En place publique
Qaswah (La cruauté)
« Le déluge a atteint son paroxysme et, après la destruction, la terreur, les meurtres et les sacrilèges commis par l’entité sioniste agressive, terroriste et criminelle, ainsi que par son allié tyrannique, les États-Unis, ont surgi contre nos frères et notre peuple fidèle et combatif dans une Palestine mise à sac. Si le Mal atteint ses objectifs là-bas, Allah nous en garde, son appétit vorace ne va faire qu’augmenter et il va affliger notre peuple et d’autres parties de notre vaste patrie. » — Saddam Hussein, dans une allocution télévisée adressée au peuple irakien le 15 décembre 2001.
Au début des années 1980, un bureaucrate irakien ordinaire qui travaillait au ministère du Logement à Bagdad vit plusieurs de ses collègues accusés par le régime de Saddam d’avoir accepté des pots-de-vin. Selon lui, les accusations étaient probablement fondées. « Il y avait de la corruption dans notre département. » Les accusés furent tous condamnés à la peine capitale. « Tous ceux qui travaillaient dans le bureau ont eu pour ordre d’assister à la pendaison », explique l’ancien bureaucrate, qui habite Londres à présent. « J’ai décidé que je n’allais pas y aller, mais lorsque mes amis ont découvert mes intentions, ils m’ont appelé et m’ont supplié de revenir sur ma décision, en me prévenant que mon refus d’y aller pourrait attirer les soupçons sur moi. » Il s’y rendit donc. Il fut amené avec ses collègues dans une cour de prison, où ils regardèrent leurs collaborateurs et amis – avec qui ils avaient travaillé pendant des années, avec les enfants desquels leurs enfants avaient joué, avec qui ils avaient partagé des fêtes et des pique-niques – être amenés de force avec des sacs sur la tête. Ils regardèrent et écoutèrent les accusés supplier, pleurer et crier leur innocence depuis l’intérieur des sacs. On les pendit un par un. Le bureaucrate décida à ce moment précis de quitter l’Irak. « Je ne pouvais pas vivre dans un pays où il se passe de telles choses, explique-t-il. Certes, ce n’est pas correct d’accepter des pots-de-vin, et ceux qui le font devraient être passibles d’une peine de prison. Mais de là à les pendre ? Et à forcer leurs amis et leurs collègues à venir assister au spectacle ? Pas une seule personne qui a assisté à cet acte de barbarie ne voulait rester et continuer à travailler dans de telles conditions. »
La cruauté est l’art du tyran. Il l’étudie et s’y adonne. Son règne est fondé sur la peur, mais la peur ne suffit pas pour arrêter tout le monde. Certains hommes et certaines femmes font preuve de beaucoup de courage. Ils sont prêts à braver la mort pour le contrer. Mais le tyran a du répondant même face à cela. Parmi ceux qui ne craignent pas la mort, il y a ceux qui craignent la torture, le déshonneur ou l’humiliation. Et même ceux qui ne redoutent pas ces choses pour eux-mêmes peuvent les craindre pour leur père, leur mère, leurs frères, leur sœurs, leurs épouses, leurs enfants. Le tyran utilise toutes les ficelles. Il ne se contente pas d’ordonner des actes de cruauté, il ordonne des spectacles cruels. C’est ainsi que l’on trouve Saddam faisant pendre les quatorze conspirateurs sionistes présumés de 1969 en place publique, laissant leur corps se balancer au bout d’une corde à la vue du public. C’est ainsi que l’on trouve Saddam en train de filmer la purge dans la salle de conférence de Bagdad et d’envoyer la cassette aux membres de son organisation à travers tout le pays. C’est ainsi que l’on trouve des dirigeants du parti haut placés forcés d’assister aux exécutions de leurs collègues, et même d’y prendre part. Lorsque Saddam s’en prend aux ecclésiastiques chiites, il ne se contente pas d’exécuter les mollahs, il exécute aussi leur famille. La douleur, l’humiliation, la mort deviennent récurrents sur la scène publique. En fin de compte, la culpabilité ou l’innocence n’importent pas, parce qu’il n’y a ni loi ni valeur derrière la volonté du tyran ; s’il veut que quelqu’un soit arrêté, torturé, jugé et exécuté, cela suffit. L’exercice sert non seulement d’avertissement, de punition ou de purge, mais aussi de moyen d’avertir ses sujets, ses ennemis et ses potentiels rivaux qu’il est fort. La compassion, l’impartialité, le souci du respect de la procédure ou de la loi sont tous des signes d’indécision. L’indécision est synonyme de faiblesse. La cruauté permet d’asseoir la force.
Chez les Zoulous, on dit que les tyrans sont « pleins de sang ». Selon des estimations, pendant la troisième et quatrième année du règne officiel de Saddam (1981 et 1982), plus de 3 000 Irakiens furent exécutés. Les atrocités commises par Saddam sur les trente années et plus de son règne, officieux et officiel, effraieront un jour dans les musées et les archives. Mais certains actes de moindre portée, perdus dans la masse d’atrocités plus scandaleuses les unes que les autres, apportent un autre éclairage sur sa personnalité. Tahir Yahya était Premier ministre de l’Irak lorsque le parti Baas s’empara du pouvoir en 1968. La rumeur dit qu’en 1964, alors que Saddam était en prison, Yahya avait organisé une rencontre personnelle et avait tenté de le contraindre à se retourner contre les Baasistes et à coopérer avec le régime. Yahya avait servi l’Irak en tant qu’officier militaire pendant toute sa vie d’adulte et avait même été, pendant un temps, un membre important du parti Baas et donc un des supérieurs de Saddam. Mais il s’était attiré le mépris tenace de Saddam. Après s’être emparé du pouvoir, Saddam fit emprisonner Yahya, un homme éduqué dont il ne supportait pas la sophistication. Sur ses ordres, Yahya eut pour tâche de pousser une brouette de cellule en cellule pour ramasser les seaux d’aisance des prisonniers. On l’entendait crier : « Ordures ! Ordures ! » L’humiliation de l’ancien Premier ministre fut une source de ravissement pour Saddam jusqu’au jour où Yahya mourut en prison. Il se plaît encore à raconter cette histoire, en gloussant dès qu’il lâche les mots : « Ordures ! Ordures ! »
Les héritiers
Dans un autre cas, le lieutenant général Omar al-Hazzaa fut surpris en train de dire du mal du Grand Oncle en 1990. Il ne fut pas seulement condamné à mort ; Saddam ordonna qu’avant son exécution on lui coupe la langue. Pour faire bonne mesure, il exécuta aussi le fils d’al-Hazzaa, Farouq. Les maisons d’al-Hazzaa furent rasées, et sa femme et ses autres enfants se retrouvèrent à la rue. Saddam est réaliste quant aux brutales représailles qui se déclencheraient s’il devait un jour relâcher son étreinte sur le pouvoir. Dans leur livre Out of the Ashes (1999) (« Renaître des cendres »), Andrew et Patrick Cockburn parlent d’une famille qui s’était plainte à Saddam qu’un de leurs membres avait été injustement exécuté. Il ne sembla éprouver aucun remords, et leur dit : « Ne croyez pas que vous aurez votre revanche. Si par hasard vous en aviez l’occasion, le temps que vous mettriez pour parvenir à nous, vous ne trouveriez plus un seul morceau de chair restant sur nos corps. » En d’autres termes, s’il devient jamais vulnérable, ses ennemis auront tôt fait de le dévorer. Même si Saddam a raison sur le fait que la grandeur est son destin, sa légende restera entachée de cruauté. Selon lui, c’est là quelque chose de regrettable, peut-être, mais de nécessaire : c’est un trait qui définit sa stature. Un homme de moindre importance n’aurait pas le cran de le faire. Son fils Oudaï se vanta un jour auprès d’un camarade d’école que lui et son frère Qoussaï avaient été faire un tour en prison sous la conduite de leur père pour assister à des scènes de torture et d’exécution – afin de les endurcir pour « les difficiles tâches qui les attendaient », dit-il. Mais l’homme sans contradiction n’est pas encore né. Saddam lui-même est connu pour s’être attristé de ses propres excès. Ceux qui l’ont vu pleurer derrière le pupitre pendant la purge de 1979 disent qu’il s’agissait d’une mise en scène, mais voir Saddam éclater en sanglots était en vérité une scène familière.
Selon la biographie de Saïd Aburish, pendant la vague d’exécutions qui suivit sa prise de pouvoir officielle, il s’enferma dans sa chambre pendant deux jours et en sortit les yeux rouges et gonflés d’avoir tant pleuré. Aburish raconte que Saddam rendit ensuite visite à la famille d’Adnan Hamdani, le fonctionnaire exécuté qui avait été le plus proche de lui pendant les dix années qui avaient précédé, pour présenter des condoléances effrontées mais apparemment sincères. Ce ne fut pas des remords qu’il exprima – l’exécution était absolument indispensable –mais bien de la tristesse. Pour s’excuser, il dit à la veuve de Hamdani que les « considérations nationales » devaient primer sur les considérations personnelles. Ainsi donc, à l’occasion, Saddam l’être humain se lamente sur ce que Saddam le tyran doit accomplir. Pendant la guerre de Sécession, Abraham Lincoln délimita très clairement ce qu’il allait accomplir à titre personnel : abolir l’esclavage ; et ce que son mandat le contraignait à faire : soutenir la Constitution et l’Union. Saddam ne devrait pas se sentir tiraillé ainsi ; par définition, les intérêts de l’État sont les siens. Mais c’est l’inverse qui se produit.
Le conflit entre ses priorités personnelles et ses priorités présidentielles a laissé des traces dans sa propre famille. Deux de ses gendres, les frères Saddam et Hussein Kamel, se sont enfuis en Jordanie et ont révélé des secrets d’État – à propos de programmes d’armement biologique, chimique et nucléaire – avant de revenir en Irak, de manière inexplicable, et d’y trouver la mort. Oudaï Hussein, le fils aîné de Saddam, est, si l’on en croit tout ce qui se dit sur lui, un criminel que l’on peut qualifier de sadique, voire de complètement dérangé. De grande taille, c’est un homme bien charpenté de 37 ans à la peau foncée, dont le narcissisme et l’obstination en font presque une caricature de son père. Oudaï possède tous les instincts brutaux de son père mais, semblerait-il, pas un gramme de sa discipline. C’est un alcoolique notoire, connu pour créer lui-même sa garde-robe excentrique. Sur des photographies, on le voit affublé de nœuds papillons gigantesques et de costumes dont la couleur est assortie à ses voitures de luxe : par exemple, un costume rouge vif rayé de bandes blanches, ou un autre moitié rouge, moitié blanc. Certaines de ses vestes de costumes ont un revers d’un côté, mais pas de l’autre.
Ismail Hussain, le malheureux soldat irakien qui perdit sa jambe dans le désert du Koweït, attira l’attention d’Oudaï après la guerre par ses talents de chanteur. Il devint l’artiste favori du Premier Fils, et fut invité à chanter lors des gigantesques fêtes qu’Oudaï organisait tous les lundi et jeudi soirs. Ces fêtes se déroulaient souvent dans un palais (édifié par Saddam) qui se trouvait sur une île du Tigre près de Bagdad. L’opulence qu’on y trouvait était démente. Toutes les poignées de portes, toutes les décorations intérieures étaient en or. « Pendant les fêtes », raconte Ismail, qui habite désormais à Toronto, « alors que j’étais en pleine représentation, Oudaï grimpait sur scène avec une mitrailleuse et se mettait à tirer au plafond. Tous les gens se jetaient à terre, terrifiés. J’avais l’habitude d’être entourés d’armes, et d’armes plus grosses que la kalachnikov d’Oudaï, donc je continuais à chanter, tout simplement. Parfois, il y avait à ces fêtes des dizaines de femmes pour seulement cinq ou six hommes. Oudaï insistait pour que tout le monde s’enivre avec lui. Il interrompait ma représentation, montait sur scène avec un grand verre de cognac pour lui, et un pour moi. Il me forçait à en vider tout le contenu avec lui. Lorsqu’il est vraiment soûl, il sort les armes. Ses amis ont extrêmement peur de lui, parce qu’il peut les faire emprisonner ou assassiner. Je l’ai vu un jour se mettre en colère contre un de ses amis. Il lui a flanqué un coup de pied au derrière si violent qu’il en a perdu sa botte. L’homme a couru chercher la botte et a ensuite essayé de la remettre sur le pied d’Oudaï, tout cela sous le flot des insultes de ce dernier. »
Le fait de bénéficier de la protection d’Oudaï permit à un chanteur comme Ismail de se produire régulièrement à la télévision irakienne. En échange de ce service, Oudaï exige un pot-de-vin, et il peut défaire une star aussi vite qu’il peut la créer. C’est la même chose pour le sport. Raed Ahmed était un haltérophile olympique qui avait porté le drapeau irakien pendant les cérémonies d’ouverture des JO d’Atlanta en 1996. « Oudaï était à la tête du Comité Olympique, et de manière générale de tous les sports en Irak », m’a confié Ahmed dans sa maison située dans la banlieue de Détroit. « Pendant les entraînements, il surveillait tous les athlètes de très près, restant en contact avec les entraîneurs, faisant pression sur eux pour qu’ils poussent les athlètes encore plus loin. S’il n’est pas content des résultats, il va jeter les entraîneurs et même les athlètes en prison, dans des cellules conçues exprès dans le bâtiment du Comité Olympique. Si vous promettez un certain résultat mais que vous ne parvenez pas à l’obtenir lors des compétitions, votre punition sera de vous retrouver dans une prison spéciale où on pratique la torture. Certains des athlètes, dont une grande proportion était constituée des meilleurs de leur discipline, ont décidé d’abandonner lorsqu’Oudaï a pris les rênes. Ils ont décidé que le jeu n’en valait tout simplement pas la chandelle. D’autres, comme moi, adoraient leur sport, et en Irak, le succès peut servir de marchepied pour accéder à une meilleure vie : avoir une belle voiture, une belle maison, ou une carrière. J’ai toujours réussi à ne pas me faire punir. Je faisais bien attention à ne rien promettre que je n’aurais pu réaliser. Je disais toujours qu’il y avait de fortes chances que je me fasse battre. Et puis je gagnais, et Oudaï était content. » Ahmed, les épaules presque aussi larges que le dossier de son canapé, fait figure de géant assis dans son salon étriqué. Le monde de Saddam et d’Oudaï lui apparaît maintenant comme un univers bizarre et fantastique, dans lequel une nation toute entière est prise en otage des caprices d’un tyran et de son fils fou. « Lorsque j’ai fui le pays, Oudaï est entré dans une colère noire, raconte-t-il. Il a rendu visite à ma famille et les a interrogés. “Pourquoi Ahmed ferait-il une chose pareille ? Je lui attribuais toujours toutes sortes de récompenses.” Mais Oudaï est méprisé. »
Saddam tolérait les excès d’Oudaï : ses beuveries, sa prison privée au sein des quartiers généraux du Comité Olympique… jusqu’à ce que ce dernier assassine un des principaux hommes de main du Grand Oncle lors d’une fête en 1988. Oudaï tenta aussitôt de mettre fin à ses jours en avalant des somnifères. Les Cockburn racontent l’épisode suivant : « Alors qu’on était en train de lui faire un lavement d’estomac, Saddam est arrivé aux urgences, il a écarté les médecins et il a frappé Oudaï au visage en criant : “Ton sang coulera tout autant que celui de mes amis !” » Puis son père s’adoucit, et on transforma le meurtre en accident. Oudaï passa quatre mois en garde à vue, puis quatre mois avec un oncle à Genève avant de se faire arrêter par la police suisse pour port d’arme illégal et d’être sommé de quitter le pays. De retour à Bagdad en 1996, il fut la cible d’une tentative d’assassinat. Il reçut huit balles dans le corps, et il est maintenant paralysé de la taille jusqu’aux pieds. Son comportement lui a vraisemblablement fait perdre ses chances de succéder à son père. Depuis quelques années, Saddam ne se cache pas de préparer Qoussaï à sa succession ; c’est un héritier plus discipliné et plus obéissant.
Le conte du tyran
Mais la fusillade contre Oudaï servit d’avertissement à Saddam. On raconte qu’elle était le fait d’un petit groupe de dissidents irakiens éduqués, dont aucun n’a jamais été appréhendé, malgré des milliers d’arrestations et d’interrogatoires. D’après les rumeurs, les assassins présumés seraient liés à la famille du général Omar al-Hazzaa, l’officier dont la langue fut coupée avant que lui et son fils ne soient exécutés. Peut-être est-ce vrai, mais les groupes de mécontents ne manquent pas en Irak. Saddam approche de ses 66 ans, ses ennemis sont nombreux, forts et déterminés. En 1992, il célébra la défaite électorale de George Bush par un tir de canon depuis un balcon de son palais. Dix ans plus tard, un nouveau président Bush est à la Maison-Blanche, avec une nouvelle mission nationale : destituer Saddam. Alors les murs qui protègent le tyran ne cessent de s’élever. Son rêve de panarabisme et sa contribution historique s’éloignent de plus en plus de la réalité. Dans ses moments de lucidité, Saddam doit bien savoir que s’il parvient à s’accrocher au pouvoir pour le restant de ses jours, les chances qu’il engendre une dynastie sont toutefois bien minces. Alors qu’il se retire vers sa couche secrète tous les soirs, en s’asseyant pour regarder son film préféré à la télévision ou pour lire un de ses livres d’Histoire, il doit bien savoir que tout cela se terminera mal pour lui. N’importe quel homme qui lit autant que lui, et qui étudie les dictateurs de l’histoire moderne, sait qu’ils finissent par être renversés et traités avec mépris. « Son but est de diriger l’Irak éternellement, aussi longtemps qu’il vivra, explique Samarai. C’est une tâche difficile, même sans être pris pour cible par les États-Unis. Les Irakiens sont divisés et ce sont des gens impitoyables. C’est un des peuples les plus difficiles à gouverner du monde. Pour établir son propre règne, Saddam a fait couler tant de sang ! Si son objectif est de transférer son pouvoir à sa famille après sa mort, je crois qu’il prend vraiment ses désirs pour des réalités. Mais je crois qu’il a perdu tout sens des réalités depuis fort longtemps. » C’est pourquoi, au bout du compte, Saddam finira par échouer. Sa cruauté a suscité des vagues de haine et de crainte, et elle l’a aussi isolé de tous. Il est en complet décalage.
Ses discours aujourd’hui résonnent comme un disque rayé. Ils ne trouvent plus d’écho, même dans le monde arabe, où il est méprisé par les progressistes laïques tout autant que par les conservateurs musulmans. En Irak même, il est partout détesté. Il accuse les sanctions des Nations Unies et l’hostilité américaine d’être responsables de la décrépitude du pays, mais les Irakiens savent bien qu’il en est la cause. « Dès qu’il se mettait à rejeter la faute sur les Américains pour ceci, pour cela, pour tout, on se regardait et on levait les yeux au ciel », se souvient Sabah Khalifa Khodada, l’ancien major irakien qui fut déshabillé et décontaminé avant de rencontrer le Grand Oncle. Les forces armées qui le protègent le savent aussi : ils ne passent pas tout leur temps derrière les murs. Ce qui entretient leur loyauté, c’est la peur et l’intérêt personnel, et cela aura tendance à disparaître si une alternative se présente, et aussitôt qu’elle se sera présentée. Cela ne sera pas facile. Saddam n’abandonnera jamais. Le renverser voudra très certainement dire l’assassiner. Il maintient son étreinte sur l’État comme il maintient le cap de sa propre vie. Il n’y a pas de place pour la panique dans son combat. Mais malgré toutes les menaces qui l’entourent, Saddam se voit comme une figure immortelle.
Rien n’illustre cela mieux que l’intrigue de son premier roman, Zabibah et le roi. Situé dans un passé arabe mythique, c’est une simple fable qui parle d’un roi solitaire, piégé derrière les hautes murailles de son palais. Il se sent coupé de ses sujets, alors il sort de temps à autre pour se mêler à eux. Lors d’une de ces sorties, dans un village rural, le roi est frappé par la beauté de la jeune Zabibah. Elle est mariée à une brute, mais le roi la fait venir au palais, où ses manières rustiques commencent par attirer sur elle le dédain de ses courtisans sophistiqués. Avec le temps, la cour tombe sous le charme de la douce simplicité de Zabibah et de sa vertu, et le roi est conquis, même si leur relation reste chaste. Remettant en cause ses propres méthodes, qui sont sévères, le roi est rassuré par Zabibah, qui lui dit : « Les gens ont besoin de mesures strictes afin de se sentir protégés par cette sévérité. » Mais des forces obscures envahissent le royaume. Des étrangers infidèles pillent et détruisent le village, avec l’aide du mari jaloux et humilié de Zabibah, qui la viole. (Cet affront a lieu le 17 janvier, jour anniversaire du début des frappes aériennes sur l’Irak par les États-Unis et les puissances alliées en 1991.) Zabibah est tuée par la suite ; le roi vainc son ennemi et tue le mari de Zabibah. Il fait alors l’essai d’accorder plus de libertés à son peuple, mais ils se mettent à se battre entre eux. La mort du roi vient interrompre leurs querelles et leur faire prendre conscience de la grandeur et de l’importance du monarque. Le sage conseil de Zabibah la martyre résonne à leurs oreilles : le peuple a besoin de mesures strictes. Saddam se fait le défenseur des vertus simples d’un passé arabe glorieux, et rêve que son royaume, bien qu’universellement méprisé et souillé, se relèvera un jour et triomphera. Comme le bon roi, il est indispensable d’une manière qui ne sera véritablement comprise que lorsqu’il ne sera plus. C’est seulement à ce moment-là que nous étudierons tous les paroles et les actions de cette âme remarquablement rebelle. Il attend son heure de gloire dans un futur lointain et triomphant qui n’est que le reflet d’un passé lointain et triomphant.
~
Après l’invasion militaire de Bagdad par les forces de la Coalition américano-britannique, le régime de Saddam Hussein tombe le 12 avril 2003. Le tyran est capturé dans la nuit du 13 au 14 décembre 2003 près de Tikrit, où des paysans le cachaient dans une cave. Jugé par le Tribunal spécial irakien, Saddam Hussein est pendu le 30 décembre 2006. En mars 2015, la tombe du dictateur est détruite au cours de violents affrontements entre l’Armée irakienne et les forces de l’État islamique, dans son village natal d’Al-Ouja, près de Tikrit.
Retrouvez l’épisode 1 de La maison Hussein, « La famille du tyran ». Retrouvez l’épisode 2 de La maison Hussein, « Régner par la terreur ». Retrouvez l’épisode 3 de La maison Hussein, « Par la colère et par le sang ».
Traduit de l’anglais par Amélie Josselin-Leray d’après l’article « Tales of the Tyrant », paru dans The Atlantic Monthly. Couverture : Feux de pétrole au Koweït. Création graphique par Ulyces.