur les transactions réalisées. Et plusieurs médias affirment ne pas avoir payé pour utiliser les images d’Eduardo Martins, dont on ne connaît toujours pas la véritable identité.
Un gros câlin
Après avoir reçu les appels des deux journalistes suspicieux, et peu de temps avant la parution de l’article de BBC Brasil, Fernando Costa Netto a écrit à Eduardo Martins : « Edu, comment vas-tu ? Mon cher, si jamais tu veux raconter ton histoire, pas celle de la guerre ni celle du surf, mais “l’autre”, fais-le moi savoir. » « Edu » lui a répondu ceci : « Je suis en Australie. J’ai décidé de passer une année dans un van. Je vais tout couper, y compris Internet. Je veux être en paix, nous nous reverrons quand je reviendrai. S’il y a quoi que ce soit, écris-moi à dudumartins23@yahoo.com. Un gros câlin. Je supprimerai le zap. Que Dieu soit avec toi. Câlin. » Il avait compris que sa vie de photographe de guerre et de surfeur était terminée. Et il a bel et bien supprimé son compte Instagram, ainsi que son site Internet, qui était hébergé de manière anonyme en Floride. Il ne reste plus aucune trace de lui. Si ce n’est, possiblement, celles de ce fameux van dans le désert australien, en imaginant un instant qu’il ait pu dire la vérité à Fernando Costa Netto. Personne ne sait avec certitude ni qui se cache derrière Eduardo Martins, ni où il se trouve à présent. Mais l’enquête se poursuit.
Le 6 septembre dernier, Natasha Ribeiro a en effet informé ses « collègues » sur Facebook qu’elle ne donnerait « aucune interview avant la fin des investigations sur Eduardo Martins », car cela risquerait de compromettre son travail. « Mon objectif et ma priorité pour le moment sont de présenter toutes les pièces manquantes et de répondre à toutes les questions qui entourent le mystérieux personnage d’Eduardo Martins », écrit la journaliste. Il a été vivement reproché à Fernando Costa Netto d’avoir prévenu le faux photographe de guerre qu’il était démasqué en lui écrivant un message aussi explicite avant même la parution des premiers résultats de l’enquête, mais Fernando Costa Netto s’est défendu d’avoir cherché à le protéger, évoquant au contraire une profonde déception. « Il est nécessaire d’être plus rigoureux dans la vérification des sources », a-t-il ajouté. « Je ne doute pas qu’il y ait d’autres Eduardo en train de travailler en ce moment-même. » Eduardo Martins n’est en tout cas pas le premier à s’être approprié le travail des autres. En mai dernier, par exemple, le photographe britannique Souvid Datta, récipiendaire de nombreux prix, tels que la prestigieuse bourse du centre Pulitzer en 2016 ou encore le fonds Getty pour la photographie éditoriale en 2015, a reconnu avoir volé partie d’une image de la photographe Mary Ellen Mark, ainsi que deux autres clichés.
« Nous vivons à l’époque des “fausses nouvelles” et je ne suis pas surpris qu’il y ait de “faux photographes” », affirme Ignacio Aronovich. « Il est important d’utiliser cette affaire pour comprendre comment cela a pu aller aussi loin et montrer les vulnérabilités des médias, et le manque de rétributions financières, qui ont permis à ce faux photographe de se moquer des journalistes et des internautes à travers le monde. Avoir 127 000 abonnés sur Instagram n’est pas une preuve de vérité et cela ne devrait pas donner automatiquement de la crédibilité à un compte », conclut-il.
Couverture : Attrapez-moi si vous pouvez. (Ulyces.co)