Par une journée radieuse, cela aurait été une randonnée épique, une traversée en solitaire de l’aube jusqu’au soir à travers les plus hauts sommets du New Hampshire. Par la pire des journées, l’histoire a tourné au cauchemar. Une autre page dramatique à inscrire dans les annales d’une chaîne de montagnes dont les versants accueillants et les modestes hauteurs contredisent des conditions climatiques particulièrement violentes.
Les prévisions météorologiques du 15 février 2015 annonçaient dans les montagnes Blanches des maximales de -28°C et des vents d’altitude entre 72 et 97 km/h, pouvant atteindre 129 à 160 km/h en milieu de matinée, avec des rafales jusqu’à 200 km/h et une température ressentie de -60°C. Mais lorsque Kate Matrosova se fixait un objectif, il n’était pas aisé de l’en dissuader. À 32 ans, elle débordait d’énergie, en plus d’être dotée d’un esprit brillant. Elle parlait trois langues et s’était construite une solide carrière dans la finance, notamment grâce à son talent pour l’analyse de risques. Elle était jeune et en excellente santé, et se savait capable de grandes choses.
À New York, elle s’entraînait chaque jour à monter en courant les 42 marches de son escalier avec un sac à dos contenant une haltère de 9 kilos et 18 kilos de litière pour chat. Lorsqu’elle vivait en Floride, elle avait remporté des combats de judo contre des hommes pesant presque 45 kilos de plus qu’elle, et elle était sur le point d’obtenir sa ceinture noire. Mais sa détermination la conduisait parfois à prendre des risques. Prisonnière d’une prise d’étranglement, elle aurait préféré s’évanouir plutôt que de taper sur le tatami pour y mettre fin.
La passion des hauteurs
Sa passion pour la montagne et les grands espaces s’est enflammée il y a quatre ans, lors de son ascension du Kilimandjaro. En 2012, elle a gravi les 5 642 mètres de l’Elbrouz, le plus haut sommet d’Europe. L’année suivante, elle a suivi un stage de l’association International Mountain sur le mont Rainier et appris les techniques de crochetage, de construction d’abris dans la neige et d’ancrage. L’an dernier en Alaska, elle a escaladé le mont McKinley – aussi appelé Denali –, qui culmine à 6 194 mètres, et l’Aconcagua argentin, haut de 6 962 mètres : les plus hauts sommets d’Amérique du Nord et du Sud. Elle avait également jeté son dévolu sur l’Everest et le reste des Sept Sommets, les points culminants de chaque continent. Elle voulait enfin devenir la première femme à gravir le mont Denali en hiver.
La nouvelle passion de Matrosova lui demandait des investissements considérables en matière de temps et d’argent : elle devait économiser pour financer ses expéditions et passait des mois à s’entraîner, mais aussi à voyager à l’étranger pour s’acclimater, laisser passer le mauvais temps et se confronter aux épreuves qu’un alpiniste doit surmonter pour avoir droit à son instant de bonheur extatique. En parallèle, elle enfilait un tailleur tous les matins et randonnait au milieu du vacarme et des émanations de Midtown, le quartier d’affaires de Manhattan, jusqu’à l’Axa Center. Situé sur la Septième Avenue, elle y travaillait comme tradeuse dans les dérivés de crédit au siège nord-américain de BNP Paribas, la quatrième banque mondiale. C’était un travail gratifiant en soit, mais elle le voyait aussi comme un moyen de parvenir à ses fins. Elle avait au-dessus de son bureau une représentation des Sept Sommets, et l’écran de veille de son ordinateur affichait une photo de son ascension de l’Aconcagua.
Lors de leur dernière Saint-Valentin, Matrosova et son mari, Charlie Farhoodi, ont troqué Manhattan pour une chambre au Royalty Inn à Gorham, dans le New Hampshire. Le lendemain, à cinq heures du matin le dimanche 15 février, Farhoodi a garé leur voiture de location sur un parking de la Route 2, là où commence la piste très fréquentée de Valley Way Trail. Il était non seulement symbolique pour Matrovosa de s’entraîner pour son ascension de l’Everest durant le week-end du Presidents Day, mais aussi de célébrer par la même occasion l’obtention de sa citoyenneté américaine en s’aventurant dans la « chaîne présidentielle » des montagnes Blanches et sur les sommets des monts Madison, Adams, Jefferson et Washington.
Un mois auparavant, Farhoodi et elle avaient fait la même randonnée. Ils avaient escaladé le mont Madison et campé la nuit près du refuge Madison Spring Hut, fermé à cette époque de l’année. La météo était clémente pour le mont Washington : -11°C au sommet avec des vents soufflant à une moyenne de 87 km/h. Le lendemain, Matrosova voulait s’attaquer au mont Adams, à environ une heure de marche du Madison, qu’il domine de plus de 120 mètres, mais Farhoodi préférait redescendre. Ils ont sué dans leurs combinaisons et avancé tant bien que mal, en portant un sac d’équipement qu’ils gardaient prêt pour les imprévus. Même quand elle persuadait Charlie de l’accompagner dans ses aventures, elle se préoccupait toujours de son bien-être. Aussi ont-ils fait demi-tour.
Plusieurs fois, elle l’a amené à se dépasser. Malgré sa peur des hauteurs, elle l’a convaincu de sauter en parachute. Au Kilimandjaro, alors que tout le monde s’en remettait à des porteurs, elle l’a persuadé qu’ils devraient porter leur équipement eux-mêmes pour rendre l’expérience plus difficile. En accord avec ses principes, elle a aussi appris le swahili avant son voyage en Afrique, et emporté avec elle une valise pleine de jouets et de jeux pour une école maasaï. Il n’y avait rien de faux ou d’égoïste chez Kate, elle surprenait les gens par son enthousiasme indéfectible.
« Être entraîné dans son sillage était quelque chose d’incroyable », se souvient Farhoodi.
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Juste avant l’aube d’un matin de février, elle a pris la route une fois de plus – seule cette fois-ci. Elle avait évoqué avec Farhoodi la possibilité qu’il l’accompagne, mais tous deux savaient qu’il la ralentirait. Elle a emporté de l’eau et de la nourriture. Même sans sa combinaison, elle était bien équipée pour faire face à un trek glacial au-dessus des cimes des arbres : une bonne veste d’hiver, un pantalon isolant, une cagoule, un masque de ski, des guêtres, des crampons, des bâtons, et les chaussures doublées La Sportiva Spantik qu’elle avait reçues lors de son ascension du mont Rainier. Elle a emporté avec elle son appareil photo. Ils n’avaient pas réussi à trouver de perche à selfie, mais Farhoodi en avait confectionné une avec du ruban adhésif et un cintre. Elle avait un téléphone satellite et un GPS pour enregistrer ses déplacements, ainsi qu’un appareil que Farhoodi avait acheté et insisté pour qu’elle emporte avec elle, même si elle pensait ne pas en avoir besoin et que c’était là une dépense inutile. Il s’agissait d’une balise de localisation personnelle (BLP) ACR ResQLink, que Farhoodi avait enregistré auprès des autorités fédérales, qui surveillent toutes les balises de ce type aux États-Unis.
Sur son itinéraire rédigé à la main, Matrosova avait détaillé des horaires qui reflétaient la confiance qu’elle avait en sa rapidité. Elle avait l’intention d’arriver au sommet du mont Madison vers les huit heures du matin, n’ayant prévu que trois heures pour parcourir les 6,4 kilomètres et les 1 220 mètres qui séparent le point de départ de la cime. Elle comptait arriver au sommet du mont Adams à neuf heures du matin, du mont Jefferson à 11 heures, en haut du mont Clay à 13 heures et enfin sur la cime du mont Washington aux alentours de 15 heures, la crête de la chaîne culminant à 1 917 mètres. Son itinéraire ne lui laissait que trois petites heures de soleil pour descendre l’Ammonoosuc Ravine Trail, qui se termine au bas du premier arrêt de chemin de fer du mont Washington. Elle avait montré à Farhoodi les raccourcis qu’elle pourrait prendre si elle avait du retard.
Ils se sont dits au revoir. Matrosova a allumé sa lampe frontale et a commencé à marcher dans les bois. Farhoodi avait prévu d’aller skier, mais il s’est surpris à s’attarder sur le parking, incapable de démarrer. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait sa femme partir à l’aventure. Elle était intrépide, et il l’aimait pour cela. Depuis le premier jour, il l’avait aimée pour toutes leurs différences. Elle était toujours revenue.
Itinéraire d’une aventurière
Cet esprit d’aventure et cette joie de vivre avaient poussé Ekaterina Matrosova à entamer l’ascension du Velley Way Trail à travers ce qui deviendrait d’ici quelques heures une des pires tempêtes que le mont Washington a connu depuis de nombreux hivers. C’était ce même élan qui l’avait poussée à partir seule en Amérique, avec à peine plus qu’une valise.
L’aînée de deux sœurs, Kate a grandi dans une famille pauvre en Sibérie occidentale, à Omsk, une ville industrielle de taille moyenne. Après l’implosion de l’Union soviétique, ses parents ont ouvert un magasin qui importait des chaussures depuis Moscou. Son père avait été engagé dans l’Armée rouge et avait reçu deux médailles pour service rendu à Tchernobyl. À l’âge de 12 ans, Matrosova économisait l’argent gagné grâce à un stand de citronnade pour payer ses fournitures scolaires. Elle a étudié la finance à l’université pédagogique d’État de Omsk, et en 2002, alors qu’elle avait 20 ans, elle a obtenu un visa pour partir étudier et travailler aux États-Unis.
Elle a décroché un petit boulot dans un restaurant de Montauk, dans l’État de New York, à la pointe Est de Long Island. Elle s’y est liée d’amitié avec Lily Kirejendoka, une Lituanienne qui travaillait et étudiait également aux États-Unis. Plus tard cet été-là, elles ont déménagé à Chicago ensemble et ont été embauchées dans une discothèque. Par une nuit pluvieuse, à deux heures du matin, alors qu’elles étaient serrées dans un studio avec quatre autres personnes et qu’il faisait trop chaud pour dormir, Matrosova a lancé : « Allez, viens, on va danser sous la pluie ! »
Kirejenkova se souvient : « Elle a dit que ce serait drôle, et elle avait raison. Nous avons dansé sous la pluie en pyjama et nous avons sauté dans les flaques comme des enfants de cinq ans. Kate était douée pour persuader les gens de faire quelque chose. Tout ce qu’elle faisait, elle le faisait à fond. Et elle savait toujours ce qu’elle voulait, elle avait toujours un but bien précis en tête. »
Après avoir engagé un avocat pour prolonger son visa, elle a économisé de l’argent en travaillant comme serveuse et comme hôtesse. Elle a suivi des cours dans un collège communautaire de Chicago avant de s’inscrire à l’université DePaul. Elle y a étudié la finance, le marketing et la comptabilité, et a obtenu son diplôme avec « mention honorifique » en 2006. Fraîchement diplômée, elle a débuté chez J.P. Morgan et a été envoyée six semaines à New York pour un programme de formation. Là, elle a rencontré Farhoodi, gestionnaire de patrimoine avisé et plein d’esprit. Ils avaient tous les deux 24 ans et étaient cantonnés dans des logements d’entreprise, sortant le soir en groupes dans les bars, le long de Bleecker Street. Kate, qui révisait pour son examen d’industrie de la sécurité, a proposé à Charlie de réviser avec elle.
« Elle révisait et moi je la regardais faire, j’essayais de la faire rire. » Elles prenait toujours des photos lorsqu’ils étaient ensemble : les endroits où ils allaient, leurs dîners, leur sortie en vedette sur l’Hudson vers la Statue de la Liberté. Une nuit de fin d’été, alors qu’ils avaient marché pendant plusieurs heures, ils se sont assis sur un perron dans le quartier de Chelsea à New York et se sont endormis. À leur réveil, le portefeuille de Charlie et le sac à main contenant l’appareil photo de Kate avaient été volés. « Oh non, elles ont disparu ! » Farhoodi a tenté de la consoler en lui assurant qu’ils pouvaient toujours acheter de nouveaux portefeuilles et un nouveau portable. « Non, elles ont disparu. Nos photos ont disparu ! » Les photos étaient tout ce qui lui importait, elle se moquait bien de son sac à main ou de son téléphone. Comme il l’a expliqué aux parents et à la famille de la défunte écoutant son éloge funèbre neuf ans plus tard, c’est à ce moment précis qu’il est tombé amoureux de sa femme.
En 2008, elle a emménagé chez lui, dans son appartement de West Palm Beach en Floride. Un an plus tard, ils étaient mariés. Son travail, qui consistait à gérer le portefeuille de S. Daniel Abraham, créateur des produits minceur Slim-Fast, lui laissait beaucoup de temps libre à l’heure du déjeuner. Elle a repris les entraînements de judo et se rendait à vélo au dojo, situé à Hypoluxo, soit à plus de quarante kilomètres.
« Elle et moi, nous étions pareil, se souvient son sensei, Hector Vega. Je disais aux durs à cuire : “Essayez un peu de battre cette fille”, et Kate n’en faisait qu’une bouchée. C’était le genre de personne qu’on n’oublie jamais. Elle avait une endurance incroyable, elle était vraiment en excellente condition physique. À présent, au dojo, on dit : “Allez, entraînons-nous comme Kate.” Elle ne déclarait jamais forfait lorsqu’elle combattait, et elle ne faisait jamais les choses à moitié. Nous parlions de la vie comme d’un combat de judo, de cette nécessité de se préparer à toutes les éventualités. »
En 2012, désireuse de trouver un emploi plus stimulant, Matrosova a postulé pour le master en ingénierie financière à la Haas School of Business de l’Université de Californie à Berkely. Elle faisait partie des soixante-huit étudiants acceptés. Avant de commencer le programme, elle a dû suivre des cours de stochastique, de calcul, de statistique, et apprendre le langage de programmation C++. Elle a également dû lire des textes complexes comme la Quant Bible, ou encore Options, futures et autres actifs dérivés, de John Hull.
« Elle ne recherchait pas le danger mais la réussite. »
— Li Sun
L’un de ses premiers projets était l’écriture de programmes d’évaluation des produits dérivés pour GF Securities, une banque d’investissement chinoise. Son collègue, Li Sun, qui travaille aujourd’hui pour Morgan Stanley, avait obtenu un doctorat à Princeton. Sa thèse, « Évaluations Multidisciplinaires de la Structure et de la Fonction de la Vitamine B12, Enzyme Dépendante Éthanolamine Ammonaclyase », fait passer Options, futures et autres actifs dérivés pour de la chick lit.
« C’était une aventurière, mais je ne crois pas qu’elle courait après le danger, me confie Li. Elle voulait découvrir, accomplir différentes choses, voyager dans différents endroits. Elle n’avait pas le goût du risque mais de la réussite. »
Matrosova a aidé Li à écrire un programme pour une application d’évaluation des options qui est toujours disponible sur l’App Store. Elle a lancé, avec quelques camarades, une société de conseil appelée Blue Mountain. En mars 2014, elle était l’un des six membres qui composaient l’équipe de Berkeley qui a remporté la troisième place au prestigieux Concours International de Transactions Rotman à Toronto. Chaque année, pendant trois jours, des équipes d’étudiants du monde entier s’affrontent sur une simulation de marché financier.
« Je crains de ne jamais retrouver un étudiant comme elle », déplore Linda Kreitzman, responsable du programme. « Elle avait un esprit prolifique, et pas seulement pour la finance. C’est l’histoire traditionnelle de l’immigrant qui doit travailler d’autant plus dur. Elle est née avec une immense détermination et elle n’avait pas d’intentions cachées. C’est une qualité qu’on retrouve chez les enfants. Si vous l’aimiez, elle vous aimait en retour. Je sais que les gens se disent : “Si c’était son métier de mesurer les risques, pourquoi n’a-t-elle pas mesuré ceux de cette randonnée ?” Mais elle est la seule personne que je connaisse qui pouvait tenter tout ce qu’elle a fait, et je sais qu’elle n’était pas le genre de personne à dire : “Je vais aller défier la mort.” »
Dans la tempête
Dans la matinée du 15 février, aux alentours de l’heure où elle aurait dû s’approcher du sommet du mont Jefferson, elle s’est prise en photo au Madison Spring Hut. Elle avait relevé son masque et souriait. C’est la dernière photo de son appareil.
Elle avait accumulé beaucoup de retard sur son programme, mais quelle en était la raison ? S’était-elle tordue la cheville en s’enfonçant dans la neige trop molle ? S’était-elle blessée au genou en glissant sur des rochers ? Peut-être s’était-elle attardée devant le panneau jaune du Service des forêts des États-Unis pour évaluer les riques, à l’endroit où le Valley Way Trail quitte les bois pour donner sur les hauteurs de la chaîne de montagnes ? « STOP », avertit le panneau. « La zone au-delà de ce panneau connaît la pire météo d’Amérique du Nord. Plusieurs personnes y sont mortes d’hypothermie, même en été. Faites demi-tour immédiatement si les conditions météorologiques sont défavorables. »
« Ce n’était pas un mauvais jour, mais on entendait le vent commencer à rugir comme un train de marchandises qui se met en marche », témoigne Mike Pelchat, responsable du Parc d’État du Mont Washington, et membre de l’Équipe de recherche et de sauvetage de l’Androscoggin Valley, qui a retrouvé le corps de Matrosova. « La tempête est arrivée très rapidement, plus tôt que prévu. Une chose que les gens ne comprennent pas, c’est que chaque fois que la vitesse du vent gagne 16 km/h, sa force augmente de plus de 16 %. Quand les vents vont à une vitesse d’environ 130, 145 ou 160 km/h, on ne peut ni avancer ni même rester debout, on est à quatre pattes et on attend que ça se calme. Si on essaie de relever notre masque, le vent emporte nos bras en arrière. Si la température descend en dessous de -6°C et qu’une fermeture Éclair se casse ou que l’on perd un gant, les choses peuvent vite se gâter. L’hypothermie nous prend par surprise, et c’est là qu’on commence à prendre de mauvaises décisions. »
Le dimanche midi, la température a chuté à -25°C et les vents, qui avaient maintenant la force d’un ouragan, hurlaient depuis le nord à une vitesse de 120 km/h, et à plus de 135 km/h à treize heures. La température baissait également : à quinze heures, il faisait presque -30°C, et -35°C au coucher du soleil.
Farhoodi, qui était de retour à l’hôtel de Gorham, était de plus en plus inquiet. Il n’avait pas réussi à apprécier sa journée au ski pendant que sa femme randonnait. Lorsqu’il a consulté la webcam du mont Washington pour accéder aux images du contenu payant, il s’est aperçu qu’il ne pouvait pas les voir.
À 15 h 30, son téléphone a sonné. C’était un opérateur qui l’appelait depuis le Centre de coordination de sauvetage de l’Air Force à la Tyndall Air Force Base, située près de Panama City en Floride et d’où sont relayés les signaux de balise de localisation personnelle. Matrosova avait activé l’appareil dont elle s’était moquée, et Farhoodi a tout de suite compris qu’elle devait être dans une situation désespérée. Il a appelé les secours et le répartiteur de la police d’État a contacté les agents de conservation du Département de la pêche et de la chasse du New Hampshire, qui ont commencé à mettre en place une tentative de sauvetage.
Farhoodi a fourni au sergent Mark Ober une description des vêtements, de la taille, du poids, de la condition physique et de l’itinéraire de Matrosova. Il a rentré les données de la BLP dans un logiciel de cartographie de son ordinateur portable, puis a appelé Rick Wilcox, un homme ayant réussi l’ascension de l’Everest – il est l’actuel président du Service de sauvetage en montagne depuis près de quarante ans, un organisme bénévole basé à North Conway, dans le New Hampshire. Trois agents de conservation et une équipe de quatre personnes, réunie par Wilcox, ont pris la route dans les ténèbres, éclairés par la lumière de leurs lampes frontales, pour trouver l’emplacement indiqué par un deuxième signal émis par la balise de localisation personnelle de Matrosova, largement à l’écart du sentier tracé, sur le versant nord-est du mont Madison. Plus tard dans la soirée, une autre équipe du Service de sauvetage en montagne est venue leur prêter main forte.
Matrosova, qui avait activé sa balise à 15 h 30, n’avait probablement plus longtemps à vivre et même si les coordonnées initiales avaient été bien renseignées, elle n’aurait pas été retrouvée vivante. Mais le second signal était faussé, peut-être à cause de l’angle de l’antenne ou de la température, en dessous la limite des -20°C que peut supporter l’appareil. Si toutes les coordonnées enregistrées se trouvaient dans un rayon de moins de 1,6 km du Madison Spring Hut, la première vague de secouristes a commencé à chercher Matrosova sur le mauvais versant du mont Madison, se frayant un passage à travers la brousse dans les premières heures de la matinée, pour suivre ce qui s’est révélé être une fausse piste, de la neige montant jusqu’à la poitrine alors que les températures s’approchaient dangereusement des -35°C. Lorsqu’ils sont retournés au parking à trois heures du matin, des stalactites étaient accrochées à leurs sourcils. Les recherches ont repris plus tard le lundi matin.
Au retour elle a dû lutter contre des torrents d’air glacial qui se déplaçaient à la vitesse d’un ouragan.
D’autres signaux de la BLP avaient localisé Matrosova sur la face nord du mont Adams, sur la piste de King Ravine près de la Gulfside Trail qu’elle avait prévu d’emprunter pour atteindre le mont Washington. Mais l’équipe dont Pelchat faisait partie s’est concentrée sur les signaux venant de l’est, qui indiquaient que Matrosova se trouvait dans le col situé entre le mont Madison et le mont Adams, près de la Star Lake Trail. Cette dernière longe le flanc Est d’un pic satellite, le mont Quincy Adams, et continue jusqu’au sommet du mont Adams.
Au premier passage, ils n’ont rien vu. Ils ne l’ont trouvée qu’au second passage, environ 135 mètres en dessous de la petite plaine gelée de Star Lake, hors du sentier de Star Lake Trail. Elle était allongée sur le dos, et sa jambe était prise au piège dans la partie rabougrie d’un sapin baumier. Son sac, dans lequel se trouvait sa balise, gisait environ cinq mètres plus bas sur la pente. Elle portait toujours ses gants et son masque. « Une rafale de vent l’a probablement emportée en dehors de la piste, et elle aura atterri dans cette position », suppose Pelchat.
Le lieutenant Wayne Saunders a appelé Farhoodi et lui a annoncé qu’ils avaient retrouvé le corps de sa femme. Cause du décès : hypothermie.
Les agents de conservation ont examiné les enregistrements des coordonnées GPS de Matrosova et ont dit à Farhoodi que selon eux, elle avait escaladé le mont Adams – la montagne qu’elle avait voulu gravir le mois précédent, lorsqu’elle avait cédé à Farhoodi pour redescendre. Après avoir atteint le sommet du mont Adams, il semblerait qu’elle ait décidé de rentrer, rebroussant chemin, à une grande différence près : à l’aller, le vent était dans son dos, mais au retour elle a dû lutter contre des torrents d’air glacial qui se déplaçaient à la vitesse d’un ouragan. Elle n’avait aucune chance de s’en sortir.
Olya Lapina, qui a trouvé en Matrosova un alter ego lorsqu’elle l’a rencontrée au camp de base d’Aconcagua, en Argentine en 2014, affirme : « Je sais qu’elle a consulté les prévisions météo, c’est évident. Elle n’a peut-être pas vu venir la tempête, il n’est pas toujours facile de les prévoir. Pour moi, il est impensable qu’elle n’ait pas consulté la météo. Il s’est peut-être passé quelque chose… Elle est peut-être tombée et a perdu connaissance. Il est important de comprendre ce qu’elle défendait et qui elle était. Ce n’était pas une idiote qui jouait à l’alpiniste, elle était courageuse. Certaines personnes repoussent sans cesse leurs limites, et Kate était très forte. Ses qualités d’alpiniste déterminait la personne qu’elle allait devenir. C’était un moyen pour elle de comprendre et de renforcer son caractère. Ce qui s’est passé est un tragique accident. »
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Farhoodi est retourné à New York avec tout le matériel de montagne de Matrosova dans un sac poubelle, secoué par mille émotions. Ils n’avaient emménagé à New York qu’à l’automne dernier. Farhoodi avait été muté à un poste de vice-président dans les bureaux new-yorkais de J.P. Morgan Chase, et Matrosova était collaboratrice du groupe de négociations de crédit à taux fixe de BNP Paribas. Farhoodi s’est débarrassé des tickets pour la représentation de Carmen qu’ils étaient sensés voir la semaine suivante. Une lettre est arrivée, déclarant que son examen de citoyenneté était programmé pour le 13 avril à 9 h 30. Cela ne servait plus à rien. Il a sorti la litière pour leur chat, Carotte, que Matrosova avait porté jusqu’en haut des escaliers durant ses entraînements. Il évitait de lire les récits sur sa mort, surtout les commentaires ridicules qui la qualifiaient de banquière blonde et arrogante, affirmant qu’elle méritait un Darwin Award – cette récompense sarcastique décernée aux personnes mortes ou stérilisées à la suite d’un comportement stupide de leur part.
Un mois après sa mort, il a organisé un service commémoratif. Les parents de Farhoodi ont fait le voyage depuis Dallas. Lapina, qui avait gravi le Manalsu, son premier sommet de plus de 8 000 mètres, est venue de San Francisco. De son côté, Vega a fait le déplacement depuis son dojo, en Floride, et Kirejenkova a fait la route depuis Chicago. Ce dernier parlant russe, c’est lui qui a dû appeler les parents de Matrosova, à Omsk, pour leur annoncer la terrible nouvelle.
Plus de cent personnes se sont rassemblées au Harvard Club. Farhoodi a raconté l’histoire de sa première nuit avec Kate, lorsqu’elle l’a invité dans son appartement à deux heures du matin pour manger un sandwich, avant de lui demander soudainement s’il voulait aller faire du roller. « En général ou tout de suite ? » avait-il répondu. Tout de suite, bien sûr, et elle s’est mise à patiner le long du couloir. « Ses yeux n’étaient jamais aussi bleus que lorsqu’elle était en montagne », raconte-t-il d’une voix étranglée. Il n’avait toujours pas la moindre idée de ce qu’il allait faire de ses cendres, et il songeait, dans un demi fantasme, à les répandre au sommet de l’Everest.
Ses pensées ne cessaient de revenir à la dernière image qu’il a eu d’elle, lorsqu’il était dans la voiture au départ du sentier et qu’elle montait sur une congère pour aller en direction du défilé de la Valley Way. « À chaque fois que je lui disais au revoir, même si elle allait seulement faire du vélo avec ses écouteurs sur les oreilles, je me demandais si j’allais la revoir, juste parce qu’elle était celle qu’elle était. »
Il n’est pas du genre à croire aux prémonitions, et pourtant il s’était attardé sur le parking. Pourquoi ? Il pensait qu’elle ferait peut-être directement demi-tour. Il avait du mal à ne pas se demander ce qu’il aurait fait, ce qu’il aurait pu ou dû faire. Est-ce qu’il aurait pu courir après elle et la dissuader de s’engager dans cette aventure qu’elle était si déterminée à vivre ? Est-ce qu’il aurait pu la sauver d’elle-même ? Mais c’est tellement facile à dire avec le recul. Mais qui serait-elle, qui seraient-ils, l’un comme l’autre aujourd’hui, s’il l’avait empêchée d’être celle qu’elle était vraiment ? Il a regardé la lumière de sa lampe frontale faiblir dans la pénombre, comme s’évanouit la lumière d’une luciole. Il l’a regardé jusqu’à ce qu’elle s’éteigne complètement.
Traduit de l’anglais par Marine Bonnichon d’après l’article « The Trader in the Wild », paru dans Bloomberg.
Couverture : Kate Matrosova en pleine randonnée, par Charlie Farhoodi.