Le matin du 26 mai 2014, deux biologistes de l’État d’Alaska étaient à bord d’un hydravion Cessna, comptant les poissons depuis le hublot de l’appareil. Le pilote les menait à travers la péninsule alaskaienne, qui s’avance telle un harpon de terre recourbé vers l’extrémité sud-est de la Russie. Ils étaient maintenant près de la baie Kamishak, sur la côte nord du parc national de Katmai.
L’aventurier français
Vu d’en haut, le paysage de la péninsule ressemble à un soufflé dégoulinant, un oreiller craquelé et ridé de toundra mousseuse, perforé de centaines de lacs pareils à des tâches d’encre. Au loin, les biologistes pouvaient voir des glaciers se détacher des flancs du mont Douglas, le volcan de 2 140 m qui garde l’un des plus périlleux passages d’eau : le détroit de Chelikhov. Aucune route ne mène jusqu’ici, et pour atteindre le village le plus proche, il faut marcher pendant plusieurs jours dans la nature sauvage, à travers une jungle d’aulnes infestée de grizzlis.
Soudain, l’un des hommes a aperçu les flotteurs en liège blancs d’un filet de pêche. « Ouah ! C’est un filet maillant », a crié Glenn Hollowell à son compagnon, Ted Otis, par-dessus le vrombissement du moteur. Le filet était tendu en travers de l’embouchure d’Amakdedori Creek, interdisant tout accès. Ils regardaient, incrédules, cette violation flagrante des réglementations sur la pêche, dans un endroit où des saumons rouges étaient censés arriver d’ici deux semaines. La mer était remarquablement calme et le pilote a proposé de faire atterrir l’avion. Quand les biologistes ont débarqué sur la plage, ils ont été accueillis par un homme au large sourire parlant avec un fort accent français. « I am François ! » a-t-il lancé en leur tendant la main. François était un homme sec et musclé, d’environ 35 ans. Il avait un coup de soleil sur le nez, la barbe hirsute et un bandana était noué autour de son crâne presque chauve. Ses vêtements étaient sales et en piteux état, et il empestait un mélange de feu de bois et de sécrétions corporelles. On aurait dit un orphelin sauvage, un Petit Prince sorti de la puberté qui aurait passé trop d’années coincé dans le Sahara. Tandis que François conduisait les hommes vers le filet, il leur a dit qu’il venait juste de le relever et qu’il n’avait attrapé qu’un seul flet étoilé. « Il ne devait pas se rendre compte que c’était illégal », raconte Otis, qui travaille dans la région depuis la fin des années 1980. Otis a expliqué à François qu’il était obligé de confisquer le filet et de rapporter ce qu’il avait vu aux Alaska Wildlife Troopers, la division de la police en charge de la protection de la faune et de la flore dans l’État. « Vous avez des papiers ? » lui a-t-il demandé.
François s’est tu à cette question, puis il a mené les hommes jusqu’à une cabane délabrée installée sur une falaise couverte d’herbe, surplombant la plage. La cabane était un assemblage de bois flotté décoloré par le soleil et de filets de pêche oranges, bleus et verts. Otis s’est penché pour entrer dans la structure branlante et il a regardé François fouiller dans les sacs qui jonchaient le sol. Il était impressionné par la quantité d’affaires que le Français avait dans son repère, parmi lesquelles un kayak démontable recouvert d’un drap qui avait connu des jours meilleurs. François avait récupéré des pièces dans une décharge et il avait comblé les fissures avec des sacs plastiques fondus et de la sève d’arbres. L’habitacle ouvert du kayak était assez grand pour accueillir trois personnes. Pour le protéger des embruns, il utilisait une autre fine couche de plastique. Mais la partie la plus déplorable du bateau, et de loin, était son gouvernail, que François avait bricolé avec des matériaux qu’il avait ramassés ici et là. Il n’avait pas de pédales de direction. Au lieu de cela, François nouait deux cordes autour de ses pieds. Une autre corde partait du foc. Il l’orientait avec son corps, ou bien la coinçait entre ses dents. « Ce n’est pas le genre de matériel que je choisirais si je devais partir à l’aventure », confie Otis.
François n’a jamais montré son passeport. Soit parce qu’il n’arrivait pas à remettre la main dessus, soit parce qu’il ne voulait pas, je ne l’ai jamais vraiment su. Quoi qu’il en soit à cette époque, il avait expiré depuis un an. Ils étaient arrivés depuis vingt minutes, et Otis comme Hollowell étaient impatients de retourner à bord de leur avion avant que la météo se gâte. Quand ils ont fini par partir, Otis a sorti son iPhone et pris une photo granuleuse et rétroéclairée du mystérieux Français qu’il venait de rencontrer. Le nom complet de François était François Guenot. Nous le savons car son passeport ainsi que ses affaires – y compris son bateau – ont été découverts le 19 juin 2014, éparpillés sur la plage de Katmai, à environ 32 kilomètres au sud de l’endroit où les biologistes l’avaient rencontré. La structure de métal et de bois de son kayak transperçait la peau de tissu rouge comme une fracture ouverte. Deux sacs de transport étanches gisaient à moins 400 mètres de là, remplis avec suffisamment de provisions de riz et de lentilles pour tenir plusieurs semaines. Quelques jours auparavant, une violente tempête s’était abattue sur la côte, avec des vents allant jusqu’à 96 km/h. Des vagues assez hautes pour engloutir un bus venaient s’écraser régulièrement sur les crêtes. La Garde côtière a passé l’océan au peigne fin pendant deux jours mais en vain, ils n’ont pu retrouver François, vivant ou mort, et les agents ont bientôt cessé les recherches.
La première fois que j’ai entendu parler de François, c’était sur le site de l’Alaska Dispatch News, le journal le plus lu de l’État. Dans un article sur les recherches, un homme nommé Gary Nielsen, propriétaire de l’épicerie d’une petite ville qui avait rencontré François disait de lui qu’il était « dangereusement naïf » et qu’il « ne se rendait pas compte des distances, ici ». Les commentaires sous l’article n’épargnaient pas le Français. Plusieurs personnes en Alaska pensaient qu’il s’agissait d’un imbécile de plus sans attache, dans la lignée de Chris McCandless et de l’amateur d’ours Timothy Treadwell. Mais tandis que j’en apprenais plus sur François, j’ai commencé à me demander si l’audace de ses exploits dans ces contrées sauvages ne le classait pas dans une toute autre catégorie. J’ai fini par me persuader qu’il avait été plus qu’une énième âme perdue prise au dépourvu. C’était un artiste de rue, et sa scène était un coin paumé de l’Alaska. Il était plein de ressources, et résistant avec ça : certains de ses exploits ainsi que les distances qu’il a parcourues sont absolument impressionnants. Il est évident que le but de son périple était d’inspirer les gens. Comme il l’a clairement laissé entendre dans ses écrits et ses conversations, il s’agissait pour lui d’une façon de s’opposer à l’excès capitaliste et aux matérialistes du dernier degré, convaincus qu’ils ont absolument besoin des derniers gadgets à la mode pour apprécier pleinement la nature sauvage.
Il se trouve que François avait grandit dans les montagnes du Jura, à la frontière Suisse.
En parcourant le blog que François a tenu pendant peu de temps, en étudiant les journaux de bord et les cartes retrouvées dans son kayak, en examinant les photos et les vidéos laissées sur des ordinateurs qu’il avait empruntés, et en parlant à des gens qui l’avaient rencontré, j’ai appris qu’il avait parcouru un total de 4 830 km sur des skis empruntés, des vélos achetés dans des grandes surfaces et des bateaux de fortune. Après avoir débuté son périple au Québec en 2011, sa boussole pointait en direction du Kamchatka, en Russie, mais il n’a pas tardé à se perdre. Il est descendu dans le désert du sud-ouest des États-Unis, est remonté en traversant la Californie, passant à l’est de Yellowstone, au nord du Yukon, puis il s’est dirigé au sud-ouest, pour atterrir en Alaska. À un moment de son voyage, il a construit une remorque pour vélo avec une poubelle – dans laquelle il avait chargé de plus de trente kilos de nourriture et de matériel – qu’il traînait derrière lui. « C’était un animal borné, il fonçait », se souvient Colter Barnes, directeur d’école dans la ville de Kokhanok en Alaska, où François a vécu environ neuf mois au début de l’année 2013. « Il vous poussait à vivre différemment. » « François n’était pas obsédé par son but au point de passer à côté de tout ce qui l’entourait », souligne Bretwood Higman, célèbre explorateur et géologue établi à Seldovia, une autre ville d’Alaska où François a posé un temps ses valises. « En vérité, c’est à cela qu’il passait son temps : interagir avec les personnes et les endroits sur lesquels il tombait en route. C’est ce que je respecte le plus chez lui. » François avait grandi dans les montagnes du Jura, à la frontière Suisse, où je suis allé lorsque j’étais enfant. Mon père avait suivi un cours de gestion là-bas, et nous vivions dans l’ombre du Salève, un massif calcaire également appelé le « balcon de Genève ». Habiter en Suisse a été un grand bouleversement pour moi qui vivais jusqu’alors dans la banlieue de Houston. Comme François, c’est là que j’ai pris goût à l’aventure – ce qui n’a pas manqué de le rendre encore plus fascinant à mes yeux. J’y ai aussi appris à parler un français acceptable.
En faisant des recherches sur Internet un matin, en juillet dernier, je suis tombé sur le site d’une entreprise appelée Moteurs-Loisirs établie à Maîche, la ville natale de François. Sur le site, on peut voir des photos colorées de tronçonneuses, de souffleuses et de tondeuses à gazon autoportées. Mais les produits phares sont les quatre roues et les motoneiges. Le magasin était tenu par un homme nommé Robert Guenot, sûrement le père de François. Un jour, j’ai appelé pour en avoir le cœur net. « Êtes-vous le père de François ? » ai-je demandé en français. « Le père de François », a-t-il annoncé comme s’il s’agissait de son titre professionnel. Il m’a expliqué qu’il ne l’avait pas revu depuis qu’il avait quitté la France, environ quatre ans plus tôt. Après l’appel de la Garde côtière, qui l’a informé qu’elle avait retrouvé son bateau, Robert a décidé de partir pour l’Alaska avec Philippe, le frère cadet de François. Je pensais qu’il y allait simplement pour ramener les affaires de François, mais il prévoyait de rester un mois là-bas. « J’avais déjà prévu de passer mes vacances avec… », a-t-il commencé. Sa voix s’est affaibli, et je n’entendais plus que son souffle court et un tremblement. « J’avais déjà prévu de passer un mois de vacances avec François », s’est-il repris. « Pour moi, il est toujours vivant et il va me rejoindre là-bas, entre le 18 et le 20 juin. » Robert avait acheté son billet un mois auparavant. Tel qu’il était prévu à la base, le voyage lui aurait permis de finalement comprendre qui était devenu son fils, si distant avec eux. « Je te tiendrai au courant si je change mes projets », lui avait promis François dans un mail. « Gros bisous. Je t’aime. »
Le 18 juin. C’était dans une semaine, jour pour jour, et je doutais que François ait survécu. Personne ne l’avait vu sur la côte depuis presque deux mois, et s’il avait voulu se diriger vers l’intérieur des terres, il aurait dû traverser une chaîne de montagnes gelées puis entamer une longue marche jusqu’au siège du parc national de Katmai, un périple qui pouvait prendre plus d’un mois. Toutefois, je voulais comprendre ce qui avait poussé François à prendre des risques si inconsidérés. Et la meilleure chose à faire pour cela, c’était de rejoindre sa famille en Alaska.
Vers Anchorage
À mon grand désarroi, il n’y avait pas beaucoup de voitures de locations à mon arrivée à Anchorage : c’était l’été, et les touristes les avaient évidemment toutes prises. Quand je suis venu récupérer les Guenot dans une camionnette défoncée de la couleur d’une banane mûre, ils se sont mis à rire. « Il y a des freins au moins ? » a demandé Robert. « Oui », a répondu Philippe. « C’est la voiture de François. » La voiture de son frère était une telle épave que le seul moyen pour qu’elle s’arrête complètement était de la caler contre un mur. « On a toujours essayé d’improviser avec ce qu’on trouvait », explique Robert. « C’est ce que François aurait voulu. » Alors qu’on quittait le parking de l’hôtel dans notre épave sur roues, de la fumée blanche s’échappait du capot.
Robert, 63 ans, portait un t-shirt de la marque Ski-Doo et une petite barbe blanche, ne s’étant pas rasé depuis plusieurs jours. C’était un homme trapu, réservé, et son attitude n’était pas sans rappeler celle d’un bouddha. Philippe, 32 ans, arborait des vêtements à l’effigie de leur magasin : une casquette de la ligue Can-Am de baseball. Il était plus grand, plus fin et plus carré que son père. Ses cheveux sombres étaient soigneusement coiffés et il portait des lunettes en plastique carrées, d’aspect quelque peu futuriste. La veille, les Guenot m’avaient emmené dans leur dortoir pour fouiller dans les deux cartons où étaient entassées les affaires de François qui avaient été retrouvées sur la plage. « C’est le genre de fringues qu’il portait à Maîche », avait dit Philippe, qui tenait un caleçon ressemblant à un paquet d’algues. Nous avons retrouvé des gants où il y avait plus de trous que de tissu, un sac de couchage qui avait des airs d’édredon en lambeaux, deux vieux GPS et un panneau solaire. Le matériel était dans un piteux état, mais il était la preuve que François était mieux préparé que ce à quoi nous nous attendions. Il avait même deux préservatifs dans un sac refermable. Robert m’a raconté qu’il avait lui-même frôlé la mort étant plus jeune. En mars 1992, il était allé au Québec pour participer à une expédition de trois semaines en motoneige dans la baie d’Hudson, une aventure rapportée en 2012 dans le livre de Romuald Previtali intitulé Amarok trail : la piste du loup. Dans le premier chapitre, Robert est bloqué sur un morceau de banquise à la dérive sur la rivière aux Feuilles. Ses compagnons le regardent, impuissants. « Il est 16 heures, dimanche 14 mars », écrit Previtali, « par -25°C, Robert est immobile, allongé sur une frêle couche de glace de la rivière aux Feuilles, prête à tout engloutir au moindre mouvement. »
Quand j’ai redemandé à Robert pour quelle raison il avait fait ce voyage, il m’a répondu sans hésitation : « Pour être franc, on espère toujours le trouver vivant. Tant que la Garde côtière n’a pas retrouvé son cadavre, il nous reste encore une petite chance. » Lui et Philippe voulaient également voir le monde tel que François le voyait, et pour eux, je faisais partie de cette mission. Ils ne parlaient presque pas anglais, et je les avais déjà aidé à entrer en contact avec les amis de François. « Ce voyage sera mieux si vous êtes avec nous », m’a dit Robert. « Nous découvrirons beaucoup plus de choses que si nous étions juste tous les deux. » Nous avions prévu de prendre la route en direction du sud vers Homer, puis de prendre le ferry pour aller jusqu’à Seldovia, qui se trouve à l’extrémité sud de la péninsule Kenai, à l’est de la baie Kachemak. François y a passé un an, entre l’automne 2012 et l’été 2013, avant de traverser le golfe de Cook dans son kayak improvisé pour finalement embarquer dans son exploration funeste de la péninsule alaskaienne. Après avoir quitté Anchorage, nous avons longé la partie du golfe qui ressemble à un fjord, passé le col alpin, avant de redescendre à travers une forêt vierge humide. C’est ce même chemin que François a suivi a vélo, tirant derrière lui sa poubelle sur roues. Robert et Philippe ont étudié une carte sur laquelle François avait scrupuleusement renseigné ses campements. Il avait parcouru entre 40 et 65 km par jour. « Les gens disaient que François ne se rendait pas compte des distances en Alaska », m’a confié Robert. « On pense qu’il en était tout à fait conscient. » Nous nous sommes arrêtés à une borne où François avait pris un selfie. Robert et Philippe sont descendus pour recréer la photo. « Je ne me suis pas senti aussi proche de François depuis des années », a avoué Philippe. Il m’a confié que c’était François qui l’avait aidé à échapper la routine, en l’encourageant à passer un an en République dominicaine en 2009. « Le seul obstacle dans nos vies, c’est nous-mêmes », lui répétait François.
Après cinq heures de route, nous avons planté nos tentes dans une prairie, sous la lumière pourpre de fin de soirée, et nous nous sommes assis autour d’un feu. De l’autre côté de l’eau de la baie Kachemak, lisse comme un miroir, on pouvait distinguer une chaîne de montagnes en dents de scie, et le pied blanc d’un glacier. Philippe fumait une cigarette. Robert tripotait nerveusement son téléphone, cherchant des nouvelles – il n’y en avait aucune. J’ai dit à Robert que Gary Nielsen, le sceptique qui avait été interrogé par l’Alaska Dispatch News, m’avait envoyé un mail et qu’il n’avait pas non plus perdu tout espoir pour François. « Nous ne pensons pas qu’il est parti », m’a-t-il écrit. « Nous pensons qu’il marche, quelque part. » « C’est une bonne chose, vous ne croyez pas ? » a conclu Robert. « Que quelqu’un d’autre soit de notre avis ? » Quand François avait six ans, il a sauté de la table de la salle à manger et il est tombé sur la tête. Il a fait une hémorragie cérébrale, et les médecins ont rasé ses longs cheveux blonds pour ouvrir son crâne. Pendant les deux semaines qu’il a passées en soins intensifs, Robert venait lui rendre visite tous les jours, craignant que chacun puisse être le dernier. François a récupéré et, en grandissant, il s’est révélé être un athlète inné. Robert l’a poussé à participer à des compétitions de ski de fond. Peut-être un peu trop. À 15 ans, François avait une étagère pleine de trophées, mais il avait perdu son intérêt pour le sport. Un après-midi, il est rentré chez lui et s’est débarrassé de toutes ses récompenses. « Elles ne servent à rien », a-t-il justifié.
« Plutôt mourir au milieu de l’océan qu’enchaîné à un bureau. » — François Guenot
Vers la fin de l’adolescence, François s’est détourné des grands espaces, et pendant plusieurs années, il a passé son temps à boire et à faire la fête avec ses amis. Il avait 21 ans et son parcours à l’université était chaotique, tandis ses parents ont divorcé. Il est resté proche de sa mère, Martine, qui s’occupait de personnes âgées, mais il ne voyait son père que par intermittence. Après avoir obtenu son diplôme, il ne parvenait pas à trouver un travail qui lui plaise. En 2006, à l’âge de 28 ans, il a fait de l’autostop jusqu’en Autriche où il a vécu dans une communauté de croyants pendant six mois. François ne parlait pas beaucoup de cette expérience, mais sa famille et ses amis s’accordent à dire qu’elle l’avait transformé, et qu’elle était à l’origine de son besoin de simplicité. Plus tard, quand François s’est rendu chez Robert à Maîche pour l’aider à nettoyer le jardin d’une bâtisse en pierre du XIXe siècle que ce dernier restaurait, il invectivait son père en le questionnant sur son matérialisme. Pourquoi travailles-tu ? Pourquoi achètes-tu de nouveaux vêtements ? Pourquoi vis-tu dans une maison ? « J’aime vivre ma vie d’une certaine manière », lui répondait invariablement Robert. « Rien n’était jamais petit avec François », m’a-t-il dit. « Je ne le comprenais pas. » Loïc Deforet, un ami de François, explique que ce dernier trouvait son père trop austère et qu’il lui reprochait de « penser toujours à l’argent ». En 2007, Loïc et François ont vécu ensemble dans une ferme collective, La Redondance, et François se faisait un peu d’argent en donnant des cours de ski dans le Jura. Tous les deux ont étudié pour devenir guides de montagne, et ils partaient spontanément à l’aventure. Ils ont notamment fait un voyage de 2 900 km en Estonie en 2009.
À la ferme, le surnom de François était Gros Sac, parce qu’il passait des journées entières à s’empiffrer de cochonneries, comme un ours se préparant à hiberner, puis il partait à l’aventure pendant plusieurs jours sans emporter de nourriture. Il prenait des risques. Une fois, alors qu’il escaladait une falaise près de la rive, il a laissé tomber son sac dans la terre et il a fait un saut de six mètres dans l’eau, sans en connaître la profondeur. « Quand il voulait faire quelque chose, il le faisait, un point c’est tout », explique Loïc. François disait : « Plutôt mourir au milieu de l’océan qu’enchaîné à un bureau. »
Sur les traces de François
L’aventure nord-américaine de François a démarré en 2010, au cours d’une partie de Conquête du Monde avec Loïc et trois amis lorsqu’il était à la ferme. Après la partie, ils ont pris le plateau de jeu, qui représente une carte du monde stylisée, et l’ont découpé en plusieurs morceaux pour que chaque joueur en garde un. Ils ont fait le serment de se retrouver au Kamchatka deux ans plus tard et de refaire une partie. François a fourré le morceau dans son sac à dos et décidé qu’il voyagerait jusqu’au Kamchatka à la dure. Sa mère a fait un virement de 1 800 euros sur son compte pour qu’il puisse prouver au gouvernement canadien qu’il avait le soutien financier nécessaire pour payer un visa, mais il n’en a jamais dépensé un seul centime.
Le 6 janvier 2011, François s’est envolé pour Montréal et a fait de l’autostop dans le sud et dans l’ouest du pays. Il a fait un détour par le Grand Canyon, il est remonté vers la côte californienne puis vers le parc national de Yellowstone. Les détails de ces voyages sont rapportés par des amis et des atlas inachevés sur lesquels il a griffonné, et qu’il a laissés derrière lui. On sait que d’ici l’été, il avait pris la direction de Vancouver, où il avait économisé de l’argent en faisant la plonge et en travaillant comme commis au Hummingbird Pub de l’île Galiano, où il campait dans les bois. Son aventure dans les contrées sauvages semble avoir réellement commencé deux mois plus tôt quand il est arrivé dans la petite ville de Lake Louise, dans le parc national de Banff. François a marché pendant un mois le long de la crête des Rocheuses jusqu’à la ville de Jasper, située à 210 km au nord. Il a ensuite descendu le fleuve Fraser sur 200 km pour arriver à Prince George, en Colombie-Britannique. Il a ensuite dérivé sur 800 km au nord à travers les contrées les moins fréquentées de la province. À un moment, il a chaviré dans les rapides et perdu la plupart de son matériel. Les habitants du coin lui ont donné de quoi continuer, et il était depuis convaincu qu’il pourrait toujours vivre du gaspillage excessif de la société moderne. « L’aventure est devenue ma vie, comme je le voulais depuis mon enfance », a-t-il écrit à un ancien professeur. « Les Indiens et les Eskimos d’Amérique du Nord m’ont toujours soutenu dans ma quête. » Après avoir traversé le Yukon, François a recyclé plusieurs vélos cassés dans une décharge et pédalé 800 km au nord en suivant la Klondike Highway jusqu’à Pelly Crossing. Située à mi-chemin entre Whitehorse et Dawson City, cette ancienne plateforme de la Compagnie de la baie d’Hudson est aujourd’hui une ville maussade, confrontée aux problèmes typiques que rencontrent les populations des Premières Nations : le chômage, l’alcool et la drogue. Sur des panneaux peints à la main installés sur le bord de la route, on peut lire : ICI, ON ALIGNE LES DEALERS DE CRACK. Eddie Tom Tom, un résident de longue date de Pelly Crossing, déblayait de la neige un soir de novembre 2011 quand il a aperçu au loin la lueur d’une lampe frontale. La température affichait moins de zéro et, alors que l’homme approchait, il voyait scintiller les stalactites accrochées à sa barbe blonde. Il portait un sac à dos usé et deux sacoches bricolées étaient accrochées au garde-boue de son vélo recyclé. Il cherchait un endroit où accrocher sa bâche, le seul abri qu’il avait avec lui. Eddie a invité François chez lui pour qu’il se réchauffe près du poêle à bois. « Il m’a raconté son histoire jusqu’à ce moment-là », se souvient Eddie, ajoutant que les exploits du Français lui rappelaient les récits des anciens des tribus. « Peut-être que quelqu’un a fait la même chose, il y a plusieurs centaines d’années », m’a confié Eddie. « Beaucoup d’entre nous sont si à l’aise dans cette vie de sédentaire, cette culture apathique. » Peu après, François a emménagé dans une caravane avec un instituteur du nom de Gabriel Ellis, et pendant les six mois qui ont suivi, les habitants de Pelly ont pu profiter de son éternel optimisme.
Rachel, la mère d’Eddie, qui était âgée, a appris à François une technique indigène pour faire des pièges à lapins, et elle lui a montré comment préparer de la bannique, un mets de survie à base de farine, de sel, de saindoux et d’eau. Il l’appelait grand-mère et elle lui a confectionné des moufles, des mukluks, et un chapeau en peau de castor. François a enseigné la cuisine française au centre communautaire. Plus tard, il a envoyé à Rachel une paire de mocassins qu’il avait cousus lui-même. « Je les porte toujours », m’a-t-elle confié. Même si François s’était épanoui au contact de ses nouveaux amis, il coulait dans ses veines un puissant mélange d’adrénaline et d’antigel. À la Noël, Eddie, le gourou des cartes de la tribu, l’a aidé à préparer une randonnée de cinquante kilomètres, et la tribu lui a prêté une paire de raquettes, un couteau avec un manche en bois d’animal et un billet de 20 dollars. Mais François s’est perdu, et il a passé dix jours à tenter de retrouver son chemin sous des températures négatives. Il marchait péniblement dans la neige entre 14 heures et 10 heures du matin pour se tenir chaud, et il dormait pendant la journée. Il a survécu en rationnant une simple boite de flageolets Heinz qu’il avait récupérée dans la cabane d’un trappeur. Alors qu’il approchait de la ville de Mayo, il traversait la rivière Stewart quand la glace a cédé, et il est tombé dans l’eau glacée mais peu profonde. Quand le journal local l’a interviewé à propos de cet incident, il est resté positif et enchanté. « En Europe, il y a des empreintes de pas partout, ici c’est un terrain ouvert, c’est sauvage ! »
Les amis de François comptaient toujours se retrouver en Russie en septembre 2012, et il devait commencer à lever le camp.
François, n’étant pas du genre à se décourager, a emprunté une paire de skis avant de repartir à l’aventure, essayant d’atteindre une source chaude sacrée située à 113 kilomètres de là. On était en avril et la neige commençait à fondre, aussi a-t-il dû traîner sa luge et ses skis derrière lui. Il a atteint son but et passé plusieurs jours à se relaxer dans les bassins. Sur le chemin du retour, il n’avait pas d’autre choix que de skier le long de la berge gelée et en piètre état de la rivière Pelly. Quand la glace est retournée à l’état d’eau libre, il a construit un radeau avec un morceau de contreplaqué et des poutrelles qu’il avait récupérés dans une vieille cabane. Après 17 jours passés seul, il était de retour en ville. Ellis, l’enseignant, appréciait la compagnie de François, mais sa témérité le mettait hors de lui. En retour, François raillait Ellis, en le surnommant « Easy Man » parce qu’il regardait la télé et qu’il avait un sauna. Selon François, la société moderne était devenue fainéante, corrompue par les plats préparés et les carburants fossiles. « Ce qui pour moi était imprudent, ce n’était que développer ses compétences pour lui », m’a expliqué Ellis. Quand je lui ai demandé quelles étaient les motivations de François, il m’a confié que selon lui, François « essayait de surpasser son père ». Les amis de François comptaient toujours se retrouver en Russie en septembre 2012, et il devait commencer à lever le camp. Il a gagné de l’argent en coupant du bois et a acheté un canoë d’occasion à Whitehorse, qu’il a équipé d’une voile faite avec une bâche. Il a navigué ainsi 1340 km sur le Yukon, pour finalement arriver à Ruby, en Alaska, le 24 juillet. François avait dit à des gens qu’il prévoyait de poursuivre vers l’est en direction du détroit de Béring, mais il a dû trouver une meilleure solution, puisqu’il a brusquement fait demi-tour. Il s’est rendu en avion de brousse à Fairbanks, la deuxième plus grande ville d’Alaska. Là, il a vendu son canoë pour quelques centaines de dollars.
Début août, il a renvoyé son passeport en France pour obtenir un visa russe. Tandis qu’il attendait ce dernier, un camionneur qui allait vers le nord l’a pris en stop. Son but était de traverser le cercle Arctique et de faire une randonnée à travers la chaîne Brooks. Il est ensuite retourné au Yukon pour reprendre son voyage là où il s’était arrêté. C’est là qu’il a construit sa remorque, sur laquelle il avait écrit « FAIRBANKS OU RIEN » au chatterton. Une fois qu’il a parcouru les presque 100 km qui le séparaient de Fairbanks, il y a rajouté « OU HOMER ». Qui se trouve à 1 050 km plus au sud. Sur son blog, François écrivait à propos de l’absurdité de sa quête. « What a beautiful bike pack, no ? » (Quel beau bagage à vélo, n’est-ce pas ?) a-t-il légendé la photo de son installation inélégante près des majestueux sommets de la chaîne d’Alaska. Les roues en plastique de sa poubelle ont fondu au contact des trous dans la route, et il a essayé de prolonger leur vie en les recouvrant de chatterton. Ses réparations ont tenu environ 800 mètres avant que la roue ne se casse en deux. Un bon Samaritain – que François a appelé le « spoubellologue » – a remis un essieu à la base de la poubelle, et lui a donné de nouvelles roues plus robustes pour poursuivre sa route. Une fois arrivé à Homer, le 12 septembre, François avait accroché à sa poubelle une plaque d’immatriculation ainsi qu’un réflecteur rouge. Il n’a pas tardé à apprendre que sa demande de visa russe avait été rejetée. Il a alors songé à construire un bateau et naviguer illégalement jusqu’en Russie, mais ses amis l’en ont dissuadé. Deux semaines plus tard, il a emprunté un kayak en plastique et pagayé jusqu’à Seldovia.
Escale à Seldovia
Le 21 juillet, Robert, Philippe et moi-même avons pris le ferry direction Seldovia. C’est un petit village de pêcheurs d’environ 165 habitants et, pour célébrer notre arrivée, certains d’entre eux avaient élevé un drapeau français au-dessus d’un ponton en bois près du port. Des loutres nageaient sur le dos et prenaient un bain de soleil. C’était une journée idéale. Nous sommes descendus du ferry avec nos sacs et nous avons marché jusqu’à la piste Otterbahn à travers un tunnel de ciguë et d’épicéas. Robert portait un des t-shirts à manches longues de François. Il était vert citron et affichait le logo du Buckwheat Ski Classic, une course de ski. Lorsque nous avons émergé de la forêt pour arriver sur la place, Robert a ramassé un mollusque chauffé par le soleil et il en a aspiré le jus salé, comme il avait vu son fils le faire dans une de ses vidéos YouTube. « C’est juste un aperçu », a-t-il dit. « Il n’est pas frais », l’a prévenu Philippe. Robert l’a jeté et nous avons commencé à marcher à travers un terrain recouvert d’herbe, où nous avons établi notre campement. Philippe a enfilé un béret noir, allumé une cigarette, et il a plaisanté en ajoutant qu’avec une baguette de pain, le cliché serait complet.
Alors que je remontais la fermeture Éclair de mon double toit, nous avons perçu le grondement d’un 4×4 qui approchait. À l’avant se trouvait un homme aux cheveux blancs qui portait une casquette de baseball avec l’inscription P.E.T. « L’autre père de François ! » a-t-il grogné en serrant la main de Robert. C’était Kirby Corwin, qui s’était auto-proclamé Roi du Kayak de Seldovia. Né à Long Island, il dirigeait un groupe de guides appelé Kayak’Atak. « François était cinglé », m’a avoué Kirby. « Si je n’étais pas si vieux, je ferais probablement la même chose. » Kirby nous a dit qu’à Seldovia, on accueillait tous les nouveaux arrivants. Un métalleux travesti du nom de Sadi Synn avait l’habitude de se pavaner le long de la rue principale, affublé de ses hautes chaussures et d’une minijupe à imprimé léopard. Les seules personnes qui s’en méfiaient étaient les imbéciles qui venaient d’Anchorage pour y passer le week-end. Une des raisons qui expliquent cette ouverture d’esprit de la ville est qu’elle est isolée du reste de l’Alaska par des glaciers, et on ne peut y accéder qu’en bateau ou par avion. En janvier 2013, Kirby a aidé François à transformer un skiff en aluminium en un voilier branlant qu’il a baptisé The Perl. « C’était une telle merde ! » s’est remémoré Kirby. Une voile brun foncé pendait du mât de 4,5 m – un tronc d’arbre toujours recouvert de son écorce. Le skiff à fond plat n’avait pas de quille, aussi François avait converti deux portes de contreplaqué en dérives. Elles étaient attachées de chaque côté de la coque, telles des ailes repliées. À cette époque, François avait amassé un troupeau de jeunes amis qui voulaient se baigner nus en hiver et se joindre à lui dans ses aventures rocambolesques. Ils se sont échoués plus d’une fois avec The Perl et ont dû pagayer pour rejoindre la côte. « Papa ! » disait François à Kirby. « Je ne suis qu’un abruti. » Kirby était un bon hôte, il nous a emmenés faire du kayak et il a même organisé un barbecue. Il a fait courir le bruit auprès des gens de la ville qu’il faisait une collecte pour Robert et Philippe, afin de couvrir leurs frais de voyage. Un soir, je me suis arrêté au Loinwood Bar où je l’ai vu boire une bière au comptoir. « La famille de François a-t-elle de l’argent ? » m’a-t-il demandé.
« François avait beaucoup de cran. » — John Miles
« Robert a un magasin, les affaires marchent plutôt bien pour lui », lui ai-je répondu, en ajoutant qu’il possédait un ULM. « Bordel, il a un avion ? Alors on ne récolte pas d’argent pour eux ! Peut-être qu’on peut aller en France et vivre à leurs crochets pendant un moment… » Tandis qu’on rencontrait d’autres personnes qui avaient connu François, je me suis rendu compte que sa relation avec la ville était mitigée. Bien sûr, il était toujours partant pour faire un flip ou participer à un concours de ski, mais les habitants de Seldovia, comme nombre de personnes en Alaska, se targuent d’être indépendants : il travaillent dur pour gagner leur vie et s’offrir leurs propriétés. Une fois qu’ils ont compris que François n’était que de passage mais qu’il prévoyait de rester l’hiver, il est devenu le SDF encombrant de la ville. Durant la majeure partie du temps qu’il a passé à Seldovia, François a emmagasiné les calories dont il avait besoin pour survivre. Il se promenait avec un sachet de farine dans sa poche et il faisait de la bannique dans des cuisines qu’il empruntait. Il était aux anges quand il a découvert les bidarky, des mollusques de la région. Il les arrachait des rochers avec un outil multi-usages et les mangeait ensuite crus, ou bien les faisait cuire sur un feu de camp. En général, cependant, il cherchait à se faire inviter pour dîner. « François avait toujours faim, on le savait bien, mais on s’y était fait », m’a raconté un gars du coin, Walt Sonen. « Il attendait, en espérant qu’on l’invite pour dîner. Si on avait quelque chose de prévu, on le lui disait. »
Cette tendance à rester plus longtemps que prévu était commune quand François voyageait. « Il avait beaucoup de cran », a admis John Miles, un ancien de Homer qui avait navigué jusqu’en Russie il y a plusieurs années de cela et avait survécu au naufrage de son bateau lorsqu’il avait heurté un rocher dans le détroit de Chelikhov. « Il prenait un peu pour acquis que sous prétexte qu’il était un genre d’aventurier, on devait faire des courbettes devant lui. On devait honorer nos engagements. Je lui ai dit : “François il est temps de passer à autre chose.” » Un après-midi à Seldovia, Tobben Spurkland, un ingénieur norvégien d’origine, avec une grosse moustache blanche, nous a invités dans sa grande maison à deux étages. Tania, sa femme, était une Américaine avec un carré de cheveux couleur de paille. Ils nous ont offert un festin fait de yaourt, de baies et de saumon fumé. Le couple avait accueilli François à son arrivée et Tobben riait en se remémorant la fois où François avait laissé son vélo dans la forêt quand il avait entrepris de faire une expédition de dix jours en packraft. Lorsqu’il est revenu, un porc-épic avait rongé des trous dans sa selle en cuir marron. François prenait des cours de maroquinerie et il a réparé la selle avec du fil dentaire. « Il profitait de chacun d’entre nous, mais ça ne nous dérangeait pas », a expliqué Tobben. Plus tard, quand François a demandé à Tobben s’il pouvait emprunter son équipement de survie, y compris sa combinaison de plongée pour sa traversée de l’océan, il a franchi la ligne. « Non », lui a répondu Tobben. « Je refuse de cautionner ton autodestruction. » À la fin de notre visite, Robert m’a demandé de traduire une déclaration qu’il voulait faire. Il a posé la main sur son cœur et a dit : « Du fond du cœur, je vous remercie de vous être occupé de lui comme d’un fils. »
Tobben lui a offert un sourire en retour, de cet air typiquement nordique. J’ai réalisé qu’il n’avait jamais espéré qu’on le remercie pour sa générosité, que ce soit par un geste ou par des mots. Il prenait François pour ce qu’il était : un jeune homme agréable, un peu perdu, qui avait quitté sa terre natale. J’ai alors compris que la plus grande réussite de François, c’était sa capacité à faire ressortir la bonté chez les gens qu’il rencontrait, et en retour, c’était aussi sa récompense. « L’Alaska est une terre vaste, sensible », écrivait-il dans son journal. « Ce sont les relations qui me font avancer. » À quelques kilomètres en dehors de la ville se trouve la cabane où François a passé la majorité de l’hiver, sans payer de loyer. Elle est tapie à l’ombre d’une canopée de grands arbres, au bord d’un ruisseau profondément érodé qui mène à la berge. Depuis un trou percé dans les frondaisons, on peut voir le mont Iliamna se dessiner de l’autre côté du golfe de Cook. « Ça devait être le paradis pour lui », a soupiré Robert quand nous avons visité l’endroit, mettant une remarquable fleur de ronce dans sa bouche. À l’intérieur, nous avons trouvé des traces du séjour de François, notamment une carte de couleur pastel accrochée au-dessus du rebord de la fenêtre. En regardant de plus près, j’ai vu qu’il s’agissait d’une carte de l’est de la Russie, mais les noms étaient écrits en français : Sibérie, Mongolie, etc. Puis j’ai compris : c’était son morceau du plateau de Conquête du Monde. « C’est le jeu ! » ai-je dit à Robert. Le jeu qui symbolisait tous les endroits lointains que François voulait explorer, le voyage qu’il entreprendrait pour s’éloigner le plus possible de sa famille, et, du moins l’espérait-il, de l’emprise de la société moderne. « Vous pouvez le ramener en France », ai-je dit.
Sans un mot, Robert l’a tendu à Philippe. Ce dernier a tracé les contours de la carte de ses mains, puis il a regardé son père. « Non », a-t-il dit. « Il vaut mieux le laisser ici. » À quatre heures un matin de juillet 2013, François est monté à bord de son kayak rapiécé, a quitté le port de Seldovia, et il a levé sa voile bleue. Il était toujours difficile pour lui de quitter un endroit. En passant la dernière bouée, il a tourné sa caméra vers lui. « Merci Seldovia », dit-il. « Merci à tous, cet hiver était incroyable. Le vent est de mon côté. C’est bon signe. » Il avait traversé la moitié de la baie Kachemak quand il a remarqué que son kayak ne suivait pas. Il s’est retourné pour voir que le gouvernail était de travers, il faisait de l’écume juste en-dessous de la surface. Il a marmonné quelque chose et d’un coup, la vidéo s’arrête.
Au lac Iliamna
Après avoir réparé son bateau à Homer, François a traversé le golfe de Cook pendant 17 heures, profitant des vents et marées avantageux. Le 29 juillet, aux alentours de minuit, un pêcheur l’a vu quitter la baie, et il lui a demandé s’il avait besoin d’aide. François lui a dit que tout allait bien et il a repris sa route. Il a suivi le littoral vers le sud et il parcourait les 24 kilomètres le séparant du lac Iliamna quand un camion s’est garé et a accepté de le prendre à son bord, à contrecœur. « Je me cache un peu, mais ensuite ils m’offrent des bières », écrivait-il dans mail qu’il a envoyé à un ami. Le lac Iliamna est gigantesque – 124 km de long – et il a la forme d’une comète filant vers l’ouest. C’est un endroit d’une incroyable beauté, l’un des seuls lacs d’eau douce au monde où vivent des phoques tout au long de l’année. Les gens du coin disent que les phoques passent l’hiver dans des grottes souterraines. Ils croient aussi qu’un monstre préhistorique habite les profondeurs du lac.
Un matin, ils ont ouvert le rabat de leur tente après une tempête et tout était blanc autour d’eux.
François a passé deux mois à se rendre des bords du lac jusqu’aux côtes d’eau salée. Il a gravi l’Augustine, une île volcanique. En septembre, il a fait la rencontre de Nicole Evers, bénévole dans la ferme d’une propriété excentrique à Kokhanok, la seule ville sur la rive sud du lac. Elle venait de traire une chèvre quand elle l’a vu sortir d’une yourte. Il portait un caleçon long mangé par les mites. « On aurait dit une épave », m’a-t-elle dit. La ferme appartenait au directeur de l’école de la ville, Colter Barnes, surnommé Chewbacca à cause de sa barbe rousse de bûcheron. Colter avait invité François à rester avec eux. « Au début, on n’a pas cherché à le connaître plus que ça », se souvenait Nicole. « On pensait qu’il ne faisait que passer. Il gardait toutes ses affaires dans son sac à dos et il réfléchissait à ce qu’il voulait faire ensuite. » Les choses ont changé quand Nicole et sa sœur, Danielle, ont accompagné François dans une expédition de plusieurs jours pour atteindre une montagne baptisée Seven Sisters (« les sept sœurs »). Ils sont montés dans l’habitacle du kayak et ont emporté du matériel dans un packraft gris. Un matin, ils ont ouvert le rabat de leur tente après une tempête et tout était blanc autour d’eux. Nicole est originaire du Maine, elle est robuste, intelligente et indépendante – des qualités que de toute évidence, François admirait chez une femme. Tard un soir, après une bouteille de vin, ils ont échangé des histoires sur leur jeunesse et ont fait l’amour. Nicole se préparait à rejoindre le Corps de la Paix au Panama, et elle pensait que François pouvait remballer ses affaires et partir à tout moment. « Ça ne veut rien dire », lui avait-il dit. « Je ne suis pas du genre à m’investir dans une relation », avait-elle répondu.
François lui a fait des pancakes en forme de cœur. Il l’aidait à la ferme : il a construit un clapier pour les lapins, goudronné la toiture et tué des cochons. Colter et Nicole appréciaient son aide, mais il était terriblement entêté. « Je n’aime pas l’essence », leur disait-il, refusant de conduire un 4×4. Il était convaincu que les animaux devaient être élevés en plein air. Un jour, Nicole l’a trouvé planté devant le poulailler, désemparé. Il répétait : « Mais non ! Mais non ! » Il avait laissé la porte ouverte et un chien avait massacré leurs poules. À la Noël, François a appris que Nicole avait eu une relation avec Colter, et il est tombé des nues. « On essayait d’être tous amis dans cette communauté hippie, l’amour libre et tout ça… » m’a expliqué Nicole. « Son attitude suggérait qu’il était comme ça, mais au fond, c’était un petit garçon très sensible, très privé. » François a pris une profonde inspiration et il est descendu à l’atelier. Nicole l’a entendu étouffer des jurons. « Putain ! » a-t-il crié. Colter a essayé de raisonner François, il lui a expliqué qu’ils ne faisaient que s’amuser avant de partir chacun de leur côté au printemps, mais cette explication n’a pas apaisé François. « Je ne suis pas comme vous, les Américains ! » a-t-il dit. Fin janvier, il a écrit à Nicole une lettre injurieuse qu’il n’a jamais envoyée, et il est sorti comme une tornade. Pendant son exil, François a cherché à devenir meilleur, il a côtoyé Gary Nielsen, un homme corpulent à la voix de basson qui tenait l’épicerie du coin. « Il était sous un arbre, à environ 400 mètres de moi », m’a expliqué Nielsen, assis sur le canapé de son salon. « Il est venu ici et il restait dans le hammam. »
Pendant l’hiver, François a nourri les chiens de traîneau de Nielsen, il les gardait en forme en les faisant tirer un traîneau qu’il avait construit lui-même. Puis, quand la glace a commencé à fondre au début du printemps, il est parti en voyage. Il a emporté avec lui un petit sac à dos et a marché vers l’ouest en suivant la rive du lac Iliamna. Les gens du coin ne s’aventuraient plus sur la glace depuis une semaine ou deux, et ils lui ont conseillé d’en faire autant. Après 30 km, il s’est dirigé vers le nord et a traversé le lac à l’embouchure de la rivière, là où la glace est la plus fine. Quand il a atteint l’autre rive, c’était comme un miracle. François continuait gaiement son voyage, visitant des campements sur le chemin. Quand il est revenu à Kokhanok, 45 jours plus tard, il se sentait rajeuni. « Je me suis fait des amis pendant mon voyage, j’étais en harmonie avec les esprits des lieux où je suis allé », écrivait-il. « Les villageois près du lac m’ont toujours bien accueilli, ils m’ont donné de la nourriture, et parfois, ils acceptaient mon aide. J’ai découvert leur mode de vie. »
Le Français fou
Un jour avant l’aube au début du mois d’août, avant le lever du jour, Philippe a reçu un appel d’un numéro inconnu, mais il n’y avait aucun son à l’autre bout de la ligne. Il est certain que c’était François, mais quand il a rappelé, le numéro n’était pas attribué. À cette heure, j’étais déjà en route pour continuer mon reportage. De leur côté, Robert et Philippe ont rencontré une femme qui parlait français et qui affirmait qu’ils s’y prenaient mal pour retrouver François. Elle les a aidés à rencontrer la police d’État d’Alaska pour tenter de relancer les recherches. Robert et Philippe ont publié un appel à l’aide dans le Dispatch, mais l’Alaska était passée à autre chose… Le 17 août, ils sont retournés en France.
Trois semaines plus tard, Andy Schroeder, le directeur exécutif d’Island Trails Network à Kodiak, était seul à bord de son Zodiac de quatre mètres, explorant des sites nécessitant des opérations de nettoyage de débris marins, comme son association en organise chaque année. Alors qu’il arrivait sur la plage d’une petite île au nord de Kodiak, il a vu ce qui ressemblait à un corps étalé dans l’eau peu profonde. C’est plus qu’un squelette, gardé intact grâce à des bottes-pantalons lui arrivant à hauteur du torse, et un imperméable vert. Il était si décomposé que Shroeder était incapable de dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Suivant les instructions que la police d’État lui avait données par téléphone, il l’a enveloppé dans une bâche et l’a éloigné de la marée. L’examen dentaire a confirmé qu’il s’agissait de François. En janvier de cette année, ses restes ont été incinérés et renvoyés à Maîche, où une cérémonie a été organisée dans la petite église de la ville. « En tant que parents, nous ne devons pas regretter d’avoir accompli notre mission, en ayant éduqué nos enfants pour qu’ils deviennent libres, indépendants et autonomes », a déclaré Robert à l’enterrement. « Nous avons une vie à traverser. Certains la traversent plus vite que d’autres. » Presque tout ce que nous savons des derniers jours de François vient des journaux de bord qui se trouvaient dans son sac étanche sur la plage. Il est parti de Kokhanok le 22 mai 2014, portant sur son dos un sac plein à craquer. Des babioles dépassaient du sac, des décorations de Noël notamment. Il avait une petite collection de livres de poches, parmi lesquels Mes amis les loups, de l’écologiste Farley Mowat, et une anthologie des œuvres de Victor Hugo. Avant de partir, François a écrit un poème en anglais pour Nielsen, dans lequel il évoquait son désir d’être en mer. « Each wave is a pocket of my soul. Make my life real as it does! » (Chaque vague est une poche de mon âme. Rend ma vie plus réelle que jamais). Il était signé « le Français fou ».
Il savait que le seul moyen pour lui de rejoindre son père à temps était de pagayer loin de la côte
La première nuit après son arrivée, François a campé près du lac de Gibraltar, puis il s’est débrouillé pour atteindre la côte en passant au travers d’aulnes, de canyons rocailleux et d’étangs de castors. « Voilà le premier jour de mes aventures, en route pour l’océan », a-t-il écrit dans son journal. Un pilote de brousse du coin avait laissé son kayak et des provisions dans une cabane délabrée sur la côte. Après quelques jours là-bas, il a repris son chemin en direction du nord, campant et pêchant à Bruin Bay, avant de repartir vers le sud au début du mois de juin. Il se rendait à Chignik, ou peut-être voulait-il marcher jusqu’à Egegik en passant par le péninsule d’Alaska. Tout ce dont il était sûr, c’est qu’il était en route pour voir la « famille Guenot ». En parcourant les pages du journal à Seldovia, Robert avait été captivé par tous ces détails. Je lui ai alors demandé s’il commençait à comprendre son fils. « Il a découvert une vraie façon de vivre », m’a-t-il répondu. « Ce voyage m’a laissé du temps pour réfléchir. » « Pensez-vous que vous allez voir la vie différemment à présent ? » lui ai-je demandé. « Je vais attacher moins d’importance au monde matériel. » Robert a tourné la page. Le journal disait que début juin, les conditions météo avaient été imprévisibles, ce qui rendait la navigation compliquée. François espérait pagayer près de 20 km par jour, mais il devait combattre le vent, et il parcourait à peine la moitié de cette distance. « J’ai peu progressé », se désespérait-il en arrivant du côté nord du Cap Douglas le 14 juin. Il a caché son matériel sous une falaise et essayé de pêcher. « Il y a beaucoup de vent le soir », écrivait-il. « L’océan Pacifique me réconforte. Les hautes vagues me font imaginer des lieux lointains. »
Il savait que le seul moyen pour lui de rejoindre son père à temps était de pagayer loin de la côte, où il espérait pouvoir tirer parti des courants rapides et imprévisibles du détroit de Chelikhov. À 13 heures, le 15 juin, il a écrit la dernière page de son journal avant de contourner le cap et de se diriger vers l’eau libre. Le ciel était clair et l’eau était calme, mais il savait dans quoi il s’embarquait. « Merde, je suis un idiot », a-t-il griffonné. « Complètement fou. Je vais continuer, on verra bien. »
Traduit de l’anglais par Marine Bonnichon d’après l’article « The Frenchman Who Followed Chris McCandless Into Alaska », paru dans Outside Magazine. Couverture : François Guenot pagayant dans un canoë, près de Seldovia. Crédits : famille Guenot.