Entre les livres et les stores de son bureau exigu, sur le campus de l’université de Nottingham, Christopher Conselice examine une série de calculs. Face à ces chiffres abscons, le visage rond de l’astrophysicien s’illumine. D’après une étude qu’il vient de publier avec des collègues lundi 15 juin 2020, « il devrait y avoir au moins quelques dizaines d’autres civilisations actives dans notre galaxie ». En partant du principe que la vie intelligente naît dans des conditions similaires à celles réunies sur la planète Terre, et qu’elle met 5 milliards d’années à se développer, l’équipe de Conselice a déterminé que la Voie lactée pourrait contenir 36 « civilisations actives ».
Il y aurait donc, ailleurs dans la galaxie, des planètes anciennes où d’autres espèces ont eu plus de temps que nous pour prospérer. Elles seraient situées à au moins 17 000 années-lumière de la Terre, ce qui expliquerait que leurs signes de vies ne soient pas chose courante. Fin mai, des chercheurs ont d’ailleurs confirmé l’existence de Proxima B, une planète très semblable à la Terre dans le système solaire voisin. Pour Christopher Conselice et pour l’humanité, c’était une bonne nouvelle. « Si nous nous apercevons que la vie intelligente est quelque chose de commun, cela voudra dire que notre civilisation pourra exister encore plusieurs centaines d’années », observe-t-il. Et cela voudra surtout dire qu’elles sont plus avancées que nous.
Le signal
Pendant un an, les collines de la petite république russe de Karatchaïévo-Tcherkessie ont peut-être jalousement couvé un secret extraterrestre. Niché à 1 000 mètres d’altitude au nord du Caucase, près du village de Zelenchoukskaya, le télescope Ratan 600 reçoit un intense signal radio le 15 mai 2015. Ce phénomène est détecté par son cercle d’antennes de 576 mètres de diamètre qui le renvoie au récepteur en forme d’entonnoir situé au centre. Le système comprend d’autres capteurs montés sur des rails, dont le tracé évoque la galaxie dessinée sur la plaque de Pioneer. Grâce à ce vaste appareillage, l’équipe dirigée par Nikolaï Bursov remonte à l’émetteur. Il s’agit de HD 164595, une étoile de la constellation d’Hercules, à 94 années-lumière de la Terre. Puis le silence se fait.
Un écho finit par être entendu le 27 août 2016. Sur son blog, l’écrivain Paul Gilster révèle au grand public la découverte. « En étudiant la puissance du signal, les chercheurs disent qu’il pourrait être émis par une civilisation de type II ou de type I », indique ce passionné d’astronomie. Sa source, le chercheur italien Claudio Maccone, se base sur une nomenclature édictée en 1964 par le Russe Nikolaï Kardachev. À l’en croire, une telle puissance ne peut être dégagée que par des créatures bien plus évoluées que les habitants de la Terre. Incapables d’utiliser toute l’énergie disponible sur leur planète, ces derniers n’ont pas même atteint le premier niveau. Quant au deuxième, qui suppose de pouvoir tirer tous les fruits d’une étoile, nous en sommes à des années-lumière.
« Kardachev a imaginé classer les civilisations par leur consommation d’énergie en pensant bien sûr à des civilisations extraterrestres », explique l’astrophysicien français Roland Lehoucq. Repris par des centaines de médias dans le monde, son concept est vite retourné à l’ombre des revues scientifiques sans qu’on sache vraiment s’il pouvait s’appliquer à HD 164595. Le signal « vaut la peine d’être étudié davantage », notait à l’époque Paul Gilster. Aujourd’hui, « la plupart des scientifiques pensent qu’il était dû à une interférence terrestre », constate-t-il. Las. Nous n’avons donc pas encore tout à fait découvert un monde plus avancé que le nôtre, mais une grille de lecture est déjà à disposition. « Quand nous cherchons une vie extraterrestre, nous n’espérons pas trouver un petit homme vert mais un type I, un type II ou un type III », résume le physicien théoricien américain Michio Kaku.
Niveau 0,7
Depuis Zelenchoukskaya, il faut traverser la Géorgie du nord au sud et serpenter entre les sommets arméniens de l’Aragats pour arriver, après 13 heures de voiture, à Buyrakan. Un autre observatoire bâti sous l’Union soviétique trône à 1 460 mètres d’altitude. C’est là qu’en 1963, Nikolaï Kardachev annonce la découverte d’une civilisation extraterrestre de type II ou III originaire de la galaxie CTA-102, dans la constellation de Pégase. Publiés par la fameuse agence soviétique TASS à partir d’un article de l’Astronomical Journal, ses travaux font sensation. Un an plus tard, inspiré par la conférence américaine de Green Bank, il y organise un grand séminaire pour « obtenir une technique rationnelle et des solutions linguistiques au problème de la communication avec des civilisations extraterrestres qui sont plus avancées que celle de la Terre ».
Au vrai, le Moscovite entend imposer son schéma au monde et notamment aux Américains. D’après lui, le statut d’une culture dépend de sa maîtrise de l’énergie. « En physique, c’est elle qui quantifie la capacité d’un système à agir sur le monde, car il en faut pour opérer toute transformation », explique l’astrophysicien Roland Lehoucq. Ainsi tirons-nous une certaine puissance des astres qui nous situe dans l’infiniment grand. La Terre, qui recèle 1016 watts, sert d’étalon de base, c’est-à-dire de niveau 1. Par son rayonnement de 1026 watts, le Soleil fait office de deuxième niveau, alors que la galaxie représente le troisième. Autant d’énergie dont le contrôle nécessite des technologies encore hors de portée mais que la guerre froide pousse à regarder avec envie.
À défaut d’être en mesure d’employer les forces disponibles sous ses pieds, l’Homme peut se représenter des puissances émises dans l’espace par onde radio. « Preuve est faite qu’une civilisation située n’importe où dans l’univers », en possession d’un certain pouvoir, « peut être détectée par des techniques astronomiques conventionnelles », avance Kardachev dans une revue d’astronomie. « Il est probable que des sources connues comme CTA-21 et CTA-102 soient artificielles. » Étant donnée l’intensité dégagée par ces galaxies, le Russe formule même l’hypothèse qu’elles renferment une science extraordinairement élaborée, en tout cas bien supérieure à tout ce que l’on connaît. Mais en quelques mois, les scientifiques s’aperçoivent en fait qu’ils ont affaire à des quasars, c’est-à-dire des galaxies très lumineuses. Rien que de naturel. Dépendante de combustible fossile, l’humanité reste donc la seule à figurer sur la typologie, ou plutôt en-deçà. Kardachev semble cependant persuadé qu’elle pourra bientôt accéder au premier palier. « Il a imaginé son échelle à une époque où la consommation d’énergie était en croissance exponentielle », souligne le chercheur hongrois Zoltán Galántai. « C’est pourquoi il lui paraissait évident que cela allait se poursuivre. » Dans ce contexte, ses projections annoncent notre passage au niveau II dans 3 200 ans et au niveau III dans 5 800 ans.
En attendant, l’arrivée au premier stade est loin d’être acquise tant l’échelle est titanesque. « On peut dire qu’on est au niveau 0,7 », évalue Roland Lehoucq. Cela peut sembler beaucoup, mais la puissance à notre portée « devra être multipliée par 1 000 » pour atteindre l’échelon supérieur. « C’est en gros ce qu’on a gagné avec la révolution industrielle, mais il y a de moins en moins de pétrole, de charbon, et personne ne veut du nucléaire. » Par conséquent, la captation d’une fraction bien supérieure de l’énergie lumineuse que nous envoie le Soleil est nécessaire, mais insuffisante. « Il faut contrôler les éléments », observe Michio Kaku, « dompter les tremblements de terre, les volcans et les océans. » Selon ses calculs, un siècle suffira pour en arriver là.
Un projet solaire
En 1960, les travaux de Nikolaï Kardachev arrivent à l’oreille du physicien britannique Freeman Dyson. La NASA a deux ans, personne n’a encore touché la Lune à part la sonde soviétique Luna 2, mais les deux hommes sont persuadés que la vérité est ailleurs. « Il est plus que probable que des êtres observés par nous auront existé depuis des millions d’années, et auront atteint un niveau technologique surpassant le nôtre par de nombreux ordres de magnitude », écrit Dyson dans la revue Science le 3 juin. Faute d’image, il prend ce qu’il a sous la main pour se représenter les autres planètes habitables, à savoir le système solaire.
Les progrès technologiques arrivent très rapidement au sein de ce type d’environnement. « On peut s’attendre à ce que – après quelques centaines d’années de développement industriel – n’importe quelle espèce cherchera un moyen pour entourer son étoile d’une biosphère artificielle », postule-t-il. Si son article prend soin de préciser que cela n’arrivera pas forcément à notre système, mais qu’il ne fait que décrire un phénomène sans doute intervenu ailleurs, c’est pure argutie : nos seuls modèles sont le Soleil et ses satellites. Ils sont d’ailleurs sans cesse convoqués par Dyson. Dans un cadre comme le nôtre, donc, les limites à l’expansion sont non seulement fixées par des carences en énergie mais aussi en matière.
Pour construire une immense biosphère autour de la Terre et du Soleil, l’Homme a besoin de gaz. Dyson propose de se servir en toute simplicité de celui de Jupiter. Il suffit pour cela de « désassembler et de réarranger », la planète. Rendue nécessaire par la conjonction de la croissance de la population et du perfectionnement des techniques, ce chantier nécessite une énergie équivalente à celle émise par le Soleil pendant 800 ans. Il permettra de répartir la masse de Jupiter en une sphère autour de la Terre et de son étoile « contenant toute la machinerie nécessaire à l’exploitation des radiations solaires. » Pareil objet « est complètement irréalisable », assène le chercheur de l’Institut pour la recherche sur le futur de l’humanité d’Oxford, Stuart Armstrong. L’attraction nécessaire à sa stabilisation excède toutes celles que l’on connaît et une simple comète pourrait mettre à mal l’ensemble de l’édifice. Dyson a donc élaboré une autre théorie moins en contradiction avec les lois de la physique : un essaim de capteurs en orbite autour de Soleil pour recueillir son énergie. « C’est plus réaliste », concède Armstrong même si cela nécessiterait une quantité de matière première que l’ensemble du système solaire n’offre pas.
Malgré les impasses physiques qu’elles comportent, ces idées ont inspiré le roman de science-fiction de Robert Silversberg Un milliard d’années plus tard… (1969) et l’épisode de Star Trek « Relics » (1992). Dans ce dernier, le vaisseau USS Enterprise D se retrouve empêtré aux abords d’un champ gravitationnel irréparable émis par une sphère semblable à celle de Dyson. Par sa capacité à se disséminer dans la galaxie, la Fédération des planètes de la série se rapproche d’ailleurs d’une civilisation de type II. Sa technologie est si avancée qu’elle peut utiliser l’énergie d’une étoile, voyager au-delà de la vitesse de la lumière, et donc dans le temps. On retrouve ces prouesses dans l’imaginaire des romans L’Anneau monde de Larry Niven (1983) et Les Vaisseaux du temps de Stephen Baxter (1995). Et ce n’est que justice : Dyson s’est lui-même inspiré du livre d’Olaf Stapledon Star Maker (1937).
La saga de George Lucas Star Wars va plus loin en mettant en scène des civilisations de types supérieurs à II. Selon Roland Lehoucq, « la puissance du générateur de l’Étoile de la mort représente celle de 100 000 soleils, ce qui la place entre le niveau II et III de Kardachev. » Mais l’espace contrôlé par les personnages est si vaste que la République ou l’Empire galactique se rapprochent du type IV. Cela suppose qu’elles puisent de l’énergie dans presque tout l’univers en se servant de lois physiques inconnues à ce jour. Les pages de Doctor Who: The Gallifrey Chronicles (2005) mettent aussi en scène des puissances de cet ordre.
Le Seigneur du Temps Marnal peut ainsi moquer les Hommes : « Votre race n’a même pas atteint le type I sur l’échelle de Kardachev. Elle ne contrôle pas les ressources sur sa propre planète, encore moins celles d’un système planétaire ou d’une galaxie. Les Seigneurs du Temps sont une civilisation de type VI. Nous n’avons pas d’égaux. Nous contrôlons les forces fondamentales de l’univers en entier. » Néanmoins, le physicien britannique John D. Barrow remarque que la science moderne est devenue trop compliquée pour être reprise fidèlement par la science-fiction. « Sans une connaissance appropriée, vous ne pouvez absolument pas poser les questions appropriées », abonde Zoltán Galántai. Les progrès de l’astronomie n’ont toutefois pas mis au rebut l’échelle de Kardachev.
Le message
Le télescope américain de Green Bank n’est pas beaucoup plus facilement accessible que celui de Zelenchoukskaya. Perdu au nord de la forêt nationale Washington et Jefferson, en Virginie-Occidentale, l’Observatoire national d’astronomie radio a été le premier à capter un signal le 11 avril 1960. L’initiateur de ce projet de recherche d’extraterrestres inédit baptisé Ozma, Frank Drake, ne décrypte en revanche aucun message ni signe de vie. Loin d’être découragé, il lance ensuite le SETI, pour Search for Extra-Terrestrial Intelligence, auquel collabore un chercheur de la NASA, Carl Sagan.
Après avoir assisté avec passion aux premiers pas de l’homme sur la Lune, en 1969, les deux hommes ont l’idée d’accrocher une plaque métallique à la sonde Pioneer 10 afin de donner des renseignements sur son origine au cas où elle tomberait entre des mains extraterrestres. Ils y font graver un homme et une femme ainsi que des symboles représentants le système solaire. Elle est envoyée par l’espace en 1972 et 1973, comme on lance une bouteille à la mer. Ses chances de succès sont infimes.
Alors Drake et Sagan procèdent différemment. Le 16 novembre 1974, ils se servent du radiotélescope d’Arecibo, à Porto Rico, pour envoyer un nouveau message en vue d’une « possible réception par d’autres créatures intelligente ». Dans un article de Scientific American publié en 1975, ils assurent qu’il « fait peu de doute que des civilisations plus avancées que nous existent ailleurs dans l’univers. La possibilité d’en trouver demande un effort substantiel. » De son côté, Kardachev réalise de nouvelles recherches en 1976 – en vain. En dépit de l’amélioration des télescopes et de l’informatisation du traitement des données recueillies, aucune preuve de vie ne filtre des nombreuses observations menées dans les années qui suivent.
En 1981, Carl Sagan publie un article avec un collègue, William Newman, pour remettre en cause la pertinence de l’utilisation de l’échelle de Kardachev. À elle seule, la consommation d’énergie n’indique que partiellement le niveau de développement d’une civilisation. La démographie est un angle mort de la théorie, pointent-ils. Aussi, la croissance de la population est limitée par les capacités de l’environnement. Il y a trois réponses à la question de savoir si la rareté des ressources freine la montée en grade d’une civilisation, juge Zoltán Galántai : « Peut-être n’en avons-nous pas trouvé parce qu’elles se sont auto-détruites ou ont stoppé à temps. Mais on peut aussi considérer que ces êtres intelligents capables d’exploiter toute l’énergie d’une planète sont à même de gérer les problèmes qui vont avec. »
Quoi qu’il en soit, le chercheur hongrois considère que de nombreux autres critères peuvent être pris en compte comme la durée de vie ou la surface de l’espace contrôlé. « Quand les premiers Américains on conquis le le Far West avec leurs chariots, ils n’ont pas utilisé plus d’énergie que leurs grand-parents, mais la taille de leur nouveau territoire était un indicateur de leur succès. »
La disparition de l’Union soviétique et la prise de conscience écologique ont sans doute écorné l’échelle de Kardachev. Mais elle n’a pas été oubliée par les scientifiques. « C’est une base de discussion faute de mieux », pense Roland Lehoucq. Il suffit qu’un comportement étrange se manifeste aux confins de notre système solaire pour qu’elle ressorte des tréfonds de l’astronomie. En septembre 2015, les variations de luminosité observées sur KIC 8462852 ont suscité des questions à la pelle. Scrutée depuis 2009 par le télescope Kepler, cette étoile de la constellation du Cygne a été rebaptisée « l’étoile la plus mystérieuse de notre galaxie » , car son comportement a été interprété comme un possible signe de puissance artificielle.
Une sphère de Dyson a même été évoquée. De meilleurs analyses tendent à prouver que le passage d’exoplanètes dans le champ de vision ou la présence d’un anneau expliquent les curieuses variations. « Nous avons du matériel pour détecter un signal mais comment être sûr qu’il est artificiel et non naturel ? » observe Roland Lehoucq. « Si l’humanité fait exploser la Terre, la détruit, c’est clairement artificiel, mais ça ne pourra pas être distingué d’un signal naturel. » Il faudrait vraiment que le message soit clairement exprimé pour en déceler la nature. « En présence d’un signal qui énonce la suite des nombres premiers, on pourra supposer qu’il est d’origine artificielle », dit encore l’astrophysicien. Mais a-t-on vraiment envie de parler mathématiques avec les extraterrestres ?
Couverture : Une civilisation de type IV. (Bioware)