Le selfie de la liberté
Dubaï est encore hirsute ce samedi 24 février 2018, à 6 h 30. Entre les tours dressées dans un ciel engourdi, ourlé d’une couche de sable par les premiers rayons du Soleil, un véhicule s’approche d’un centre commercial désert de la capitale des Émirats arabes unis (EAU). Il dépose une femme en abaya. C’est devenu un rituel ces derniers temps. Avant que les 1 200 boutiques ouvrent leurs portes, la cheikha Latifa bint Mohammed Al Maktoum retrouve son amie et formatrice de capoeira finlandaise, Tiina Jauhiainen, devant un café. Les deux femmes échangent quelques mots. Puis, la princesse de cette puissante pétromonarchie entre dans l’établissement, où elle retire son habit traditionnel. Faussant compagnie à son chauffeur, elle prend place dans la voiture de l’étrangère. Pour la première fois de sa vie, elle est assise à l’avant.
« Mon père est le Premier ministre des EAU et leader de Dubaï », se présente-t-elle dans une vidéo enregistrée quelques jours plus tôt. Sur ses 23 enfants, « il a trois filles prénommées Latifa, je suis la cadette », poursuit la femme de 32 ans. « Je ne suis pas autorisée à conduire, à voyager, je ne peux pas quitter les EAU. Je n’en suis pas sortie depuis 2000. Je n’ai cessé de demander à voyager juste pour étudier à l’étranger, mais ils refusent. Nous avons un chauffeur assigné, nous ne pouvons pas monter dans une autre voiture. Il doit savoir exactement où je suis. Ma vie est très restreinte. Mon père à une image moderne mais tout ça, c’est des conneries. C’est de la communication. »
Sur le siège passager, la cheikha Latifa enchaîne les selfies, tout sourire, tandis que Tiina Jauhiainen passe la frontière avec Oman. Une fois sur la côte du sultanat, le duo loue un jet-ski. Pointé vers l’est, l’appareil fend des vagues d’1,50 mètre, prenant les bourrasques de front, sur plus de 33 kilomètres. À la tombée du Soleil, enfin loin des EAU, il aborde le Nostromo, un yacht battant pavillon américain que barre un français, Hervé Jaubert. Cet ancien élève de l’École militaire de la flotte, à Brest, est entré à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) en 1983, comme officier du contre-espionnage. Il a quitté l’agence dix ans plus tard, après diverses missions en Europe de l’est et au Moyen-Orient.
Passé détective privé, il s’est exilé en Floride en 1998 pour y monter son entreprise de sous-marins personnels. En 2003, l’ancien espion a reçu la visite d’Ahmed bin Sulayem. Ce sultan émirati qui a étudié en Californie est chargé de faire du royaume une plaque tournante du commerce dans le monde. À ce titre, il a proposé à Hervé Jaubert de relocaliser son activité à Dubaï, une ville déjà friande de technologies françaises. L’occasion était belle. Alors il a accepté de prendre la tête d’Exomos, une société placée sous le contrôle du hub émirati Dubai World. Quand son travail sur des mini sous-marins ou des yachts submersibles était terminé, le patron garait sa Lamborghini à côté de ses deux Hummer, devant la villa équipée d’une piscine où l’attendaient sa femme américaine et leurs deux enfants.
Cette lune de miel, alors relatée par Le Figaro, n’a pas duré. Accusé d’escroquerie, Hervé Jaubert s’est retrouvé, d’après ses dires, interrogé par les services de sécurité et la police secrète en 2007. Pour lui, Dubai World cherchait simplement un bouc-émissaire afin d’enterrer le projet de sous-marins et ainsi régler des problèmes de trésorerie. Sous la menace de torture, d’après son récit, il a néanmoins accepté de rembourser les 14 millions de dirhams (3,3 millions d’euros) dont on l’a rendu comptable. Mais il n’en avait aucune intention. Une nuit, vêtu d’une abaya noire, le Français s’est glissé dans un sous-marin et a pris la fuite. Poursuivi devant la justice de Floride par Dubai World, il a été condamné en 2011 à rembourser 335 000 dollars au titre des deux sous-marins non livrés. C’est à ce moment-là que la princesse Latifa a entendu parler de sa fuite.
Enchaînées au trône
En 2011, alors qu’il se trouve en Floride, Hervé Jaubert reçoit un e-mail intrigant. « Bonjour. Je vous envoie ça depuis un cybercafé. Je crois que le désespoir m’a conduit à vous écrire. Je veux juste savoir que j’ai une porte de sortie », écrit Latifa bint Mohammed Al Maktoum. Surpris, l’ancien espion pense d’abord avoir affaire à un piège des services émiratis. Mais au fil des échanges, la princesse finit par lui prouver sa sincérité. Pour cela, elle lui raconte notamment le sort réservé à une de ses sœurs, Shamsa.
Plus de dix ans plus tôt, à l’été 2000, Shamsa est en vacances dans le Surrey, en Angleterre, où son père possède un palace à 30 millions d’euros. Amateur de courses de chevaux, le cheikh Mohammed ben Rachid Al Maktoum compte parmi les plus gros propriétaires terriens à titre individuel de Grande-Bretagne. Mais sa fille de 18 ans, Shamsa, « n’avait guère de liberté à Dubaï, où elle ne pouvait pas faire les choses que n’importe quelle fille vivant dans le monde civilisé considérerait comme acquis », selon Latifa. Frustrée, elle fait alors le mur, se cache pendant plusieurs semaines, mais finit par être repérée à Cambridge, à une centaine de kilomètres.
« Ils l’ont retrouvée deux mois plus tard », se souvient Latifa. « Des hommes l’ont attrapée et mise dans une voiture, elle criait. Elle a été conduite en hélicoptère jusqu’en France et, de France, elle est arrivée à Dubaï. On l’a droguée dans l’avion. C’était un jet privé donc personne ne vérifiait rien. » Huit mois après son retour, Shamsa parvient à faire passer un message à un avocat en Grande-Bretagne, qui le transmet à la police. Elle affirme avoir été enlevée dans les rues de Cambridge. L’enquête déterminera qu’elle a bien été amenée à l’aéroport Farnborough du Surrey, d’où un hélicoptère l’a transportée dans l’Hexagone. Elle est déjà à Dubaï depuis longtemps quand le Guardian révèle l’affaire en décembre 2001.
« Elle a été emprisonnée pour 8 ans », poursuit Latifa. « Je n’avais pas le droit de lui rendre visite. Elle était dans un très très très mauvais état. Elle devait être guidée par la main, ne pouvait ouvrir les yeux, je ne sais pas pourquoi. Ils la faisaient manger et lui donnaient des pilules, pour la contrôler. Ces pilules la transformaient en zombie. » En 2016, la jeune femme reprend contact avec des journalistes britanniques dans le plus grand secret. À cette période, « elle est entourée d’infirmiers qui sont dans sa chambre quand elle dort », souligne sa sœur. « Ils prennent note de son réveil, de son coucher, de l’heure de ses repas, de ce qu’elle mange, de ses conversations, de la prise de ses pilules. Cette drogue qui contrôle son cerveau, je ne sais pas ce que c’est. Donc sa vie est entièrement sous contrôle. »
Latifa a entrevu cet enfer. À l’âge de 16 ans, elle a aussi décidé de s’échapper. Rattrapée à la frontière en 2002, elle s’est elle aussi retrouvée captive. « Ils m’ont torturée », assure-t-elle. « Un homme me tenait tandis qu’un autre me frappait. Ils ont fait ça à plusieurs reprises, par sessions d’une demi-heure. Et une fois, j’ai été torturée pendant cinq heures. J’avais une montre. Ensuite, je pouvais à peine marcher alors j’ai rampé jusqu’à la salle de bain pour boire de l’eau. […] À la fin ils m’ont donné de la lessive en poudre. Je la mettais sur ma peau pour essayer de rester propre. C’était dégoûtant. » Après des années de convalescence, à consacrer son temps aux animaux, elle retrouve le goût des êtres humains en rencontrant Tiina Jauhiainen.
Le saut dans le vide
Fin 2010, Latifa se fait encore une fois connaître à l’extérieur des EAU grâce à un e-mail. Invitée à devenir sa formatrice de capoeira, Tiina Jauhiainen lui suggère de plutôt joindre un groupe. Face à son insistance, elle accepte de lui donner des leçons particulières. En entrant dans les écuries de Zabeel, propriété de la famille royale, la Finlandaise ignore encore qui est son élève. Elle est reçue par une femme réservée mais opiniâtre, dont rien n’indique le rang. Sauf, évidemment, la palace où elle vit avec sa mère et ses deux sœurs. La demeure, étroitement surveillée et peuplée par une centaine de membres du personnel, est dotée d’une piscine, d’une salle de massage. Latifa s’y ennuie pourtant. Elle veut faire du saut en parachute.
Les deux femmes se lancent donc dans le vide au-dessus des tours en acier et des îles artificielles de Dubaï, sous l’objectif du photographe Juan Mayer. « Cela crée un lien de confiance, donc nous sommes devenues très proches », indique Tiina. Le décor paradisiaque dans lequel la princesse évolue se lézarde et laisse entrevoir ses barreaux. « Ce n’est pas le portrait qu’en font les médias », rectifie-t-elle. « Il n’y a pas de justice ici, ils s’en foutent. Surtout si vous êtes une femme. Votre vie est jetable. » En août 2017, la Finlandaise se rend à trois reprise à Manille, aux Philippines, où vit désormais Hervé Jaubert. Le Français accepte de récupérer les deux femmes sur la côte omanaise à l’aide de son yacht, le Nostromo. Ensuite, comme il l’a lui même fait, il les déposera en Inde, le « plus proche pays sûr », d’après Tiina.
Bien sûr, Latifa est inquiète. « S’ils m’attrapent, c’est mon arrêt de mort, j’en suis certaine », confie-t-elle par e-mail à Hervé. « Attaquer un navire battant pavillon américain dans les eaux internationales serait un incident sérieux », lui répond-il. « Donc ne vous inquiétez pas, vous allez y arriver. » Alors que l’ancien espion est encore en mer, navigant pendant deux mois de Manille à Oman avec un équipage philippin, Latifa enregistre un message face caméra. « Si vous voyez cette vidéo ce n’est pas bon signe », dit-elle en se mordant la lèvre. « Ou je suis morte, ou je suis dans une très mauvaise situation. » Nous sommes alors le 19 février 2018, dans l’appartement de Tiina. La princesse veut laisser une trace « pour qu’en cas d’échec, [ses amis] puissent la diffuser et que le monde sache ce qui lui est arrivé », souligne la formatrice de capoeira.
En montant à bord du Nostromo, le 24 février 2018, Latifa tombe dans les bras d’Hervé. Elle sait que rien n’est encore joué, mais elle compte sur les médias pour parler de sa fuite et ainsi garantir sa sécurité. Hélas, il n’y a guère de journalistes qui répondent à ses messages et ceux qui le font doutent de son histoire. « Elle paraissait déprimée avec son téléphone en main », se souvient un membre d’équipage. Le 3 mars, à 14 h 08, l’activiste britannique Radha Stirling reçoit un message vocal de sa part. « Je suis hors des EAU mais pas du tout hors de danger », se lamente-t-elle, refusant toutefois d’envoyer des photos.
À deux ou trois jours de l’arrivée, Herve repère une flotte derrière lui, sur le radar. Un avion survole aussi le Nostromo. « Je savais que les gardes-côtes nous avaient identifiés », raconte-t-il. « J’ai partagé mon inquiétude avec Latifa et Tiina, mais je pensais que, s’il s’agissait des gardes-côtes indiens, nous étions au clair. » Seulement, si la distance de navigation est grande des EAU à l’Inde, il existe de nombreux ponts en matière de sécurité entre les deux États. Dimanche 4 mars, à une cinquantaine de kilomètres des côtes, au large de Goa, deux navires encerclent le Nostromo. En quelques secondes, le capitaine français se retrouve avec un canon sur la tempe. « Ferme les yeux ou je te tue », hurle un Indien.
Alors qu’il est menotté puis tabassé, Tiina et Latifa s’enferment dans la salle de bain. Elles le retrouvent bientôt, délogées par les lacrymogènes. À son tour, Tiina est mise en joue, et menacée de mort. Elle entend des hommes parler arabe. Puis, vers minuit, Latifa est emmenée. On ne l’a plus revue depuis. Placée en détention, ses deux camarades sont interrogés par les services émiratis, à Dubaï. « À ma surprise, ils ont admis que je n’avais pas enfreint la loi, mais j’avais violé une loi islamique : une femme, peu importe son âge, est sous le patronage de son père ou de son mari, elle ne peut jamais prendre de décision », raconte le Français.
Après deux semaines de captivité, Hervé et Tiina sont relâchés. De Latifa, il ne reste que sa vidéo, enregistrée avant sa tentative d’évasion. Et la lutte de ses amis pour sa libération.
Couverture : La dernière vidéo de Latifa Al Maktoum