Sur un tapis de fitness, Jema compte dans sa tête : « 16, 17, 18… » James O’Driscoll, son coach personnel, crie les mêmes nombres à mesure qu’elle enchaîne les abdos. À ses pieds, Disney fait la sieste, imperturbable. « 19, 20 ! » Le cri de satisfaction de Jema réveille le chien qui vient lui lécher le visage en guise de récompense. James lui tape dans la main avant de la laisser repartir vers le vestiaire. Disney sur ses talons, cet homme châtain au physique athlétique va quant à lui dans son bureau vérifier le planning du reste de la journée.
Il reste un peu de temps avant le prochain cours et le chien tourne en rond. James empoigne donc le harnais que porte l’animal autour du cou et, sans hésitation, franchit le seuil de la porte du club de gym dont il est propriétaire à Aylesbury, une petite ville quelque part entre Oxford et Londres. Il a beau être aveugle, son pas est assuré. Sa confiance en Disney, son chien guide, est totale. James O’Driscoll mène une douce existence qu’il n’aurait jamais pu imaginer il n’y a pas si longtemps.
Sa vie a basculé en l’espace d’une nuit. Alors qu’il n’avait que 26 ans, ce jeune ingénieur civil anglais originaire de Bromely, dans le Kent, s’est réveillé sans voir de l’œil droit. Le gauche a suivi. De diagnostics en dépressions, James a sombré dans les pires tourments physiques et psychologiques. Mais son chien lui a permis de faire face et de remonter à la surface.
Minuit pour toujours
Nul ne comprend mieux l’expression « se réveiller dans le noir » que James O’Driscoll. Après une journée de travail à Hayes, dans la banlieue ouest de Londres, l’Anglais s’endort sans difficulté ce soir de 1998. « C’est aussi simple que ça : je me suis levé un matin et je ne voyais plus de l’œil droit », raconte-t-il. James se rue chez le médecin. Le diagnostic n’est pas bon.
« Rapidement, on m’informe que j’ai une tumeur qui comprime le nerf optique et là, je flippe vraiment. » James voit encore de l’œil gauche mais redoute la chimiothérapie. Il a peur d’y rester. Mais pour le moment, sa vue continue de se détériorer.
« En six semaines, j’étais aveugle et il a fallu refaire des examens », se souvient-il. James ne lesait pas encore, mais il est porteur d’une anomalie génétique au niveau de l’ADN mitochondrial. La neuropathie optique de Leber est une maladie orpheline qui n’affecte qu’une personne sur 20 millions. Bien que les femmes en soient porteuses et la transmettent,cette atrophie se déclare principalement chez les hommes de 18 à 35 ans. Maladie méconnue, elle est souvent mal diagnostiquée. Le nerf optique cesse de fonctionner et entraîne une cécité brutale. Il n’existe à ce jour aucun traitement, l’atrophie est irréversible. Certains facteurs, tels qu’un traumatisme, le tabac ou l’alcool pourraient contribuer à déclencher la maladie.
L’alcool, justement, prend soudain une place prépondérante dans la vie de James. Sa descenteaux enfers est aussi fulgurante que sa maladie. « Je fumais 40 cigarettes par jour et, quand je me réveillais, la première chose que je sentais sous mes pieds étaient les mégots et les canettes de bières vides », se souvient l’ancien ingénieur civil. « Avant, j’adorais le sport mais quand j’ai perdu la vue, j’ai arrêté de sortir, de me coiffer ou même de me raser. »
Remonter la pente n’est pas chose facile. Quand James en parle, c’est sur un ton doux-amer. De son propre aveu, il a dû rassembler les quelques forces qui lui restaient pour sortir de sa dépression. Pour se remettre au sport et s’acheter un rameur, il commence par arrêter de fumer, ce qui lui permet d’économiser par mal d’argent. Mais après quatre années, la somme
réunie est encore insuffisante. En attendant, il fait des squats et des pompes sur le parquet du salon. Avec la pratique du sport revient aussi la confiance. Si sa vue s’en est allée, le corps de James n’a rien oublié. « Les automatismes revenaient, la mémoire musculaire aussi. J’ai même monté le rameur tout seul, ce dont je suis encore fier », se rengorge-t-il. Mais le sport n’est pas une fin en soi.
Au dehors
Du noir dans lequel James O’Driscoll s’est réveillé un matin de 1998 a finalement surgi l’espoir. Deano, un retriever couleur suie, éclaire la voie. À peine trois semaines après avoir perdu la vue, James reçoit la visite des services sociaux. Son interlocuteur lui parle alors de lapossibilité d’avoir un chien guide mais lui précise que le chemin est long et que la paperasse prend du temps. James se fait déclarer officiellement aveugle auprès de l’État et doitapprendre à utiliser une canne blanche. « Tout était si nouveau, complexe et embrouillé dansmon esprit que je ne me suis pas précipité pour entamer les démarches », se souvient James.
Deano est promis à James. Pour devenir guide, des chiens sociaux comme les labradors, bergers allemands et golden retrievers sont éduqués pendant 24 mois. Avant toute chose, on leur apprend à vivre en famille, à être propres, à répondre aux ordres et à retenir des parcours en ville. À chaque nouvel endroit, l’élève n’a d’autre choix que de se maîtriser, sans quoi il mettrait en danger son futur maître. Au cours de la seconde année, il travaille essentiellement sur des trajets en situation réelle, apprenant à réagir face à des situations différentes et à éviter tout obstacle. Mieux, il lui faut pouvoir chercher un siège, une porte ou un escalier. Après deux ans, l’animal passe un certificat d’aptitude durant lequel il est confronté à plus de 50 situations de sécurité et d’obéissance.
« À ce moment-là, je n’avais pas quitté la maison depuis plus de deux mois. Le moindre bruit m’effrayait », confesse James. Neuf mois lui sont nécessaires pour être capable de se rendre au campus d’entraînement des chiens guides et rencontrer Deano. Pendant trois semaines, ils travaillent ensemble. « C’était une sensation étrange d’avoir un nouvel ami qui restait à mes côtés quoi qu’il arrive. » L’Anglais ose finalement sortir pour une simple promenade avec sonchien. Immédiatement, un air d’indépendance souffle sur un James avide de reprendre sa vie en main. « J’ai très vite compris que Deano allait me donner la force pour retrouver une vie sociale et reprendre le travail. Je suis passé de l’ermite reclus à l’aveugle local dont le chien faisait l’unanimité. » Avec le jeune labrador, il développe respect et confiance. « Un vrai travail à plein temps », rigole désormais James.
Mais plus question pour lui d’être employé dans l’ingénierie. À présent, il veut être acteur. Pendant quatre ans et demi, on peut le voir incarner plusieurs seconds rôles de séries britanniques comme Casuality, Holby City ou Doctors. Il joue également un paralympique aveugle dans la série multi-récompensée Absolutely Fabulous, aux côtés de Jennifer Saunders et Joanna Lumley. « Deano me volait tout le temps la vedette ! Un soir, alors que je jouais authéâtre à Birmingham, il s’est échappé des loges et m’a rejoint sur scène. Evidemment, c’est luique les gens applaudissaient ! ».
Pendant toutes ces années, il mène de front ses deux carrières avant de définitivement abandonner le cinéma pour se consacrer au sport. « Au fond de moi, je sentais que je pourrais ainsi aider les autres. Avoir un chien brise véritablement la glace pour rencontrer des gens, tout le monde veut lui parler ! » s’amuse James. Après Deano, James rencontre George. « Le caractère de George était à des années-lumière de celui de Deano. Mais il était lui aussi extrêmement intelligent et avait un grand cœur. Comme Deano, il me manque encore tous les jours. »
Corps et âme
Aujourd’hui, la cécité est presque un détail dans la vie de James. De l’eau a coulé sous les ponts du Grand Union canal, à Aylesbury, ville du comté de Buckinghamshire où James a ouvert Simply FIIT en décembre 2017. Après avoir passé sept ans dans l’un des 61 clubs anglais deVirgin Active, il a transformé son garage en salle de sport. Les clients y défilent pour retrouver leur ligne et leur confiance. Sur son site Internet, les compliments affluent. La grande spécialité de James, c’est de ne pas juger — et comment le pourrait-il, puisqu’il ne voit pas ses clients ?
Évidemment, il doit redoubler d’ingéniosité pour entraîner les gens. Accompagné de son chien, il fait preuve d’un talent certain : en 2009, James est devenu le premier Anglais aveugle à recevoir la certification de coach personnel. Une récompense prometteuse : « J’ai ouvert lavoie à toutes les personnes en situation de handicap qui voudraient entraîner. » Tout ce que James a appris durant ses épreuves lui sert dans le sport : ne jamais baisser les bras, ne pas se sous-estimer, faire confiance à la mémoire du corps. « N’abandonnez pas ! Il suffit de démarrer, tout est possible ! N’ayez aucune limite », assène-t-il sans relâche à ses clients en pleine session d’abdos.
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Certains aveugles et malvoyants trouvent ici un endroit où faire du développé-couché. Qu’importe, la vue n’est pas un facteur déterminant pour James. Et son amour du sport ne s’arrête pas aux portes de la salle : « Je faisais du skate quand j’étais jeune et j’ai eu envie de m’y remettre. » Une décision que sa femme était loin d’approuver mais qu’à cela ne tienne, il a remis ses deux pieds sur la planche. « La liberté ne devrait pas dépendre d’autrui, juste de moi et de mon skate », dit-il. Il porte alors exceptionnellement des lunettes noires, peut-être pour avertir les autres usagers de sa condition.
Loin des regrets et du ressentiment, James se montre optimiste. « Perdre la vue a été un bouleversement total. Mais j’ai aujourd’hui tout ce dont je rêvais : une femme merveilleuse, un garçon adorable, une superbe maison, et mon chien, qui m’accompagne à chaque nouveau challenge. Tous les petits détails de la vie ont une autre saveur grâce à lui. » Louise, son épouse depuis 2009, est comblée. « Il n’a peur de rien », confie-t-elle. « S’il veut essayer quelque chose, ilchausse ses baskets et sort de la maison. Il ne veut surtout pas que les gens soient désolés pour lui parce qu’il est aveugle. »
Depuis la mort de George, c’est désormais Disney qui est le nouveau compagnon de James. Âgé d’à peine trois ans, il débute à peine sa carrière de chien guide. « Ces chiens entrent dans nos vies et ont un impact incroyable. Cela va bien au-delà d’un animal avec lequel on travaille. Ils sont nos amis, nos compagnons et nos yeux. »
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