Au fond de son atelier, derrière le bric-à-brac, une machine cubique, transparente, ronronne, émettant un vrombissement continu. C’est une imprimante 3D. Assis à côté de son établi, Gaël Langevin a les yeux rivés sur sa toute nouvelle main robotique. Nous sommes dans le 11e arrondissement de Paris, dans la Cité Griset. Un lieu symbolique : dans cette ancienne impasse ouvrière se trouvaient autrefois toute une série d’usines et de logements ouvriers. Aujourd’hui, il en reste quelques unes, mais la rue compte surtout des lofts, des locaux d’entreprises… et cet atelier, caché dans un vieux bâtiment en brique rouge. « Autrefois, c’était une usine où l’on fabriquait des pièces de canon en métal. Il y avait une fonderie », explique Gaël. Quand il s’est installé ici, les lieux étaient en ruine : « Des fenêtres manquaient, des pigeons volaient d’un coin à un autre… J’ai passé deux ans, avec mon frère, à enduire les murs, à poser un nouveau parquet. »
InMoov au repos
L’atelier de Gaël Langevin
Crédits : Fabien Soyez
DIY
Comment en vient-on à construire, un jour, un robot chez soi ? Par hasard, et surtout par passion du bricolage. « Depuis que je suis gamin, je manipule des marteaux et des clous. J’ai toujours eu des outils dans les mains ! », lance Gaël en souriant. Son père était illustrateur, pour la publicité, pour des livres d’enfants. « Avec ma mère, une sacrée bricoleuse qui adorait planter des clous et couper des planches, il a imaginé tout ce qui était dans notre maison, le mobilier, la déco… Il dessinait, et ma mère fabriquait. » Dans la demeure familiale, à Paris, il y avait, forcément, un atelier. « Tout petit, je devais avoir 4 ans, j’avais une petite boite, avec une tenaille, des clous, une mini-scie et un marteau… que j’ai toujours, d’ailleurs », raconte Gaël en désignant le mur du fond, où trône l’outil en question. Muni de son attirail, le petit garçon plantait des clous, les tordait, traçait des cercles et concevait ainsi des horloges, ses tout premiers projets.
« Je mène une double vie : le jour, je travaille pour Factices, la nuit, je planche sur InMoov. »
En 1972, à 8 ans, son rêve est de fabriquer un sous-marin dans l’étang situé près de la maison de campagne de ses parents, dans l’Oise. « Il y avait aussi un atelier là-bas, et le week-end, quand je m’y rendais, je rêvais de faire plonger un jour mon submersible ! J’ai commencé à assembler des planches, mais je ne l’ai jamais fini… c’est devenu une sorte de mini-bar, à roulettes, que je mettais sur la route, afin de vendre des carambars, se souvient-il. Le sous marin n’a pas été réalisé, et heureusement, car sinon, je pense que j’y serais resté ! » ajoute-t-il en riant. À 12 ans, la passion du bricolage, du Do It Yourself, ou DIY, est toujours là. « Je récupérais des pièces de vélos (cadres, roues, pneus) dans une décharge à ciel ouvert, et avec un poste à souder, j’en créais de nouveaux », explique Gaël. Plus tard, à 18 ans, il fabriquera aussi un kart à pédales. En classe, à l’école, Gaël n’écoute pas les cours, il rêve à ce qu’il va concevoir pendant le week-end. « Ce que j’adorais, c’était trouver un objet qui ne fonctionnait plus (un réveil, un ordinateur, n’importe quoi), et essayer de le faire fonctionner à nouveau. Je me disais, si la machine est cassée, je ne perds rien à la démonter, à essayer de comprendre comment elle marche… C’est une passion qui est restée. » Fâché avec les études, le jeune bricoleur se dirige vers des études de dessin et de sculpture. En 1984, à 20 ans, il seconde Guillaume Fouan, un sculpteur. « Avec lui, je travaillais la pierre, le plâtre, le bois… Et en même temps, des objets plus “commerciaux”, par exemple une tentacule de pieuvre pour un film publicitaire », raconte Gaël. Trois ans plus tard, marqué par cette première expérience, il rejoint l’atelier Tomawak, une petite société de model making – c’est-à-dire la fabrication d’objets factices, de décors, de maquettes, d’accessoires. Pendant quatre ou cinq ans, avec deux autres sculpteurs, il conçoit des objets pour des films publicitaires et pour des clips, réalisés le plus souvent par Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro, pour les chansons de Julien Clerc, Jean-Michel Jarre, ou Indochine. « On fabriquait les objets dont ils avaient besoin : des objets rouillés avec des clous, des pièces qui dégoulinent, des tours Eiffel en métal qui explosent », se souvient Gaël. 1991. Le sculpteur et ses acolytes s’apprêtent à fabriquer des objets pour le film Delicatessen, premier long métrage de Jean-Pierre Jeunet, mais après s’être « chamaillés », ils se séparent. Gaël fonde sa propre société, baptisée Factices.
Captain Assur
Une création de Gaël Langevin
Crédits : Fabien soyez
New York, New York
Près d’une table, de grosses valises. Hier soir, Gaël est rentré de New York, où il présentait son robot lors de la Maker Faire, un événement qui réunit les makers du monde entier, ces bricoleurs qui ne jurent que par l’impression 3D et le libre partage. Ce retour de voyage ne l’a pas empêché de modéliser une nouvelle pièce de son robot jusqu’à 2 heures du matin. Mais comment est née cette passion dévorante ? « En 2011, dans le cadre de mon travail, j’ai acheté une imprimante 3D. C’était révolutionnaire, magique, car cela permettait de modéliser un objet sur son ordinateur, puis de le fabriquer ensuite, de le rendre réel », note Gaël. Mais pour convaincre sa femme que « les 2700 euros mis dans cette machine le valaient, j’ai répondu au devis d’une grande marque française de voiture. Elle me proposait de créer une prothèse de main futuriste, pour une publicité destinée à vanter les mérites d’une voiture adaptée au handicap », explique-t-il.
La main
Première étape dans la construction d’InMoov
Crédits : Fabien Soyez
« InMoov est devenu un nom de famille : aujourd’hui, il doit exister au moins 200 “clones”. »
« Avec l’aide de Greg, j’ai réussi à synchroniser les différents membres, puis à les piloter. Ensuite, je me suis demandé si je pouvais continuer, et lui parler, par exemple », se souvient Gaël. Il donne des « yeux » et des « oreilles » au robot : grâce à des caméras, des micros et à un système de détection d’objets en 3D (Kinect), il peut désormais lui donner des instructions. En retour, le robot s’active, lève les bras, tourne la tête, saisit un gobelet ou une pomme. Quand quelqu’un passe dans son « champ de vision », il s’active automatiquement et le suit des yeux. Pour lui donner un côté futuriste, Gaël lui a implanté une sorte de cœur, grâce à un système de LED : lorsque le robot est en veille, son cœur est rouge, mais lorsqu’il se réveille ou qu’il bouge, la lumière devient verte, violette, bleue. Une façon de traduire, un jour peut-être, de possibles émotions… Car l’illusion est bluffante: son robot ne réfléchit pas encore par lui-même, mais il peut déjà bouger et parler. Grâce à un astucieux système de text speech (synthèse vocale à partir d’un texte), Gaël peut lui souffler une phrase, que le robot répétera de sa voix grave. À New York, un autre système a permis à sa création humanoïde de se dandiner et de chanter (sans fausses notes), sur l’air de « New York, New York », laissant les spectateurs américains sans voix.
InMoov et Cie
Finalement, ce qui n’était au départ qu’un challenge personnel est devenu un vrai projet : la conception d’un robot humanoïde, ressemblant légèrement au héros du film I, Robot. « Je ne me suis pas inspiré de ce long-métrage, mais forcément, quand ton robot est noir et blanc et qu’il a un visage humain, il finit par se rapprocher de celui, translucide, aux muscles noirs, de I, Robot », s’amuse-t-il. Et de remarquer : « Le cinéma amène des informations, il apporte des idées au monde réel, qui en apporte ensuite à la fiction. Je me suis peut-être inspiré inconsciemment de certains films, mais si j’ai été influencé, ce serait plutôt par des histoires comme Blade Runner et Star Wars. » Le film de Georges Lucas n’est pas pour rien dans son envie de poursuivre son projet, en dépit des difficultés techniques, et d’aller plus loin qu’une simple main factice, conçue au moyen d’une imprimante 3D : « Je me souviendrai toujours du jour où, à 12 ans, dans le métro, j’ai aperçu l’affiche du film… et aussi du jour où j’ai découvert C-3PO, un robot qui ressemblait enfin à quelque chose et qui était plus qu’une simple pile de boites de conserves ! »
Les pièces sont modélisées sur ordinateur
Crédits : Fabien Soyez
Avant d’être imprimées en 3D
Crédits : Fabien Soyez
Open Source
Le projet de Gaël, c’est aussi, et surtout, de permettre, grâce à la mise à disposition de chacun de ses travaux, le développement de projets utiles à la société. Ainsi est né, par exemple, le projet Bionico Hand. Un projet qui devrait permettre à n’importe qui, pourvu qu’il trouve une imprimante 3D, de profiter d’une prothèse de bras low cost. En 2012, une centaine d’internautes contactent Gaël sur Thingeverse. « Ils voulaient savoir si on pouvait transformer le bras et la main de mon robot, et en faire une prothèse », se souvient-il. Il soutient le projet d’un Brésilien, Gustavo Brancante, et plus près de lui, d’un Rennais, Nicolas Huchet.
« Contribuer à des projets comme Bionico Hand, c’est quand même autre chose que d’imaginer des robots qui servent à tuer des gens. »
Amputé il y a dix ans suite à un accident du travail, cet ingénieur du son d’une trentaine d’années porte, dans la vie de tous les jours, une prothèse myoélectrique, commandée par l’énergie électrique produite par les muscles – mais une basique, qui sert à saisir des objets, comme une pince. Plutôt que de s’en acheter une de la dernière génération – commercialisée par trois sociétés high tech, Otto Bock, Touch Bionics et RSLSteeper, pour 40 000 euros en moyenne –, il a préféré chercher un moyen plus accessible (l’impression 3D et le DIY), et s’est rapproché du Fab Lab de Rennes, le Lab Fab. « Le hasard a voulu que je rencontre ces makers lors d’un événement organisé en Bretagne, et qu’ils me demandent si techniquement, il serait possible d’utiliser mon robot pour créer une prothèse myoélectrique low cost », explique Gaël. Ni une, ni deux, l’inventeur rejoint le projet, baptisé Bionico Hand. Il passe ses nuits à transformer une partie de son robot en prothèse. Il utilise des servomoteurs, une carte Arduino et relie le tout à des capteurs EEG. Placés sur la peau de Nicolas, ceux-ci lui permettent de contrôler la prothèse par la pensée. « Comme pour mon robot, cette prothèse est accessible à tous, open source et low cost. Chacun peut la fabriquer dans son coin », indique Gaël. En assemblant les différentes pièces, elle ne coûte ainsi que 500 euros. « C’est un moyen de lutter contre les inégalités, de permettre à tous d’avoir accès à une prothèse de qualité, sans forcément être super-riche », ajoute-t-il.
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Perché sur sa chaise, devant son ordinateur où défile la modélisation 3D d’une main robotique, Gaël rêvasse :
InMoov
En 2014, Pinocchio a une Xbox One embarquée
Crédits : Fabien Soyez
Père de famille
Au fil du temps, Gaël est devenu un maker pur et dur. « Pour moi, un maker, c’est une sorte de McGyver. Quelqu’un qui est capable, en toute condition, avec le moins d’outils possibles, de fabriquer quelque chose. Il n’est pas dans un laboratoire, avec des machines tout autour de lui. C’est un bricoleur. Il peut fabriquer une antenne TV avec des bouts de fils de fer trouvés dans son garage », décrit-il. Les idoles de Gaël ? « Géo Trouvetou, l’ami inventeur de Picsou & Cie, et surtout, Rahan… C’est un maker de dingue, il est capable, dans la nature, de trouver des solutions, à chaque fois. Il réussit à déboucher une grotte bloquée par une pierre, il invente des systèmes de leviers… C’est lui le premier McGyver, et c’est sur ses pas que j’ai marché, en créant mes tout premiers objets dans mon atelier. »
Tourné vers les autres
Les câbles qui animent InMoov
Crédits : Fabien Soyez
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Au-delà des jambes, les idées de Gaël foisonnent. Par exemple, il prévoit de créer un système permettant de synchroniser tous ses clones, dès qu’une amélioration est apportée à l’original. « Il faudrait que toutes les informations que je partage, quand je crée une nouvelle gestuelle, une nouvelle voix, une nouvelle fonctionnalité, soient dans une base de données partagée, et qu’automatiquement, le robot clone aille puiser dans cette base », explique-t-il. Gaël planche aussi sur un système permettant à son robot d’apprendre, afin de reconnaître automatiquement un objet et ses caractéristiques. « Par exemple, si je lui montre une balle et que je lui explique qu’il s’agit d’une balle verte, le but serait qu’il puisse saisir une balle verte quand je lui en donnerai l’ordre, de lui-même. » Un autre projet, de capture gestuelle, devrait aussi permettre à son robot de reproduire les mouvements de son interlocuteur.
« Si les gens savent développer eux-mêmes des robots, il y a une chance pour que le futur soit positif. »
Grâce à un programme créé par un fan australien, InMoov parle en bougeant la mâchoire. Il peut aussi basculer son bassin, ce qui lui permettra, une fois les jambes terminées, de s’asseoir… et pourquoi pas de danser ? Le but final de Gaël, « c’est en faire un robot intelligent ! À partir du moment où on peut le transformer et modifier, les possibilités sont illimitées. » Quand il sera terminé, InMoov mesurera 1 m 85 – la taille de son créateur, « mais avec une largeur d’épaules et des biceps bien plus importants », sourit-il. Comment l’inventeur-bricoleur voit-il le futur ? « Un jour, nous aurons tous un robot humanoïde à la maison, c’est inéluctable ! C’est exactement comme pour les ordinateurs, qui se sont démocratisés au fil du temps. Des sociétés comme Google travaillent sur les robots, l’armée aussi… » constate Gaël. De là à imaginer un scénario où une véritable intelligence artificielle verrait le jour… « Un jour, mon robot prendra peut-être conscience de ce qu’il fait, c’est tout à fait possible. Peut-il prendre conscience de son potentiel ? À partir du moment où il sera en réseau avec d’autres robots et des ordinateurs, les choses iront très vite, j’en suis persuadé », avance-t-il. Et pour éviter un scénario catastrophe façon Terminator, Gaël a la solution : « Pour moi, le fait de lâcher InMoov dans la nature, c’est aussi une façon de contrer ce genre de mauvais futur : si les gens savent développer eux-mêmes des robots plutôt que de ne miser que sur ceux de grosses sociétés, il y a une chance pour que le futur soit positif. »
Le créateur et sa créature
Gaël Langevin et InMoov
Crédits : Fabien Soyez
Couverture : Gaël Langevin et InMoov, par Fabien Soyez.