Un jour d’automne 2010 dans la banlieue de Chicago, un inspecteur du nom de Jason Moran s’est retrouvé à éplucher les affaires non résolues du comté de Cook, entassées dans une réserve éclairée au néon. Moran, 38 ans, a le teint pâle et l’apparence bien lisse d’un banquier. Cela faisait déjà sept ans qu’il travaillait en tant qu’inspecteur pour le bureau du shérif. Il s’était spécialisé dans les personnes disparues et les affaires d’homicides. S’il s’était retrouvé là, c’est parce que son supérieur, le shérif Tom Dart, lui en avait donné l’ordre. Il voulait que Moran trouve et rouvre des affaires qui pourraient potentiellement être résolues. Alors que l’inspecteur passait en revue les vingt-cinq armoires de dossiers couleur crème, une note griffonnée sur l’une d’elles a retenu son attention. On pouvait lire : « Gacy 1978 ». Moran vient du sud-est de Chicago, et comme tous ceux qui ont grandi dans cette ville à la fin du XXe siècle, il connaissait les grandes lignes de l’affaire John Wayne Gacy. Gacy était un homme d’affaires bien en chair et affable qui aimait se déguiser en clown à ses heures perdues. Mais il y a trente-cinq ans, il a été inculpé pour le meurtre de trente-trois personnes. Il a été exécuté en 1994 pour ces crimes, bien que certaines théories donnent à penser qu’il aurait fait plus de victimes.

Gacy a assassiné au moins trentre-trois personnesCrédits : Police de l'Illinois

John Wayne Gacy
Crédits : Police de Des Plaines, Illinois

Ces dernières étaient toutes de jeunes hommes blancs. Plusieurs d’entre eux étaient gays, d’autres travaillaient pour sa société de construction. Il a aspergé la plupart de ses victimes d’acide et de chaux et les a enterrées dans un vide sanitaire rempli de boue et de gravier situé juste en dessous de son ranch de brique, à quelques kilomètres de l’aéroport international O’Hare. Gacy est devenu le « clown tueur », l’un des tueurs en série les plus effroyables d’Amérique – un tueur brutal et terriblement prolifique.

Non-identifiées

Cela étant, Moran ne savait pas pourquoi on avait consacré cinq tiroirs entiers à l’affaire Gacy. Alors qu’il commençait à parcourir les dossiers, il a trouvé des preuves sous scellé provenant de la maison de Gacy : de l’herbe, un flacon de comprimés et un pistolet de départ. Il a également trouvé des dossiers dentaires, des scanners, des rapports de mandats de perquisition et des lettres vieilles de trente ans destinées aux familles des victimes présumées. Puis Moran est tombé sur des documents préoccupants. Ils venaient du cabinet du légiste et donnaient des détails sur les restes humains retrouvés dans le vide sanitaire de Gacy. « J’ai pu isoler huit victimes non-identifiées », se souvient Moran. Il pensait qu’un détail avait dû lui échapper – peut-être son dossier était-il tout simplement incomplet ? Ou peut-être qu’il avait mal lu. Comment se pouvait-il que personne ne connaisse l’identité d’un quart des victimes de Gacy, et ce trente ans après les faits ? Moran a réussi à retrouver quelques-uns des anciens inspecteurs qui avaient travaillé sur l’affaire, mais ils n’en savaient pas davantage. Il en a parlé à Dart, et en peu de temps, le shérif s’est vu organiser une conférence de presse extraordinaire devant une assemblée de caméras de télévision. « Si l’un de vos proches a été porté disparu entre 1970 et 1979 – peu importe quand –, contactez nos agents. Partagez votre histoire et si elle correspond au profil, soumettez-vous à un test ADN. Nous ne cherchons pas seulement des personnes originaires de Chicago, elles peuvent venir des quatre coins du pays. »

Chicago a été le théâtre les crimes de Gacy

Chicago a été le théâtre des crimes de Gacy

C’était une expérience inédite. Les séries comme Cold Case et Cold Justice ont peut-être banalisé cette procédure, mais selon une enquête de qualité réalisée en 2011 par le Rand Center, peu de commissariats américains disposent de règles formelles quant à la gestion d’une réouverture d’enquête. Et encore moins d’inspecteurs prêts à éplucher une nouvelle fois tous les documents, toutes les preuves, et à entendre à nouveau les témoins qui, comme on dit dans le jargon judiciaire, sont devenus des « antiquités ». Cela n’a rien d’étonnant. Les chercheurs du Rand Center en sont arrivés à la conclusion que seulement un dossier rouvert sur cinq finissait par être résolu, et ils ne conduisent pas tous à des arrestations. Néanmoins, il y avait plus que la perspective intimidante de devoir résoudre toutes ces affaires prenant la poussière depuis plus de trente ans. Dart, un procureur à la retraite grisonnant, avec ses bracelets brésiliens aux couleurs vives au poignet (un cadeau de ses filles), se décrit comme une personne « aimant la justice sociale ». Il voulait aussi frapper un grand coup : « C’est effroyable, la façon dont on traite les personnes disparues dans ce pays », m’a-t-il confié. En 2007, l’Institut national de la Justice a parlé de ce phénomène comme d’ « un gigantesque désastre silencieux ». Les laboratoires judiciaires du pays étaient assis sur des dizaines de milliers de restes humains qu’ils n’avaient même pas entrés dans la base de données du FBI – pourtant une étape cruciale pour faire correspondre ces résultats avec les dossiers des personnes non-identifiées. Le plus souvent, ces restes humains sont enterrés sans même avoir subi de tests ADN. Ce désastre n’était sans doute pas aussi important qu’à Chicago, où des découvertes alarmantes continuaient à faire surface à mesure que Moran se replongeait – seul – dans l’affaire Gacy.

Jason Moran se consacre à l'identification des victimes de Gacy

Jason Moran se consacre à l’identification des victimes de Gacy

Cependant, le shérif et son inspecteur n’étaient absolument pas préparés à ce qu’ils allaient découvrir : Moran avait déterré des dossiers datant de plusieurs décennies qui couvraient des zones allant de l’Illinois à l’Utah en passant par le New Jersey et la Floride. Certaines des personnes mentionnées étaient vivantes, d’autres mortes. Tous ces dossiers comportaient une histoire accablante qui les liait au ranch de brique de Gacy et au cimetière qui s’y cachait. Le bureau de Jason Moran se situe à une vingtaine de kilomètres du centre-ville de Chicago, au premier étage du quartier général du shérif. Au bout du couloir, deux photos dans des cadres en bois sont accrochées au mur : l’une représente Gacy déguisé en clown, sourire aux lèvres ; l’autre est un portrait de lui, le visage impassible.

X-Files

La carrière de Moran au sein du bureau du shérif a débuté en 1999, il n’était alors qu’un officier de police de la prison du comté. À cette époque, il se moquait pas mal de devenir inspecteur ; quant aux affaires classées, ce n’était même pas la peine d’y penser. Il voulait simplement être officier de police. Il avait 22 ans, et même s’il ne venait pas d’une famille de flics (sa mère était femme au foyer et son père travaillait dans la restauration du marbre et du granite), ce choix de carrière était une évidence. Il avait grandi dans un quartier où vivaient des membres des forces de l’ordre et des pompiers. À l’université, il avait étudié la sociologie, et mis l’accent sur le droit et la société. Il était finalement devenu policier de patrouille puis inspecteur de la brigade des mœurs en 2004. Viols et autres enquêtes de meurtre étaient devenus son quotidien.

Moran a vite commencé à s’occuper des affaires classées à temps plein.

Sa première grosse affaire non résolue est arrivée en 2007. Deux ans auparavant, des restes humains avaient été découverts dans une forêt à une vingtaine de kilomètres de Chicago. Ne disposant d’aucune information, Moran a envoyé un os au FBI. Plus tard, il a appris qu’il appartenait à Glenn Serratt, une petite frappe de 49 ans accro à l’héroïne. Moran a retrouvé la trace de ses proches et d’une petite-amie. Il a découvert que Serratt n’avait pas abandonné ses enfants, contrairement à ce que suspectaient les principaux intéressés. En réalité, il était parti faire un tour en forêt un jour de septembre 2004 avec une tente pour enfants, des boîtes de conserve, une télé à piles et la volonté de se désintoxiquer seul de l’héroïne. Quelques mois plus tard, son corps était retrouvé à une centaine de mètres de son campement. Moran n’a jamais pu découvrir ce qui était arrivé à Serratt. Peut-être avait-il emporté une dose d’héroïne avec lui et que celle-ci lui a été fatale. Peut-être était-ce autre chose. Il n’y avait aucune trace de traumatisme physique. Malgré tout, Moran a pu dire aux enfants de Serratt pourquoi leur père était parti dans les bois. « Ils étaient soulagés », se rappelle-t-il. « Ça les a un peu aidés à tourner la page. »

C’était la première fois que ce service avait recours à l’ADN, et le shérif en était fier. Moran a vite commencé à s’occuper des affaires non résolues à temps plein, et il n’a pas fallu longtemps pour qu’il devienne l’inspecteur « X-Files ». Il s’est spécialisé dans l’ostéologie, la reconstruction faciale, l’exhumation des corps, et c’est à lui que revenaient toutes les affaires les plus folles, même s’il ne s’agissait pas d’homicides ou de personnes disparues. On l’avait appelé pour qu’il se rende dans un cimetière, sur une affaire qui ressemblait à un sacrifice rituel : il y avait une chèvre décapitée, un coq dans le même état et un slip rempli de pièces de monnaie. « Dans ces cas-là, ils pensent tout de suite à moi », explique-t-il, « j’ai créé une sorte de niche. » Ces affaires n’ont toujours pas été résolues. C’est une drôle de réputation, mais pour Moran, elle s’équilibre avec des affaires comme celle de Glenn Serratt. Selon lui, les élucidations d’homicides sont la chose la plus importante dans la carrière d’un policier. « C’est tellement extrême. Si vous oubliez quelque chose, cela peut s’avérer irréparable. » Et quand un inspecteur recherche des indices vieux de plusieurs dizaines d’années ? Il faut faire preuve d’une patience sans faille et être doté d’un sens aigu du détail. Il faut être motivé pour retrouver des témoins qui pourraient être morts et des documents quasiment introuvables. Il faut également être à l’aise avec l’idée que vous pouvez échouer. « Être capable de faire toutes ces choses et les faire bien, c’est comme cela que vous prouvez que vous êtes un bon inspecteur. »

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Le shérif Tom Dart et l’inspecteur Moran
Crédits : pantagraph

En d’autres termes, Moran est devenu une référence. Quand je lui demande si toute la violence qui s’est emparée des villes de sa juridiction ne le submerge pas (la petite ville de Harvey a un taux de criminalité cinq fois supérieur au pire quartier de Chicago ; et dans le village de Ford Heights, 2 800 âmes, il y a eu deux double-homicides en un week-end au mois de novembre), Moran a l’air quelque peu agacé, comme si lui ou son patron devaient se justifier une fois de plus sur ces affaires non résolues. En 2013, après avoir quadrillé en vain une zone où se seraient trouvées des victimes de Gacy, un commissaire du comté de Cook a déclaré : « À un moment donné, il faut regarder les coûts et ce que ça nous rapporte. Il faudrait peut-être dépenser cet argent pour des affaires en cours. » Mais Moran pousse la logique jusqu’au bout : si la police dépense sans compter et fait des heures supplémentaires pour tenter de résoudre des meurtres commis par des tueurs impitoyables, ne faudrait-il pas alors rendre la politesse aux affaires classées ? « À quel moment décide-t-on d’arrêter de chercher le tueur d’une victime d’homicide ? » demande-t-il. « À quel moment un individu perd-il son droit à la justice ? »

En 2010, peu après avoir résolu l’affaire Serratt, Moran a trouvé l’armoire en métal contenant les dossiers de l’affaire Gacy. À partir de là, son premier arrêt a été le bureau du médecin légiste du comté de Cook, un lieu assez glauque, comme le reste de la zone. Il était à la recherche de preuves biologiques et, arrivé au premier étage, s’attendait à trouver huit mâchoires dans cette salle à la température contrôlée. Elles appartenaient aux victimes non-identifiées de Gacy, pour lesquelles les entrepreneurs des pompes funèbres et quelques policiers avaient organisé une petite cérémonie funéraire le 12 juin 1981. Avant qu’elles ne soient enterrées sous huit stèles anonymes dans huit cimetières différents (et ce afin d’éviter d’en faire une attraction touristique), leurs mâchoires avaient été prélevées. Si d’aventure un inspecteur avait pour souhait de les examiner, il saurait où les trouver. Toutefois, lorsque Moran est arrivé au bureau du légiste, les ossements avaient disparu. Il a découvert qu’ils avaient été déplacés dans un cercueil en bois six mois plus tôt. Le cercueil avait atterri dans un camion de l’entreprise de déménagement U-Haul, qui l’avait ensuite emmené à 45 km plus au sud, au cimetière Homewood Memorial Gardens. Le cercueil avait été placé en haut d’une colline près du cimetière et on l’avait enterré. La colline, qui faisait bien la hauteur de trois étages et la longueur d’un terrain de football, était le lieu où on enterrait les anonymes du comté de Cook. Autour de ce cercueil en bois, il y avait probablement l’équivalent de trente ans de cercueils contenant aussi bien des indigents, des personnes non-identifiées, que des corps non-réclamés. Moran connaissait bien Homewood. À l’été 2009, un visiteur avait trébuché sur une tête en décomposition. Elle provenait d’une tombe si peu profonde qu’un coyote l’avait déterrée. Moran avait été mis sur l’affaire, et ce qu’il avait découvert était « effroyable », selon les mots du shérif.

Les restes avaient été déplacés dans le carré des indigents du Homewood Memorial Gardens

Le Homewood Memorial Gardens

Certains cercueils contenaient des restes humains, d’autres étaient remplis d’un assortiment macabre de corps d’enfants, de déchets médicaux, d’organes et d’ossements d’animaux. Ces cercueils portaient des étiquettes sur lesquelles on pouvait lire « morceaux divers ». Doux euphémisme. Moran avait même demandé au bureau du légiste pourquoi les corps des enfants étaient mélangés à ceux des animaux. « Ils m’ont répondu : “C’est qu’on ne veut pas jeter des os d’animaux à la poubelle” », se souvient-il. Aucun échantillon d’ADN n’avait été prélevé avant que les camions de U-Haul ne viennent chercher les vingt-quatre cercueils non-étanches. Aucun membre du bureau du légiste n’avait gardé de trace de leur transport jusqu’à Homewood. Si un inspecteur travaillant sur une affaire non classée avait besoin de consulter un échantillon biologique, il devait donc s’armer d’une pelleteuse et croiser les doigts. En quelques années, les enquêtes de Moran ont mené à une série de réformes : les échantillons d’ADN sont désormais obligatoires, et les corps ne peuvent plus être empilés. Alors qu’il digérait l’information sur les mâchoires, Moran savait ce que cela voulait dire : le gars qui allait croiser les doigts, ce serait lui. Environ six mois après avoir découvert l’armoire renfermant les dossiers de Gacy, Moran est arrivé à Homewood. C’était en 2011, par une chaude matinée d’été. Il était accompagné par une équipe d’officiers de police, par un membre de la police scientifique et des personnes qui travaillaient au cimetière. Équipés d’une glacière pleine de bouteilles d’eau ainsi que d’une pelleteuse, et bénéficiant de l’ombre de la canopée, ils se sont mis à accumuler un tas de gravats et de terre du côté est de la colline. Grâce à des outils de mesure assez grossiers tel qu’un énorme arbre mort, des pierres tombales et une bonne dose de déduction, les employés du cimetière pensaient localiser le secteur où pourraient se trouver les mâchoires. À environ quinze heures, après la troisième fouille de la journée, ils ont enfin trouvé les ossements, enfouis sous un cercueil rempli de corps d’enfants.

Crédits : Département du Shériff du Cook County


Crédits : Département du Shériff du Cook County

Finalement, l’ADN était si ancien ou abîmé que Moran a dû exhumer quatre des corps anonymes. Avant octobre, il avait récolté huit échantillons d’ADN viables et passé un coup de fil aux différents bureaux du shérif des alentours. Dart, lui, donnait une conférence de presse en ville. « Il s’agissait de huit jeunes hommes pleins d’avenir », a déclaré Dart aux journalistes. « Ces huit personnes méritaient mieux. » À côté du pupitre en bois sombre, d’immenses posters en noir et blanc représentaient les contours de huit têtes parfaitement ovales au-dessus de huit paires d’épaules bien rondes. Sous chacune de ces silhouettes, quelques lignes résumaient ce qu’on savait d’elles : la victime n °5 avait entre 22 et 32 ans. La victime n°21 mesurait entre 1 m 70 et 1 m 80. La victime n°24 avait disparu entre le 13 juin et le 6 août 1976. Ce dernier détail étrangement précis n’était connu que parce qu’on avait retrouvé le corps dans le cimetière de Gacy, sous le cadavre d’un jeune garçon prénommé Rick Johnston. Il avait disparu après avoir assisté à un concert au Aragon Ballroom, une salle près de laquelle Gacy avait l’habitude de rôder. Johnston était au lycée, il devait entrer en terminale à l’automne. Moran ne savait pas ce que donnerait l’enquête ou si elle le mènerait quelque part. « Il fallait que je me persuade qu’il y avait au moins une personne dans ce pays qui avait entendu parler de cet horrible individu qui assassinait ces jeunes garçons. Si votre fils ou votre frère avait disparu entre 1979 et 1980, 1981, vous en auriez forcément entendu parler, vous en auriez parlé à quelqu’un. » Mais qu’en est-il si vous étiez orphelin et qu’il n’y avait personne pour signaler votre disparition, ajoute Moran ? Et si vous étiez gay et que votre famille était homophobe ? Après tout, les médias avaient surnommé Gacy « le tueur d’homos ». Et si cela avait empêché certaines personnes de parler ? Moran a supposé que l’attitude des générations plus anciennes n’était plus d’actualité. Peut-être que trois décennies pourraient mener à de nouveaux indices. Les appels téléphoniques et les e-mails ont été instantanés. Certains venaient de personnes fascinées par les tueurs en série, qui voulaient simplement parler de Gacy, de son costume de clown, et de l’art qu’il avait développé en prison. (L’une de ses peintures à l’huile intitulée Pogo le clown est exposée au Dark Vomit’s True Crime Museum and Prison Art Gallery et vaut 3 500 dollars). Moran était dégoûté par ces demandes. « Gacy ne m’intéresse pas », m’a-t-il confié un jour dans son bureau. « Je le hais. » Moran a tenu à me le prouver en retirant un dossier en papier kraft de sous son bureau. Dessus, on pouvait lire les initiales de Gacy. Tous ses e-mails, toutes ses correspondances mentionnent « JWG ». « Je ne veux pas attirer l’attention sur son nom. » C’est assez étrange, compte tenu du fait que le bureau du shérif cherche à attirer l’attention pour les mener à de nouvelles pistes. Mais pour Moran, cette affaire n’a jamais vraiment concerné Gacy. Pour lui, il était surtout question de résoudre ces huit affaires et de les classer. Mais cette enquête concernait également Homewood, le bureau du légiste et le « gigantesque désastre silencieux » de l’Amérique, pour reprendre les mots de l’Institut national de la Justice. « C’est cela, la véritable histoire », conclue-t-il.

Gacy, sa vie, ses meurtres et ses tableaux continuent de fasciner

Les tableaux de Gacy

Affaires classées

Après toutes ses années, raconte Moran, les hommes au bout du fil étaient toujours hantés par le fait qu’ils avaient failli monter à bord de la berline noire de Gacy. Certaines personnes ont appelé le bureau de Moran pour raconter la fois où elles descendaient une rue située au nord de Chicago et qu’un homme dans une berline noire leur avait demandé si elles voulaient qu’il les raccompagne. C’était le mode opératoire de Gacy.

Moran a constitué une base de données de plus de 160 pistes en lien avec une centaine de personnes disparues.

Il équipait sa voiture d’un gyrophare pour se faire passer pour un officier de police, et possédait d’ailleurs plusieurs badges ainsi qu’une paire de menottes. À l’hiver 1977, Gacy a utilisé ce stratagème pour piéger un jeune homme de 19 ans. Il a fait semblant de l’arrêter, l’a ramené chez lui, l’a torturé et violé à plusieurs reprises. Au petit matin, Gacy l’a déposé sur son lieu de travail. Dans un rapport détaillé du procureur – « Le Clown tueur : Les meurtres de John Wayne Gacy » – qui relate son arrestation et son incarcération, lorsque la victime s’est présentée à la police, Gacy s’est défendu : bien sûr qu’il avait passé la nuit avec le jeune homme, mais c’était un rapport consenti. Le procureur général avait alors décidé d’abandonner les charges retenues contre lui. Viennent ensuite les parents, les frères et les sœurs, les personnes dont les frères ou les fils travaillaient sur des chantiers, ou étaient gays et vivaient au sein d’une famille à l’esprit étriqué. Au final, Moran a constitué une base de données de plus de cent soixante pistes en lien avec une centaine de personnes disparues. L’un des premiers noms qui est arrivé sur son bureau était celui de William Bundy. La piste venait d’un machiniste prénommé Greg Charlton. Il avait grandi avec Bundy dans les quartiers nord du Chicago des années 1960 ; ils étaient très proches. Charlton se rappelle que Bundy n’avait peur de rien, c’était le genre de gamin à traverser la marina Montrose en canoë en évitant les bateaux pour atteindre le cordage sur lequel il se balançait. Et il n’était pas très grand. Sa taille et son jeu bien particulier au basket-ball lui avaient valu son surnom. « On l’appelait Bill Bundy la Belette », raconte Charlton.

Huit des corps retrouvés étaient toujours non identifiésCrédits : Département du shérif de Cook County

Huit des corps retrouvés étaient toujours non identifiés
Crédits : Dépt. du shérif de Cook County

À l’adolescence, les après-midis piscine et matchs de basket avaient été remplacés par la ferme Boone, la drogue et les filles. Mais Charlton et Bundy étaient toujours des habitués de la marina. À cette époque, c’était l’endroit où ils pouvaient acheter toutes les drogues qu’ils voulaient, et la police les laissait tranquilles la plupart du temps. Charlton se rappelle qu’une fois, Bundy s’est pointé à la marina en voiture. Un autre homme conduisait, il était plus vieux, et cela lui a paru étrange car il n’avait jamais vu Bundy en voiture. Presque trente ans plus tard, Charlton ne se rappelle ni de la marque, ni du modèle, ni même d’aucun détail de cette voiture, mais il y a une chose dont il est sûr : l’identité du conducteur. « J’ai un visage dans la tête, et c’est celui de Gacy. » Des années plus tard, Charlton a finalement quitté le quartier pour aller vivre avec sa mère. Un jour, alors qu’il était revenu dans les parages, il a vu Bundy dans la rue. Ses cheveux avaient poussé et il portait une veste en cuir marron. « Je l’ai vu avec une liasse de billets », dit-il. « Je lui ai demandé : “Où t’as eu tout cet argent ?” Et il m’a répondu : “Je travaille dans le bâtiment.” » C’était la dernière fois qu’ils se verraient.

Quelque temps plus tard, Charlton a reçu une lettre de la sœur de Bundy qui l’informait que son frère avait disparu. C’était à l’automne 1976, Bundy avait 19 ans. Quand Charlton a entendu parler de l’arrestation de Gacy à l’hiver 1978, il a pensé que Bundy devait faire partie des victimes. Il ne savait pas qu’il y avait tant de corps non-identifiés, du moins pas avant l’automne 2011. Presque au même moment où Charlton a contacté le shérif du comté de Cook, la sœur de Bundy, Laura O’Leary, a fait de même. Elle a raconté à Moran que son frère était parti à une fête mais qu’il n’était jamais revenu à la maison. Sa famille a signalé sa disparition, mais ils n’ont jamais eu de nouvelles. Ils avaient contacté le bureau du légiste après l’arrestation de Gacy, mais le légiste voulait examiner des dossiers dentaires qui n’existaient pas. « Ils nous ont dit : “Vous n’avez pas de chance, il n’y a pas d’autres moyens d’identifier un squelette.” » (O’Leary n’a pas donné suite à mes demandes d’entretien.) Après toutes ces années, elle a retenté sa chance. Elle voulait soumettre son propre ADN car elle était persuadée que Gacy avait tué son frère. L’âge de Bundy correspondait. Il était blanc, travaillait dans le bâtiment, vivait dans les quartiers nord et, comme Rick Johnston, il traînait du côté de l’Aragon. Moran a rencontré O’Leary chez elle et fait un prélèvement d’ADN. Un mois plus tard, une lettre est arrivée par la poste : il y avait une « correspondance avec la victime n°19 ». « C’est tout ce qu’on savait de lui », dit Moran. Cela ne constituait pas un lien réel, et même s’il y avait d’autres éléments liant ces deux personnes, ce n’était pas suffisant.

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William George Bundy
Identifié quarante an après son meurtre

Moran est donc retourné chez O’Leary et lui a demandé si elle avait d’autres informations qui pourraient l’aider à identifier son frère. Elle avait toujours son portefeuille, qui contenait une carte étudiante, mais c’était tout ce qu’elle avait. Elle s’est ensuite souvenue qu’elle avait trouvé des canines. Son frère avait eu besoin de porter un appareil dentaire mais sa famille ne pouvait pas se le permettre. Il avait donc fallu lui arracher ses deux canines supérieures. C’était une technique courante selon Moran ; on appelait ça « l’appareil du pauvre ». Bundy les avait gardées parce qu’elles étaient grosses, pointues – et très cool. Sa sœur non plus n’avait pas pu s’en débarrasser. Moran a découvert que, comme Bundy, la victime n°19 n’avait plus de canines supérieures. Cette caractéristique est présente chez seulement 2 % de la population. Le 29 novembre, quelques semaines après sa première allocution publique, le shérif a donné une nouvelle conférence de presse. Les posters en noir et blanc étaient à nouveau présents, mais l’un d’entre eux affichait la photo agrandie de la carte étudiante de William Bundy. Il avait une tignasse sombre et des sourcils fournis ; il regardait fixement l’objectif, le visage inexpressif. Au-dessus de la photo, on pouvait lire en caractère gras : « IDENTIFIÉ ». Pour O’Leary, qui s’était exprimée lors de la conférence de presse, cet événement marquait un « jour sombre ». Mais elle a ajouté que c’était également un jour qui mettait un terme à leur chagrin.

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L’affaire Edward Beaudion a atterri presque immédiatement sur le bureau de Moran. La piste venait de la sœur de Beaudion, une femme répondant au nom de Ruth Rodriguez. Elle avait confié aux enquêteurs que son frère avait emprunté sa Chevrolet Nova vert olive un soir d’été 1978, et avait disparu. On ne l’avait plus jamais revu, ou entendu parler de lui. En juin dernier, j’ai rendu visite à Rodriguez dans sa maison en brique située au nord-ouest de Chicago. Cette maison était dans sa famille depuis des décennies et c’était là que vivait son frère avant de disparaître. Pendant notre entretien, Rodriguez, âgée aujourd’hui de 63 ans, était assise à la table du salon de son père, le dos voûté ; elle regardait avec attention plusieurs clichés de Beaudion. Une belle journée d’été commençait à poindre dehors, les rayons du soleil pénétraient dans la pièce et illuminaient les tempes grisonnantes de Rodriguez. Sous les pages plastifiées, son frère était jeune.

Beaudion a disparu depuis 1978Crédits : Famille Beaudion

Beaudion a disparu depuis 1978
Crédits : Famille Beaudion

C’était un jeune homme élégant à la chevelure noire et au teint mat. Sur une première photo, il portait des lunettes à monture d’écaille, et la raie sur le côté. Sur une autre, on y voyait un jeune garçon en primaire porter un costume gris, un petit bouquet blanc à sa boutonnière. Sur une autre photo encore, un garçon rayonnant me regardait ; une jeune fille vêtue d’une robe rouge était assise sur ses genoux, les bras autour de ses épaules : le bal de promo. « Il portait toujours un costume et une cravate, même étant enfant. » Elle me raconte le jour où elle l’a vu pour la dernière fois. C’était au mois de juin, un samedi, peu de temps après l’obtention de son diplôme à l’université de Loyola et son embauche en tant qu’instituteur dans une école primaire. Un de ses amis se mariait dans la banlieue de la ville et il voulait emprunter la voiture de sa sœur. Après les 30 kilomètres pour revenir en ville et un petit saut à l’International House of Pancakes, il avait disparu.

Le dimanche suivant, sa famille n’avait toujours pas de nouvelles de lui. La mère de Beaudion, Adla, avait alors appelé une ancienne petite amie de son fils qui s’était aussi rendue au mariage. Mais tout ce qu’elle pouvait dire, c’est qu’ils étaient partis aux alentours de minuit et avaient fait un crochet par l’IHOP sur le chemin du retour. Rodriguez et son père s’étaient ensuite rendus dans le commissariat le plus proche et avaient tenté, en vain, de signaler la disparition de Beaudion. « Ils ont dit à mon père : “Il est probablement à l’hôtel, avec une fille” », se souvient Rodriguez. Dans les semaines qui ont suivi, la police a retrouvé la Chevrolet Nova : elle avait été volée et emportée jusque dans le Missouri. Mais aucune trace de Beaudion. La famille avait alors placardé des affiches avec une grande photo et un numéro de téléphone. Ils avaient placé un autel dans l’entrée de leur maison, une photo trônant au milieu de bougies. « Ils faisaient des veillées », se rappelle Carol Langrel, l’ex-petite amie qui avait accompagné Beaudion au mariage. Ils ont fini par aboutir au pire des scénarios : Beaudion avait certainement été tué par Gacy. La famille a fourni des radios du genou d’Edward au bureau du shérif du comté de Cook. Il s’était blessé en jouant au basket-ball et au moment de sa disparition, portait un signe distinctif : une vis orthopédique. Les radios ont été examinées, mais la réponse de la police était ambiguë. Selon les dires de Moran, « ils nous ont affirmé qu’il était possible qu’il fasse partie des victimes, mais que les résultats étaient peu concluants. » Les Beaudion étaient rongés par la pire des incertitudes : est-ce que Gacy avait tué Edward ? Si ce n’était pas le cas, pourquoi est-ce que la police avait été si peu intéressée par l’affaire ? Était-il en vie ? Ou perdu ? Ou peut-être souffrait-il d’amnésie ? Rodriguez songe à la troisième hypothèse. Les médiums lui ont toujours dit qu’Edward reviendrait un jour. Un médium du Texas, un homme qui se faisait appeler Mighty Red, avait même prédit qu’il reviendrait le jour de Noël. Même si Rodriguez voulait y croire, lorsqu’un de ses cousins l’a informée que l’affaire Gacy allait être réouverte, elle n’a pas hésité. « J’ai pensé : et pourquoi pas ?! Qu’est-ce qu’on a à perdre ? »

Les preuves collectées chez Gacy sont encore stockées par la police

Les preuves collectées chez Gacy sont encore stockées par la police

Quelques jours plus tard, Moran s’est rendu chez les Beaudion. Certaines pistes ne collaient pas avec la vie d’Edward : il ne travaillait pas dans le bâtiment, et selon sa famille, il n’était pas gay. Mais il était jeune, avait la peau clair et vivait dans les quartiers nord de Chicago, tout près de l’Aragon. La chronologie concordait : il avait disparu quelques mois avant l’arrestation du meurtrier, et le légiste ne l’a jamais écarté de l’affaire. Moran et les Beaudion ont discuté et il a prélevé des échantillons de leur ADN. Les échantillons ont été envoyés à l’université de North Texas et les résultats sont arrivés un mois et demi plus tard : le corps de Beaudion n’avait pas été retrouvé dans le cimetière de Gacy. Moran se souvient que cette annonce a rassuré Rodriguez. Mais son frère était toujours porté disparu. Plus d’un an après, à l’hiver 2014, Moran a reçu une lettre du laboratoire d’analyse ADN. Il y avait enfin des réponses, et Moran avait enfin une histoire sur laquelle travailler. Cette histoire était étrange et révoltante – Rodriguez l’avait déjà entendue et là encore, le bureau du légiste était impliqué. L’histoire commence quelques années après la disparition de Beaudion, lorsqu’un détective s’arrête chez Rodriguez, le dossier d’Edward sous le bras. Il voulait le lui remettre. Il ne lui a pas dit pourquoi, et elle n’a pas demandé, mais à mesure qu’elle le parcourait, elle était stupéfaite. L’homme qui avait avoué avoir volé la Chevrolet Nova vert olive avait également avoué avoir tué son frère. Cet homme s’appelait Jerry Jackson, il venait de Caruthersville dans le Missouri, un trou perdu au bord du Mississippi, à plusieurs heures de Chicago.

Elle pensait souvent à cette image : son frère, seul dans les ténèbres, peut-être en vie, en souffrance.

Peu après, Jackson a été interrogé par la police. Au début de l’interrogatoire, il niait toute relation au meurtre. Finalement, il a prétendu que Beaudion lui avait proposé d’aller dans une ruelle le soir de sa disparition en 1978. Se sentant insulté, Jackson a mis un coup de poing à Beaudion. Il s’est écroulé au sol et Jackson a mis son corps à l’arrière de la Nova. Il a ensuite mis les gaz vers le sud, dans une réserve naturelle située à la sortie d’une autoroute à l’arrière-pays du comté de Cook. Selon Jackson, c’est là qu’il aurait abandonné le corps. Cependant, lorsque la police a accompagné Jackson à la réserve, il n’a pas retrouvé le corps de Beaudion, et les policiers non plus. Il n’a donc jamais été condamné pour meurtre. Moran ne sait pas pourquoi il en a été ainsi. Selon lui, c’est parce qu’il n’y avait pas assez de preuves pour corroborer la déposition de Jackson. Rodriguez s’était alors retrouvée seule face à ses pensées : Jackson avait-il vraiment tué son frère ? Si c’était le cas, pourquoi la police ne l’avait-elle pas poursuivi ? Au printemps 2008, un adolescent et ses deux sœurs se baladaient près de Black Partridge Woods, une réserve naturelle à cinquante kilomètres au sud-est de Chicago, lorsqu’ils ont trouvé une vieille chaussure et un pantalon en lambeaux ; un os ressortait de l’une des jambes du pantalon. Parmi ces ossements se trouvait un tibia où était posée une vis orthopédique. « Le squelette était exactement là où Jerry Jackson avait dit qu’il se trouvait », dit Moran.

Le corps d'Edward avait été retrouvé en 2008

Le corps d’Edward avait été retrouvé en 2008

Les autorités ont transporté les restes humains au bureau du légiste et ils sont restés dans une boîte en carton pendant cinq ans. Ce n’est qu’après le scandale de Homewood, lorsque Moran a développé un tout nouveau protocole de gestion des victimes non-identifiées, que le carton a été envoyé à l’université de North Texas et qu’une correspondance a été établie. Ce n’est donc que trente-cinq ans après que Jerry Jackson a avoué le meurtre de Beaudion que Moran s’apprêtait à le poursuivre pour homicide. Mais alors que le détective programmait son voyage à Caruthersville, il a reçu une autre lettre qui venait cette fois du Bureau of Vital Statistics du Missouri. Il y a tout juste six mois, Jackson avait succombé à une insuffisance cardiaque. Un flot d’émotions a alors envahi Rodriguez. Elle pensait souvent à cette image : son frère, seul dans les ténèbres, peut-être encore vie, agonisant, suppliant que quelqu’un vienne l’aider. Elle était en colère. Elle voulait se confronter à Jackson. Mais bien sûr, c’était impossible. « Vous ne pouvez pas rester là à ne rien faire », dit-elle. Et pourtant, elle savait enfin où son frère avait été ces dernières années ; elle avait enfin récupéré ses cendres, et sa famille pouvait enfin faire son deuil. En juillet dernier, certains membres de la famille, originaires de Louisiane, du Texas et du Tennessee, sont partis en pèlerinage à Chicago, tout comme l’ex-petite amie de Beaudion, Carol Langrehr, qui vit à présent en Arizona. Ils se sont rendus aux funérailles à l’Immaculate Heart of Mary, une église qu’Edward avait fréquentée. Ses amis de l’université et de la chorale se sont joints à la famille, tout comme son ancien pasteur. « C’était un hommage magnifique », raconte Rodriguez.

Jeu de piste

De retour à son bureau, alors qu’il se donnait corps et âme au dossier Gacy, Moran a été contacté par des policiers à la retraite. Ils avaient travaillé sur l’affaire dans les années 1970. Ils avaient quitté l’État, mais une question continuait à les hanter : qu’était-il arrivé au jeune homme de la carte d’identité qu’on avait retrouvée dans le garage de Gacy ? « C’est l’une de vos victimes non-identifiées », ont-ils dit à Moran. Il n’y avait rien de surprenant à ce que l’on ait retrouvé la carte : Gacy collectionnait les cartes d’identité des garçons qu’il ramenait chez lui. Cependant, tous ces hommes avaient été retrouvés – vivants. Celui dont ils parlaient au téléphone, un membre de la marine marchande de Floride, n’avait pas été retrouvé du tout. Selon eux, tout ce que Moran avait à faire, c’était de retrouver un membre de sa famille et de récupérer son ADN. La carte d’identité était facile à trouver : elle était dans le dossier Gacy, accrochée à sa photocopie. Moran s’est donc assis à son ordinateur et a lancé la base de recherche en quête d’un parent encore en vie. Il a rentré le nom de l’homme, et une personne ayant la même date de naissance que lui est apparue à l’écran. Cet homme vivait à Vallejo, à cinquante kilomètres au nord-est de San Francisco. À l’été 2012, Moran a composé le numéro de la police locale et demandé de l’aide pour le dossier d’une personne disparue. Un officier a été envoyé à la dernière adresse connue ; Moran a dit au policier que si l’homme était là, il fallait lui passer le téléphone. Il était là, et l’officier lui a immédiatement tendu son portable.

Nombreuses sont les preuves encore inusitées Crédits : Aug Schwiesow

Nombreuses sont les preuves encore inusitées
Crédits : Aug Schwiesow

Depuis que Dart avait réouvert le dossier, c’était devenu la routine de Moran. Il recevait des pistes de la part d’une mère ou d’un frère désespérés au sujet d’un frère ou d’un fils qui avaient disparu des années auparavant. Moran rentrait le nom dans la base de données, trouvait une adresse et appelait la police. De la baie de Tampa à Las Vegas, il retrouvait les personnes disparues vivantes, étonnées, avec des histoires familiales et personnelles horribles : un avortement qui avait divisé la famille, une énième dispute avec maman, être gay dans le Wisconsin des années 1970… Il a même retrouvé le fils d’une femme prénommée Kathy Lovell. Elle avait fait l’objet d’un sujet spécial sur la chaîne NBC, car elle prétendait avoir reconnu un bijou ayant appartenu à son fils – un collier en argent avec une tête de flèche turquoise – grâce à une photo de la maison de Gacy. Pour elle, c’était la preuve que Gacy avait tué son fils. Mais, comme elle l’a déclaré à la chaîne NBC, les autorités n’avaient pas l’air de vouloir retrouver son corps. Quand Moran a suivi cette piste, il a découvert que le fils de Lovell vivait depuis des années déjà sur la côte sud-ouest de la Floride, apparemment inconscient du fait que sa mère pensait qu’il avait été torturé et assassiné. À chaque fois, Moran demandait aux personnes qu’il retrouvait si elles voulaient reprendre contact avec leur famille. Elles étaient toujours partantes. Ce n’était pas vraiment le travail d’un policier, mais il aimait jouer les médiateurs. Plus qu’un inspecteur, Moran était aussi un père. À chaque fois qu’il raccrochait le téléphone, il était déconcerté : « Comment peuvent-ils laisser leurs parents souffrir à ce point pendant toutes ces années ? »

Gacy n'a jamais fait de victimes connu par balle. Pourtant ce pistolet a été retrouvé chez lui

Gacy n’a jamais fait de victimes connues par balle. Pourtant, ce pistolet a été retrouvé chez lui

Toutefois, l’homme qu’il a retrouvé à Vallejo était différent des autres. Son profil ne relatait pas de disputes interminables. Lorsqu’il l’a eu au téléphone, Moran s’est présenté et lui a demandé : « Pourquoi a-t-on retrouvé votre carte d’identité au domicile de John Gacy et comment expliquez-vous le fait que vous soyez toujours en vie ? » Voici ce qu’il lui a répondu : « C’est une histoire de fous. Vous n’allez sûrement pas me croire. » Cet homme a demandé à ce qu’on préserve son anonymat, je l’appellerai donc Bill. Bill vient de Chicago et a déclaré à Moran qu’il vivait à Clearwater dans les années 1970, une station balnéaire de Floride, côté golfe du Mexique. À l’époque, c’était un petit dealer et un jour, un homme l’a approché : il cherchait de l’herbe et un peu de compagnie. Les deux hommes sont donc allés faire un tour et le conducteur a sorti un revolver. « Il pensait que l’homme voulait lui voler son argent et la drogue qu’il avait sur lui », raconte Moran. Alors que Bill s’apprêtait à lui donner son portefeuille et son sachet d’herbe, le conducteur a jeté un œil aux alentours. Bill en a profité pour lui jeter son portefeuille et sauter de la voiture. Puis, il s’est mis à courir. Ce n’est que deux ans plus tard, lorsque sa sœur l’a appelé de Chicago, qu’il a appris l’identité de l’homme qui voulait le voler. « Il a allumé la télé, regardé les infos, et c’était bien John Gacy. Il m’a confié : “C’est bien l’homme qui m’a approché à Clearwater.” » Moran était dubitatif. Gacy n’avait pas pour habitude de tuer hors des frontières de Chicago, et il n’utilisait pas non plus de revolver. Il a tué sa première victime en 1972 avec un couteau de cuisine. Pour les autres : il les a étranglées ou asphyxiées. Au téléphone, Bill était surpris et embarrassé qu’un détective le contacte après toutes ces années. Toutefois, il ne cherchait pas à donner de réponses évasives, il semblait crédible. Pourtant, Moran avait des doutes quant à sa sincérité : il était allé chez Gacy, mais il ne voulait pas l’admettre pour tout un tas de raisons. Moran lui a donc lancé : « Je veux que vous soyez honnête. Aujourd’hui, notre jugement sur la consommation de drogues ou sur l’homosexualité a changé. Si vous êtes allé chez lui et y avez laissé votre carte d’identité, vous pouvez me le dire. Parce que ce que vous me dites là, c’est que John Gacy aurait tenté de violer et de tuer d’autres hommes dans d’autres villes de l’État – et si vous faites cette déclaration, ça aura des conséquences énormes. » Bill a juré qu’il disait la vérité.

Ces nouvelles informations ont permis d’ouvrir sept nouvelles enquêtes

Ces nouvelles informations ont permis d’ouvrir sept nouvelles enquêtes

Cette histoire n’était pas à négliger pour plusieurs raisons. Lors de la perquisition de la maison de Gacy, des enquêteurs ont trouvé un étrange revolver dissimulé dans le béton. Pourquoi Gacy l’aurait-il caché là s’il ne s’en était pas servi lors d’un crime ? Gacy était un voyageur chevronné (il s’est rendu dans pas moins de vingt-six États) et il gardait scrupuleusement toute trace de ce qu’il faisait. Avec l’aide de plusieurs stagiaires et d’analystes du FBI, Moran a épluché des milliers de reçus, cherchant à faire coïncider des lieux avec des dates : il voulait reproduire le parcours de Gacy. Il a ensuite comparé ses résultats aux affaires d’homicides, aux dossiers des victimes disparues et non-identifiées qui correspondaient au profil des victimes de Gacy. À présent, il se concentre sur sept de ces affaires. Toutefois, il n’a trouvé aucune trace d’un voyage à Clearwater.

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Après un entretien de plusieurs heures au mois d’août, je demande à Moran s’il pense résoudre un jour les dernières enquêtes liées à Gacy. Il prend une longue inspiration : « Si je pouvais seulement en résoudre une de plus… » dit-il, laissant sa phrase inachevée. Nous sommes dans le bureau de Moran ; c’est une petite pièce baignée de soleil dans laquelle il n’a pas encore fini de s’installer. À l’autre bout de la pièce, au sol, trône la Une encadrée du Chicago Sun Times, représentant une photo de Bundy. Juste à côté de ce cadre, il y a un tableau où sont accrochées des photos des affaires sur lesquelles il reste optimiste : celles qui n’ont rien à voir avec Gacy. En plus de Beaudion, Moran a résolu l’affaire de la disparition d’un orphelin, signalée dans le sud du New Jersey en 1972, ainsi que celle d’un étudiant qui n’avait plus donné signe de vie depuis six ans. Son corps avait été retrouvé au sommet d’une montagne de l’Utah.Trois ans et demi après la réouverture du dossier de Gacy, l’identification du corps de William Bundy reste un événement singulier. Les sept autres cas sont toujours en suspens.

Il correspond au profil. Il pourrait faire partie des sept portraits en noir et blanc.

Les pistes que reçoit Moran se font plus rares, mais il continue de recevoir quelques coups de fil chaque mois et il a une douzaine de pistes encore inexplorées. De plus, une vingtaine de pistes sont en attente de complément d’information, comme un numéro de sécurité sociale ou un certificat de naissance. Moran dit qu’il fait de la « rétention de rapport ». Cela peut sembler très bureaucratique, mais sans point de départ, même le meilleur des détectives n’aboutirait à rien. Pendant notre entretien, je ne peux pas m’empêcher de penser à tous les obstacles qui entravent les affaires comme celles-ci. Je pense à Jerry Jackson et au bureau du légiste. Je pense au Homewood Memorial et aux deux canines de Bundy. Je pense à la « rétention de rapport ». Je pense aussi à l’un des appels qu’a reçu le bureau de Moran, celui d’une femme qui parlait de son cousin et de sa disparition quelques années avant l’arrestation de Gacy. Pour elle, il y avait un lien. Elle a rapidement raconté son histoire : les parents de son cousin étaient morts et il avait fini par vivre seul dans un motel. Un jour, la tante de son cousin (la mère de la femme qui avait appelé Moran) lui a rendu visite. Ses affaires étaient là, mais lui ne l’était plus, et on n’a jamais plus entendu parler de lui. « Il vivait dans les quartiers nord de Chicago, il était ouvrier. » En d’autres termes, il correspond au profil. Il pourrait faire partie des sept portraits en noir et blanc. Et pourtant, il manquait deux éléments essentiels. Son cousin ne se faisait pas appeler par son nom. La femme qui avait appelé, inquiète, n’avait pas plus d’idées là-dessus. Elle ne connaissait pas non plus sa date de naissance. Pour ouvrir une enquête, vous devez prouver que cette personne a bien existé, et que ce n’est pas qu’un membre de la famille que vous auriez perdu de vue depuis des lustres. Pour Moran, « c’est bien ça le plus difficile ».

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La tombe d’une victime non-identifiée de John Wayne Gacy
Crédits : Bureau du shérif du comté de Cook


Traduit de l’anglais par Maureen Calaber d’après l’article « The Gacy Files », paru dans BuzzFeed. Couverture : Enquête nocturne. Création graphique par Ulyces.