Il n’y avait rien ni personne dans la salle à manger à part moi, une assiette de tourte de gibier fumante et un serveur grassouillet.

Île de Jura Ecosse

Île de Jura
Écosse

J’étais occupé à mastiquer un morceau de viande de cerf élastique, tandis que le serveur arrangeait des couverts en tanguant d’une table à l’autre comme un bateau pris entre deux vagues. Il chantonnait à voix basse, dressant des tables pour des clients qui ne viendraient jamais, nettoyant les bois déjà impeccables. Nous ne nous parlions pas et nous ne faisions pas vraiment attention l’un à l’autre. Il nettoyait, je mastiquais : voilà à quoi se résumait notre soirée. Le bar qui me faisait face était intact, immaculé. Les bouteilles de liqueurs étaient pleines, les robinets à bière secs, et l’écran de la caisse enregistreuse affichait un zéro solitaire. On n’entendait ni son de radio, ni grésillement de télévision, pas le moindre bruit de moteur, ni aucune voix. Seul le radiateur vibrait de temps à autre. J’étais le seul client du seul hôtel de l’île. J’avais bien choisi mon moment.

L’exilé

J’étais venu à Jura, une île reculée située au large de la côte ouest de l’Écosse, afin d’y trouver la solitude que George Orwell était venu chercher soixante-cinq ans auparavant pour achever 1984, son roman devenu un classique. Ayant moi-même grandi dans la campagne écossaise, dont j’avais subi à la fois l’ennui effroyable et l’inénarrable beauté, je voulais comprendre pourquoi un écrivain qui « détestait l’Écosse », selon les mots du biographe Jeffrey Meyers, avait décidé de se retirer dans la partie la plus viscéralement écossaise du pays : les Highlands. Je voulais également comprendre pourquoi un homme aussi habitué à la vie citadine avait eu besoin de se rendre sur une île inaccessible, peuplée d’à peine cent quatre-vingt-dix âmes, afin de trouver l’inspiration nécessaire à l’achèvement d’un roman traitant de totalitarisme dans un État urbain. En somme, pourquoi un écrivain au sommet de sa popularité était-il venu se réfugier dans une ferme austère, tapie au fin fond des terres inhospitalières de l’Écosse. Orwell visita l’île pour la première fois en septembre 1945, sur les recommandations de David Astor, son rédacteur en chef au magazine The Observer. Celui-ci lui avait suggéré de s’y rendre pour la solitude et le détachement qu’il y trouverait. En avril de l’année suivante, Orwell vint à Jura pour y vivre. Il s’installa à Barnhill, une ferme reculée trônant à l’extrémité nord de l’île.

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Ce qu’il reste de la ferme d’Orwell
Barnhill
Crédits : Matthew Bremner

Avec le décès de sa femme, Eileen O’Shaughnessy, morte sur la table d’opération en mars 1945, et le succès de La Ferme des animaux la même année, Orwell s’était retrouvé dans un état étrange, déchiré entre désespoir terrassant et succès triomphal. Certes, il avait gagné une renommée internationale et une coquette somme d’argent (son livre lui rapportera, de son vivant, douze mille livres au total), mais il avait perdu son épouse, qu’il confiera d’ailleurs avoir peu épargnée tout au long de leur union. Durant cette période, en raison de ce que son biographe D.J. Taylor appelait sa « candeur invétérée face au sexe opposé », Orwell fit à plusieurs femmes plus jeunes une série de demandes en mariages qu’elles déclinèrent. Il connaissait à peine certaines d’entre elles, et la plupart ne le trouvaient absolument pas attirant. La quantité d’œuvres produites par Orwell à cette époque est un témoignage éclatant du trouble émotionnel dans lequel il se trouvait. Après la mort d’Eileen O’Shaughnessy, il publia quelques cent trente essais, soit un article tous les deux ou trois jours. S’il s’imposait à lui-même cette charge de travail, il se plaignait malgré tout de l’avalanche de dates butoir et d’autres obligations qui lui incombaient.

La route, sinueuse, n’était qu’un amas d’asphalte à la limite de la ruine.

« J’ai hâte de quitter Londres pour mon propre équilibre, car je croule sous le travail journalistique », écrivit-il alors à des amis. Pour Orwell, Jura était une échappatoire, à son succès professionnel comme à sa misère personnelle. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne déménagea pas sur l’île pour des raisons de santé. Les amis d’Orwell le décrivaient comme « terriblement frêle et fatigué », or l’île sauvage de Jura, son effarant isolement, son climat peu clément et la rudesse de ses conditions de vie ne représentaient pas un environnement idéal pour soigner l’auteur émacié toujours en train de tousser – un an plus tard, on lui diagnostiquerait la tuberculose.

L’ermite

Ce déménagement était sans doute dû à un aspect plus profond et plus fondamental de sa personnalité. Dans sa biographie, Taylor rapporte les propos d’un ami d’Orwell, qui explique que l’écrivain « ne s’épanouissait vraiment que dans une relative adversité ». Et cette adversité quu’il recherchait, Jura pouvait la lui procurer.

Aperçu de Craighouse La ville devant les montagnes Paps Crédits : Matthew Bremner

Aperçu de Craighouse
La ville au pied des collines de Paps
Crédits : Matthew Bremner

Le lendemain matin, une tasse de thé et un exemplaire usé d’une biographie d’Orwell à la main, je m’assis sur un banc devant l’hôtel pour profiter de la vue et de l’air frais. J’écoutai le murmure des vagues et le pataugement des sabots des moutons dans le champ voisin. Au loin, les contours de Jura se fondaient avec l’horizon et le ciel était lourd et chargé de pluie. De l’autre côté de la baie, les trois Paps, les plus hautes collines de l’île, surplombaient les maisons blanches de façon menaçante. Durant son séjour sur l’île, Orwell se faisait appeler par son vrai nom, Eric Blair, et il se sentait proche des insulaires, pour leur tempérament et leur personnalité. C’étaient des gens simples et travailleurs. Mais son accent anglais à couper au couteau et son éducation au sein de l’élite d’Eton College le rendaient distant et aristocratique aux yeux de bien des habitants. D’autres, comme l’écrit Bernard Crick, autre biographe d’Orwell, regardaient cette indifférence avec plus de bienveillance, voyant un peu plus loin que l’image du « solitaire qui ne se mélangeait avec personne ».

Cerf de l'île de Jura Sur la route de Barnhill Crédits : Matthew Bremner

Cerf de l’île de Jura
Sur la route de Barnhill
Crédits : Matthew Bremner

Ce matin-là, je décidai de me rendre à Barnhill, l’ancienne demeure d’Orwell, à l’extrême nord-est de l’île. Un membre du personnel de l’hôtel me prévint qu’il s’agissait d’un périple de trente-sept kilomètres, dont huit à parcourir à pied. On m’avertit également que les vingt-huit kilomètres de route étaient « longs, difficiles et infestés de cerfs », aussi valait-il mieux conduire avec précaution. Les avertissements s’avérèrent justifiés. La route serpentante n’était qu’un amas d’asphalte à la limite de la ruine. Elle était de plus extrêmement étroite : contrairement aux routes à voie unique de la côte ouest de l’île, elle laissait peu d’espace permettant à deux voitures d’éventuellement se croiser. Je la suivis le long des baies secrètes, au détour des forêts humides, sur les bords des champs boueux et des lacs intérieurs. Quand j’atteignis enfin la carrière abandonnée qui signalait la fin de la route, j’étais absolument seul. J’enfilai mon imperméable et mes bottes, et m’élançai dans le brouillard sur le chemin accidenté. Le paysage était dominé par des collines ondoyantes couleur de whisky, constellées de roches de granit noir. Le sol était maculé de tourbières et le vent venait fouetter l’herbe détrempée. J’avançai lentement. La boue se collait sous mes bottes dans un gargouillis, la pluie s’abattait violemment sur ma veste, et j’allai sur un sentier escarpé et sinueux. Partout, les cerfs mâchaient des bouquets d’herbe en me regardant passer de leurs yeux vitreux. La présence de ces animaux n’atténuait pas mon sentiment de solitude, et j’imagine qu’il en allait de même pour Orwell lorsqu’il vivait sur l’île de Jura. Le courrier ne passait que deux fois par semaine. Il n’y avait pas non plus de téléphone sur le domaine d’Ardlussa, là où se trouvait sa ferme. Pour passer un coup de fil, l’écrivain devait parcourir vingt-huit kilomètres jusqu’au village de Craighouse, juché sur sa mobylette, un engin bringuebalant et peu fiable datant de la Seconde Guerre mondiale. Mais cela ne le dérangeait pas : l’intérêt de sa retraite à Jura était justement qu’on ne pouvait pas l’y joindre par téléphone. La ferme de Barnhill était simple et dépouillée, tout juste réchauffée par des radiateurs au kérosène. Orwell n’avait pour seul confort que sa machine à écrire et les quelques amis qui lui rendaient visite. D’après Tim Turner, un membre de l’équipe chargée de maintenir le cottage en bon état, l’écrivain dormait avec un pistolet sous son oreiller.

Barnhill à 6.5 km - Véhicules à moteur non autorisés Fin de l'A846 Crédits : Matthew Bremner

Barnhill à 6,5 km – Véhicules motorisés interdits
Fin de l’A846
Crédits : Matthew Bremner

L’écrivain

J’atteignis enfin Barnhill. Ou plutôt, ce qui me semblait être Barnhill. Cette construction blanche toute en longueur et ses annexes austères étaient les mêmes que sur les photographies. Mais il n’y avait ni panneau, ni point d’information touristique, ni personne pour me renseigner. Je restai planté là quelques minutes, sans trop savoir que faire. Je pris quelques photos, fis un tour à pieds, regardai par les fenêtres et frappai à plusieurs portes. Tout ceci était assez déconcertant, et je me sentis un peu ridicule d’avoir fait tout ce chemin pour me retrouver là, sans y comprendre grand-chose. Je repensai à ce professeur japonais qui, comme me l’avait raconté Rob Fletcher, un membre de la famille propriétaire de Barnhill, avait parcouru les huit kilomètres à pied sous une pluie battante, coiffé d’un haut de forme et vêtu d’une queue de pie. Un voyage à la hauteur du « vénérable Orwell », aurait-il déclaré à son arrivée. Mais je compris bientôt que ce site touristique n’en était pas un. Il n’y avait ni panneaux ni billetterie, pas d’appareils photos crépitants ou de files d’attente humides. Le Barnhill d’aujourd’hui était resté le même depuis l’époque d’Orwell : inaccessible et parfaitement isolé.

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Paysage lunaire
Une vue des Paps depuis le ferry
Crédits : Matthew Bremner

En traînant sur le chemin du retour, je me demandais quel effet avait pu produire Jura sur l’écriture d’Orwell. Que retrouvait-on de Jura dans 1984 ? Sur l’île, Orwell était resté en contact avec le monde extérieur. Certains de ses amis lui rendaient visite, et il entretenait une correspondance quotidienne avec ses rédacteurs en chef et ses collègues écrivains. Tous le tenaient sans doute au courant de la transformation spectaculaire de l’Europe d’après-guerre et du reste du monde. Sa vie quotidienne était pourtant réduite aux réalités contraintes de Jura : l’implacable vent de l’Atlantique nord dans la cheminée, les vagues s’écrasant au loin sur la côte, et le cycle interminable des jours, si semblables les uns aux autres… De quoi perdre le fil du temps qui passe. Ayant connu de semblables conditions de vie durant ma jeunesse – dans la lumière ininterrompue de l’été écossais, qui étire les jours à l’infini –, je sais combien l’isolement peut transformer notre vision du monde extérieur. Les nouvelles que recevait Orwell sur ce monde en pleine mutation auraient eu un impact différent sur lui s’il était resté à Londres. Ce contraste se ressent dans le roman. L’apparence d’un monde progressiste en transformation n’est qu’illusoire. Tout compte fait, rien ne change. Ici, Orwell vivait constamment dans l’ombre de la mort, et c’est peut-être l’impact le plus profond qu’a eu Jura sur 1984. Il avait déménagé sur l’île pour échapper au souvenir du décès de sa femme, mais il se retrouva presque immédiatement confronté à sa propre mortalité. Durant la majeure partie de son séjour, il souffrit d’une tuberculose aigüe qui le cloua au lit des semaines durant, à peine conscient. Le délire et la confusion alors éprouvées par Orwell expliquent pour D.J. Taylor l’intensité fiévreuse du roman. Chaque mot de 1984 fut, en quelque sorte, payé de sa vie.

Les 3 Paps dans le brouillard L'île de Jura par mauvais temps Crédits : Matthew Bremner

Les trois Paps dans le brouillard
L’île de Jura par mauvais temps
Crédits : Matthew Bremner

Le livre d’Orwell est hanté par cette perspective de ruine inéluctable, car c’est là l’idée qui planait au-dessus de son bureau, tout au bout de cette île perdue. En rejoignant la voiture, je vis un Land Rover approcher, phares allumés, illuminant les collines. Et je réalisai soudain que je n’avais pas vu ou entendu d’autres êtres humains depuis plus de dix heures. J’avais presque effacé de mon esprit tout espoir d’en rencontrer un. La réalité était décidément une notion aussi vague ici qu’en Océania.


Traduit de l’anglais par Agathe Ranc d’après l’article « Chasing Orwell’s Ghost », paru dans Roads & Kingdoms. Couverture : L’île de Jura photographiée par Matthew Bremner. Création graphique par Ulyces.