Une ombre
Dans les tribunes du stade Itaquerão, à São Paulo, quelques curieux tournent le dos au match entre les Corinthians et Chapocoense. Ils se frottent les yeux. Derrière la vitre des loges, ce 1er août 2018, un barbu au crâne chauve ressemble à Adriano Leite Ribeiro. L’ancien attaquant ne se montre pourtant guère que sur Instagram ces temps-ci. Et cet homme en blazer noir est moins épais. Mais c’est bien lui, affûté comme au temps de ses exploits. À la fin de la rencontre (1-0), l’icône brésilienne quitte l’arène sans accorder d’interview. Sa remise en forme reste un mystère pour la presse : va-t-il rejouer ?
En Europe, les journalistes vivent la même frustration. Au point qu’un mois plus tard, sevrés de nouvelles, ils croient voir resurgir Adriano. « L’ancien buteur de la Seleçao et de l’Inter Milan (2001-2009), aujourd’hui âgé de 36 ans, s’est confié dans une interview au média brésilien R7 au sujet de sa dépendance à l’alcool », explique L’Équipe le jeudi 30 août 2018. Partagée par la Gazetta dello sport, l’information se retrouve sur les sites du Figaro, de So Foot ou encore de BFM, pour ne citer que les français. Mais cette fois, c’est un mirage : par un cheminement dont Internet a le secret, une flopée de médias a fait d’une interview de 2009 une actualité de 2018.
Au cours de cet entretien donné il y a près d’une décennie, le joueur revient sur le point de bascule de sa carrière : « La mort de mon père m’a détruit. Je me sentais seul. Je n’ai trouvé le bonheur qu’en buvant, je le faisais tous les soirs. Je me sentais très seul. J’étais triste et déprimé en Italie : alors j’ai commencé à boire. C’était la seule chose qui me rendait heureux, j’ai tout bu : du whisky, du vin, de la vodka, de la bière. Surtout de la bière, beaucoup. Je ne pouvais pas m’arrêter et j’ai donc dû quitter l’Inter. » Adriano était l’ombre de lui-même. Une ombre qui continue toutefois de planer au-dessus du milieu du football.
Ce 30 août 2018, alors que se répandent ses mots de 2009, Adriano foule de nouveau une pelouse. Mais son retour est virtuel. Dans le jeu vidéo PES19, tout juste sorti, l’équipe de Konami donne la possibilité de contrôler le joueur, entre autres gloires de l’Inter de Milan. « Alvaro Recoba, Youri Djorkaeff, Esteban Cambiasso et le favori des fans de PES, Adriano », liste le compte Twitter de la série. Et de rappeler que le dernier avait jadis une « puissance de frappe de 99. » Combinant une note d’équilibre de 98 et une accélération évaluée à 90, l’avant-centre de l’Inter était aussi inarrêtable que ses tirs. En plus d’être un grand buteur, il est ainsi devenu une légende du jeu vidéo.
Auteur de 28 buts en 42 apparitions chez les Nerazzuri en 2004-2005, Adriano figurait sur la jaquette de PES6 en 2006 (sauf en France, où Thierry Henri le remplaçait). Son avatar était si bon que certains soupçonnaient les concepteurs d’avoir gonflé ses statistiques, sans se douter qu’elles fondraient bientôt en proportion inverse à son poids. Selon une rumeur, le producteur de Konami, Shingo Takatsuka, l’adorait. Si le Japonais mieux connu sous le surnom de Seabass a admis un faible pour la Serie A de l’époque, il a aussi révélé être « un grand fan de Robbie Fowler » en octobre 2006.
Alors, le Brésilien était-il vraiment surcoté, ou n’a-t-il pas plutôt été dévalorisé par son lent déclin dans la seconde moitié des années 2000 ? Aujourd’hui, malgré un récent mieux, Adriano garde l’image d’un ex-sportif en surpoids proche de milieux criminels. Après avoir été photographié avec des membres du gang brésilien Comando Vermelho, il est apparu, fin 2017, avec un certain « Rogério 157 », qui n’est autre que l’un des plus puissants narcotrafiquants du pays. L’Imperator a toujours un ancrage fort dans la favela où il a grandi, Vila Cruzeiro. C’est là que sa carrière s’est faite et défaite avant même d’avoir débuté.
La favela
L’eau usée s’écoule partout dans les venelles de Vila Cruzeiro, entre les gourbis aux briques apparentes. Pour Adriano, son clapotis doit être rassurant. Car chaque fois qu’il a eu des problèmes, le footballeur est venu trouver refuge ici. « Je suis né dans une favela et j’en suis fier », plastronne-t-il. « J’ai vécu des choses que personne ne peut imaginer. Les gens volent et sortent les flingues pour survivre ici. » En 2002, le journaliste du quotidien O Globo Tim Lopes est enlevé, torturé et tué par un gang du quartier. Cela n’altère pas la fierté d’Adriano. « Je suis une personnalité publique et je prends des photos avec qui je veux », répond-il lorsque la presse pointe ses accointances avec « Rogério 157 ».
Né à Rio de Janeiro le 17 février 1982, Adriano Leite Ribeiro est issu d’une famille modeste. Son grand-père, maçon, a participé à la construction de la capitale, Brasilia, sortie de la forêt vierge en 1960. Sa grand-mère et sa mère vendaient du yuca et des gâteaux au marché afin de payer les déplacements du garçon. Il doit à la première le surnom « Pipoca » (popcorn) : en plein match sur le terrain « Ordem e progresso » du quartier, elle l’appelle un beau jour à venir manger une assiette de maïs. Adriano garde l’alias quand il signe sa première licence. Contrarié de ne pouvoir lui offrir les vêtements qu’il souhaite, son père, Almir, promet de créer un club de football. Ce sera le Hang Futebol Clube.
L’équipe compte souvent sur la force de frappe de Pipoca, se souvient le gardien de but, Richard Monteiro. Les jours où elle se fait moins précise, Almir n’hésite pas à remplacer son fils. Grâce à cette expérience, « je suis un athlète calme qui connaît l’importance du schéma tactique », affirme l’intéressé. « Si un coach pense qu’il faut que je sorte pour changer la dynamique de la rencontre, je respecte son choix. » À cette période, les techniciens se bousculent pour l’aligner. Âgé de seulement 7 ans, il rejoint le terrain d’entraînement du grand Flamengo, à l’autre bout de la ville. Avec leurs petits moyens d’employé de bureau et de couturière, ses parents lui paient le bus.
Trois ans plus tard, la famille subit de plein fouet la violence de Vila Cruzeiro. Un après-midi de 1992, Almir se retrouve au milieu d’une dispute dans un baile funk, ces fêtes typiques du Brésil. Tandis que le ton monte, un homme accusant un autre d’avoir tué son frère, le père d’Adriano se lève pour protéger un enfant quand un coup de feu retentit. La balle rebondit sur le sol et vient se loger à gauche de son front. Raide comme un gardien face à une frappe de son fils, Almir est transporté à l’hôpital Getúlio Vargas. Il survit mais garde le projectile dans le crâne.
« Il a passé plusieurs années avec des vertiges et des vomissements parce que nous n’avions pas l’argent pour payer l’opération », se souvient Adriano. « Quand nous l’avons eu, il s’estimait trop vieux pour passer sur le billard. » Positionné arrière latéral gauche au départ, l’adolescent passe milieu avant de rayonner sur le front de l’attaque à 15 ans. Son ascension sur un terrain se double de rapides progrès. Vainqueur de la Coupe du monde des moins de 17 ans en 1999, il dispute son premier match chez les seniors en 2000 contre Botafogo. Avec le numéro 14 dans le dos, il ouvre son compteur lors d’un derby face à São Paulo et les portes de la Seleçao suivent.
« Il avait tout pour triompher » — David Albedla
À la recherche du futur Ronaldo, qu’il compte déjà dans ses rangs, l’Inter de Milan le convainc de traverser l’Atlantique. Les points de chute possibles ne manquaient pas. « Il était sur notre liste mais l’Inter nous a devancés », glisse l’ancien responsable de la section internationale au Real Madrid, Miguel Angel Portugal.
Le nouveau Ronaldo
Ce mardi 14 août 2001, Adriano Leite Ribeiro est bien à Madrid. Mais c’est avec le survêtement de l’Inter de Milan qu’il assiste au coup d’envoi du Trophée Bernabeu, dans le stade du même nom. Ronaldo lui « a donné beaucoup de conseils », de manière à faciliter son intégration. Intégration réussie puisque le transfuge marque peu après son entrée à la place de Christian Vieri, à la 84e minute. Ce but « dépasse tous [s]es espoirs ». Ronaldo est « content pour lui ». Reste, ajoute-t-il, qu’ « il a encore beaucoup de progrès à faire ». Une fois « Ô Fenomeno » parti, un an plus tard, son jeune successeur n’a pas encore les épaules assez larges pour évincer Vieri, Alvaro Recoba ou Obafemi Martin du onze titulaire.
Après avoir inscrit un but en 14 apparitions, l’espoir auriverde est prêté à la Fiorentina le 11 janvier 2002, où son bilan grimpe à 5 réalisations en 15 matchs. Encore un peu tendre de l’avis des dirigeants florentins, il poursuit sa découverte du Calcio à Parme. Cette fois, sa saison à 25 pions, dont un coup franc dans la lucarne du CSKA Moscou, impressionne. Alors à l’AS Rome, Olivier Dacourt se souvient avoir croisé un « phénomène qui avait tout : la puissance, la rapidité et la technique ». Avec les Brésiliens Aldaïr et Cafu, le milieu français est invité à passer la soirée chez lui, à Côme, au nord de Milan. En rencontrant sa famille, il constate qu’Adriano est très proche de son père.
Pour le rapatrier, en janvier 2004, le président de l’Inter, Massimo Moratti cède 23 millions d’euros et deux joueurs, Isah Eliakwu et Ianis Zicu. À Milan, l’avant-centre brille davantage encore, marquant les esprits contre Udinese (3-1) en octobre et à Valence (5-1). « Il était inarrêtable », se remémore le défenseur espagnol David Albedla. Ainsi Pipoca devient-il « l’Emperador ». En tribune, parmi les supporters de la Curva Nord se diffuse une adaptation du classique « Sarà perchè ti amo », de Ricchi e Poveri, à sa gloire. « Quand j’écoutais les tifosi, je ne pouvais pas croire qu’ils chantaient pour moi », avoue Adriano.
Encensé en club, le joueur réussit à peu près aussi bien en équipe nationale, décrochant les titres de meilleur buteur et joueur de la Copa America, remportée par le Brésil en 2004. Il en fait de même à la Coupe de confédération l’année suivante, inscrivant un doublé contre l’Allemagne et contre l’Argentine, en finale (4-1). « Il est au niveau de Ronaldo ou Zidane », assure son coéquipier, Esteban Cambiasso. De retour à Milan, il livre « une saison extraordinaire », vante Dacourt. Mais si cela ne se voit pas encore, le ressort est cassé.
Alors que l’Inter dispute un tournoi d’avant saison, le trophée TIM, en 2004, Adriano reçoit un appel du Brésil. Son père vient de mourir. « Il y était très attaché », se souvient son coéquipier, Javier Zanetti, qui voyait en lui le nouveau Ronaldo. « J’étais avec lui dans sa chambre. Il a jeté le téléphone et s’est mis à hurler. C’était un cri indescriptible. J’en ai encore des frissons. Depuis, Massimo Moratti et moi veillons sur lui comme s’il était notre petit frère. » Plus rien ne sera comme avant. Le Colombien Iván Córdoba a beau lui répéter qu’il est un mélange de Ronaldo et de Zlatan Ibrahimović, capable de devenir le meilleur de tous les temps, il se « réfugie dans l’alcool », de son propre aveu. « Nous n’avons pas réussi à le sortir de la dépression », regrette Zanetti.
Alors qu’il était convoité par le Real Madrid, le Brésilien perd en efficacité. Sur le banc lors du quart de finale perdu par le Brésil contre la France en 2006, il ne peut éviter la défaite en remplaçant Juninho Pernambucano à la 63e minute. Exclu de la liste enregistrée par l’Inter pour la Ligue des champions l’année suivante, il en vient à se demander s’il ne serait pas plus heureux sans argent et va jusqu’à songer au suicide, admet sa mère. Le 18 mars 2007, une bagarre avec le basketteur Rolando Howell l’empêche de participer à un match de charité entre les « amis de Zidane » et « les amis de Ronaldo ». « Il ne se sent plus l’empereur que lorsqu’il est à la favela », indique sa petite amie de l’époque, Joana Machado.
Alors Adriano revient à São Paulo. Auteur de 51 buts en trois saisons dans le championnat brésilien, l’Emperador fraye dans le même temps avec la pègre de Vila Cruzeiro. Ses bonnes performances suscitent de nouveau les convoitises en Europe. L’AS Rome le recrute en 2010. Il ne prend part qu’à huit matchs, se dispute avec sa compagne puis retourne chez lui où, hors de forme, il ne faire guère mieux. Pesant désormais près de 100 kilos sur la balance, l’attaquant se blesse et termine sa carrière en tribune. Après avoir perdu peu à peu son talent, il disparaît de PES en 2012. « De retour au Brésil, j’ai abandonné les millions mais j’ai trouvé le bonheur », disait-il en 2009. Aussi redevient-il la « belle personne, d’une très grande gentillesse » vantée par Olivier Dacourt. « Malheureusement il était un peu influençable », ajoute le Français.
Désormais, il a aussi retrouvé la forme. Au stade Itaquerão de São Paulo, ce 1er août 2018, tous les journalistes tentent de savoir comment. Sa légende n’est pas que virtuelle.
Couverture : Le fils de Vila Cruzeiro. (DR/Ulyces)