« Je ne pense avoir avoir fait quoi que ce soit de mal », dit la voix de Jho Low au téléphone. « Tout ça au fond, c’était des emprunts, directement ou indirectement. Mais en définitive, je crois que le moment est venu de rapatrier ces fonds en l’échange d’une coopération, afin que je puisse reprendre ma vie sans risquer d’être jugé, vous comprenez… »
Cet enregistrement est extrait d’une des nombreuses conversations téléphoniques que le fugitif malaisien a eu avec des membres hauts placés de l’administration Mahathir Mohamad, qui était Premier ministre de la Malaisie entre mai 2018 et mars 2020. Des « emprunts », voilà comment Jho Low qualifie ses ponctions de milliards de dollars dans le fonds souverain malaisien 1MDB, avec lesquels il s’est offert, entre mille et unes douceurs, des propriétés luxueuses aux quatre coins du monde, un méga-yacht, un jet privé et pour plusieurs millions d’euros de bouteilles de champagne Cristal.
Obtenus par Al Jazeera au fil d’une enquête fleuve parue le 16 novembre, ces enregistrements téléphoniques mettent en lumière l’arrogance du criminel malaisien, recherché par le FBI depuis 2015 et sous le coup de deux notices rouges d’Interpol. Le fait qu’il ait échappé à toute arrestation depuis tout ce temps témoigne aussi, il faut l’avouer, d’une certaine habileté de la part de Jho Low. Ce qui suit est l’histoire d’un des plus grands escrocs de notre temps et de l’histoire. Peut-être le plus grand.
Tranquility
Au large d’Amalfi, à la lisière entre le golfe de Naples et la mer Tyrrhénienne, le Soleil baigne ses rayons dans le sillage d’un yacht immense. À bord, un petit groupe de célébrités en maillot de bain célèbre l’anniversaire de la plus jeune milliardaire de l’histoire. Kylie Jenner a 22 ans. Avec son compagnon, le rappeur Travis Scott, elle s’élance du haut de l’impressionnant navire pour atterrir dans l’eau. Ce plongeon vaut de l’or. Kylie a dépensé plus d’un million d’euros pour s’offrir un séjour d’une semaine sur le pont du vaisseau, au sud-ouest de l’Italie.
Aujourd’hui amarré dans le Vieux Port de Cannes, sur la Côte d’Azur, le Tranquility n’est pas un navire comme les autres. Il a appartenu à Jho Low, de son vrai nom Low Taek Jho, un homme d’affaires malaisien mêlé à un scandale financier international. Avec lui, plusieurs personnes dont l’ex-Premier ministre malaisien, Najib Razak (2009-2018), ont été accusées d’avoir détourné des milliards de dollars du fonds d’investissement 1MDB, qui était détenu à 100 % par le ministère des Finances du pays.
Grâce à cette vaste escroquerie, ainsi qu’à une ribambelle d’opérations occultes, Jho Low s’est notamment offert ce magnifique yacht de 91,5 m, anciennement appelé Equanimity, conçu par l’entreprise Oceanco pour la modique somme de 230 millions d’euros. À l’époque, il flambait aussi son argent dans des soirées délirantes aux côtés de Paris Hilton, Britney Spears ou Leonardo DiCaprio. Le FBI a fini par s’intéresser à lui et par saisir son yacht, entre autres biens, pour éponger une partie de ses dettes. Mais Jho Low reste introuvable.
Aujourd’hui, l’ancien propriétaire du Tranquility est un des fugitifs les plus recherchés au monde. Début septembre 2019, la justice malaisienne a entendu des témoins qui le décrivent comme un « maître manipulateur ». L’avocat de Razak, Tan Sri Muhammad Shafee Abdullah, affirme par exemple que Low était si convaincant qu’il « aurait pu vendre de la glace aux Eskimos ». D’autres témoins indiquent qu’il était capable d’obtenir tout ce qu’il voulait grâce à sa force de persuasion et à l’argent de 1MDB.
1MDB, pour Malaysia Development Berhad, est le nom du fonds souverain malaisien. Il était chargé de gérer l’épargne appartenant à l’État en l’investissant de diverses façons, par exemple en achetant des actions ou des biens immobiliers. D’après l’enquête du FBI, près de 3,5 milliards de dollars issus de ce fonds ont été détournés au profit de ses directeurs, des hommes d’affaires proches du pouvoir et du Premier ministre malaisien lui-même. Jho Low en tête.
L’affaire a éclaté en 2015, suite aux révélations de Xavier Justo, ancien directeur administratif de la firme pétrolière PetroSaudi, par où transitaient des fonds provenant de 1MDB. Ce dernier, mécontent de son indemnité de départ, était parti avec une clé USB contenant des données confidentielles de PetroSaudi. Il l’a remise à la journaliste britannique Clare Newcastle Brown, qui a tout dévoilé de l’affaire 1MDB sur son blog Sarawak Report, notamment l’implication du Premier ministre en personne.
C’est Jho Low qui aurait directement suggéré au chef du gouvernement malaisien de créer le fonds. Quand l’affaire a éclaté, le monde a découvert un personnage haut en couleur qui est parvenu, à grand renfort de soirées fastueuses, à se rapprocher d’une foule de célébrités américaines comme Paris Hilton et Leonardo DiCaprio. Il s’est même lancé dans la musique, aidé par Pharell Williams, Busta Rhymes et Swizz Beats, avant de réaliser des dons présumés illégaux pour la campagne de Barack Obama – avec la complicité, elle aussi présumée, de l’ancien membre des Fugees, Pras Michel.
Son entregent a aussi bénéficié à la production du Loup de Wall Street, dont il fréquentait étroitement l’acteur principal. Mais comment cet homme, aujourd’hui introuvable, s’est-il taillé une telle stature à coups d’arnaques ?
Le Gatsby asiatique
Jho Low est né en 1981 au sein d’une très riche famille de Malaisie. Alors qu’il était étudiant à Wharton, en Pennsylvanie, il s’est lié d’amitié avec un certain Riza Aziz, dont le beau-père était Najib Razak, qui deviendrait Premier ministre du pays en 2009. Low a vite commencé à organiser des fêtes, plus démesurées les unes que les autres. À l’occasion de son vingtième anniversaire, il a privatisé un club en vogue de Philadelphie, le Shampoo, pour la modique somme de 40 000 dollars.
Cet amour pour le luxe démesuré ne l’a jamais quitté. Il était capable de tout pour impressionner des stars comme Paris Hilton, Lindsay Lohan ou encore Miranda Kerr. Avec les sommes astronomiques qu’il dépensait, il menait un train de vie dépassant de loin celui de ses riches amis. « Lors de la Fashion Week 2009, il a dépensé 160 000 dollars dans les bars de Manhattan en un soir seulement », écrivent les journalistes américains Tom Wright et Bradley Hope dans leur livre Billion Dollar Whale: The Man Who Fooled Wall Street.
Jho Low avait pour habitude de débourser des milliers de dollars en bouteilles de champagne Cristal, qu’il se plaisait ensuite à vider par terre. « Entre octobre 2009 et juin 2010 – une période de seulement huit mois –, Low et son entourage ont dépensé 85 millions de dollars en alcool, jeux d’argent à Las Vegas, jets privés, location de super yachts et rémunération de playmates et de célébrités hollywoodiennes », racontent les auteurs.
Il a longtemps mené cette vie de débauche auprès de Paris Hilton, dont il était amoureux. Au début, Low payait la jeune héritière pour l’accompagner lors de ses soirées : 100 000 dollars par événement. Pour son 29e anniversaire au Palazzo de Las Vegas, Low lui a offert une montre Cartier. L’entourage du « Gatsby asiatique », tel que certains le surnommaient, s’est mis à penser qu’il agissait comme si l’argent n’était pas le sien. Et pour cause.
Après ses études à l’école de commerce de Wharton, et grâce à ses liens avec Riza Aziz, Low a réussi à faire affaire avec Najib, qui était alors ministre en Malaisie. Maître des réseaux internationaux et du financement offshore, il a appris à créer des sociétés écrans pour couvrir des opérations occultes.
Alors que le Premier ministre cherchait de nouveaux moyens de financer le gouvernement, Low a suggéré la création d’un fonds souverain. Voilà comment 1MDB a vu le jour, dont le but officiel était « d’investir dans les énergies vertes et le tourisme pour créer des emplois de haute qualité pour tous les Malaisiens ». Ce serait la première d’une série de manœuvres de ce type car, selon Wright et Hope, Low a finalement transféré plus de cinq milliards de dollars du fonds dans ses comptes personnels pour réaliser son rêve. Il allait enfin pouvoir devenir le roi d’Hollywood.
Le loup d’Hollywood
En 2013, Low enregistre le morceau « Void of a Legend », aux Jungle City Studios de Londres. Quelques-unes de ses connaissances dont le beatmaker Swizz Beatz lui donnent un coup de main. Busta Rhymes et Pharell Williams sont aussi de la partie. Low est bien entouré et aussi bien bourré. Soudain, il se tourne vers Busta Rhymes et s’écrie : « Yo, t’es à moi, t’es ma p*te ! » créant un profond malaise. Pharell parvient à calmer le rappeur, fou de rage.
Low faisait grossièrement référence aux 100 millions de dollars qu’il venait de débourser pour s’offrir des parts d’un des labels les plus prestigieux du monde, EMI Music Publishing, dont faisait partie Busta Rhymes. Ce dérapage ne correspondait pas avec le caractère du Malaisien, qui traitait généralement ses amis avec beaucoup de respect et faisait preuve d’une générosité sans pareille à leur égard, comme lorsqu’il a offert pour 7,7 millions d’euros d’œuvres de Basquiat à son cher ami, Leonardo DiCaprio.
La star de Titanic figure en tête de liste des personnalités qui ont laissé l’escroc malaisien s’approcher d’un peu trop près. D’après le FBI, le budget du film de Martin Scorsese Le Loup de Wall Street a profité d’une petite partie des milliards de dollars d’argent public siphonnés par les proches du pouvoir malaisien. Sans compter le fait que DiCaprio a été aperçu avec Jho Low à plusieurs reprises, et pas seulement pour la promotion du film dont il avait le rôle principal. Il apparaît dans l’enquête du FBI sous le nom « Hollywood actor 1 » et il est mentionné lors d’une virée à Las Vegas en compagnie de Jho Low et Riza Aziz. Ensemble, ils auraient plus que profité des fonds publics détournés en jouant notamment plus d’1,5 million de dollars à la roulette. L’argent se trouvait sur l’un des comptes bancaires de l’homme d’affaires malaisien.
Les deux hommes ont été vus à plusieurs fêtes organisées à leurs frais partout dans le monde. Dans une rare interview accordée au South China Morning Post, Low révèle que c’est lui qui a présenté DiCaprio à Red Granite Pictures, une société de production cinématographique américaine dont le cofondateur et président n’est autre que Riza Aziz. C’est ce qui a conduit DiCaprio à interpréter le rôle de Jordan Belfort, l’antihéros du Loup de Wall Street, produit par Red Granite. Ironie de l’histoire, le grand film de Scorsese sur la fraude financière à été financé par l’un de ses plus grands scandales. Mais l’acteur n’a finalement pas été poursuivi.
En Malaisie, Jho Low a soutenu et financé en liquide le Premier ministre Najib Razak, grâce à 1MDB, lors des élection de 2013. Il avait également organisé un concert gratuit à Penang avec en tête d’affiche les rappeurs Busta Rhymes et Ludacris. Un proche de Low affirme qu’il s’agissait d’un concert de bienfaisance.
Aujourd’hui, Jho Low est toujours recherché par les autorités américaines et malaisiennes. Selon les procureurs américains, Low a utilisé le fonds 1MDB comme une caisse noire personnelle servant entre autres à influencer des responsables politiques. Une enquête est également en cours concernant la banque d’investissement Goldman Sachs, qui a récolté des milliards de dollars pour le fonds. L’argent lui était emprunté avant d’être détourné dans des paradis fiscaux.
Tim Leissner, un banquier de Goldman Sachs, a récemment plaidé coupable à des accusations de corruption et de blanchiment d’argent, et a accepté de payer une amende 43,7 millions de dollars (38,3 millions d’euros) dans l’affaire. Un autre employé de la banque d’investissement devrait être extradé de Malaisie vers les États-Unis, où il fera face à des accusations similaires.
Plus récemment, le ministère de la Justice a accusé le rappeur Pras Michel, membre des Fugees, d’avoir reçu des fonds illégaux destinés à financer la campagne de Barack Obama. Ils lui auraient été transmis par Jho Low lui-même. Ce dernier a beau clamer son innocence, il risque jusqu’à quarante ans de prison ferme dans son pays natal. Huit chefs d’accusation pèsent contre lui, notamment blanchiment d’argent. Où se terre-t-il ? Certains estiment qu’il échappe à la justice en demeurant en Chine. Selon le quotidien malaisien en langue chinoise Sin Chew Daily, le fugitif aurait récemment voyagé entre Hong Kong, Macao, Shanghai, Shenzhen, Beijing et Hainan.
Son père Larry Low Hock Peng l’accompagnerait dans sa cavale. Le gouvernement malaisien a même gelé sept comptes bancaires de ce dernier, d’une valeur d’environ 15,96 millions de dollars singapouriens, rapportait The Edge le 28 mars 2019. En mai dernier, la police malaisienne a affirmé que s’il se rendait, il bénéficierait de sa protection ; le chef de la police Datuk Seri Abdul Hamid Bador, a fait une déclaration à la télévision pour l’en assurer. Mais Low se cache toujours. Pour quelqu’un qui aime se montrer aux côtés de stars, il est devenu bien secret.
Couverture : SCMP