Les diamantins
En février, alors que j’étais posté devant la maison de Ken Darnell, dans la région des pins proche de Gordon, en Alabama, j’ai pu entendre les bruits de cascabelles provenant d’un petit édifice dans le jardin. Je me suis approché avec prudence, après avoir été averti. Le bruit s’intensifiait. J’ai tourné à un angle, et il se tenait là, à l’intérieur de la véranda : un homme ruisselant de sueur, qui portait des lunettes et un t-shirt déchiré et tâché de sang. Il s’est approché d’un crotale qu’il avait baptisé Little Girl Hot Pants, « à cause de la façon dont elle s’enroule », m’a-t-il expliqué. Little Girl faisait à peu près 1 m 50 de longueur et elle avait l’air perturbé. « Bon, ma belle, a-t-il dit au serpent. C’est l’heure de manger. » Darnell conserve 280 crotales dans cet édifice immaculé de son jardin, la plupart étant des diamantins de l’est. Little Girl était l’une des deux qu’il avait nommées. L’autre était appelée Shot in the Head, car Darnell l’avait sauvée des griffes d’une fille blonde originaire du Mississipi armée d’un pistolet. Le sang d’un rat ruisselait de la mâchoire béante de Little Girl – Darnell la nourrissait de force – et sur le ventre rebondi de son propriétaire. « Je ne suis pas si dégoûtant qu’on pourrait le croire, s’est défendu Darnell. Ou peut-être que si. Mais il y a une bonne raison à ça. »
Darnell – un homme de 67 ans aux cheveux gris ondulés et au teint rougeâtre, qui pesait pas loin de 120 kg – a délicatement reposé le serpent dans sa boîte. Il s’est retourné, me gratifiant enfin d’un premier contact visuel, tandis que je me tenait nerveusement dans un coin de la véranda, cramponné à mon stylo. « Ne vous inquiétez pas, m’a-t-il rassuré. Je suis presque irréprochable en matière de sécurité. » Darnell vivait à 16 kilomètres de Gordon, une ville dépourvue de chambre de commerce, de cinéma et, surtout, d’hôpital. Il y a bien plus de serpents par ici que de gens, et parmi eux le plus grand crotale du monde. Les diamantins de l’est qui ne faisaient pas carillonner leurs cascabelles dans la véranda de Darnell – ou dans le « laboratoire » Bioactive qui y était rattaché – rampaient dans la broussaille environnante. Sous mes yeux, Darnell a ouvert une poubelle en plastique et ôté son couvercle, duquel il s’est momentanément servi comme d’un bouclier. À l’aide d’un club de golf sur lequel il avait bricolé, à l’extrémité, un embout en acier en forme de C, il a soulevé un beau serpent vert olive de 4 kilos. Après un instant de tension – le crotale était en liberté, la véranda plutôt petite – il l’a saisi derrière la tête grâce au crochet, l’a empoigné de sa main gauche et a positionné le corps sous son bras droit. Les crochets du serpent, qui avaient été disposés au-dessus d’un entonnoir recouvert de film, avaient mordu dans le plastique, relâchant le venin dans un long sifflement. L’entonnoir s’égouttait dans un tube de centrifugation maintenu dans de la glace. Pour extraire tout le liquide, le pouce charnu de Darnell et son annulaire faisaient pression sur les deux glandes proches de la mâchoire du serpent. C’était le venin que Darnell recherchait. Il valait une fortune, si tant est qu’on avait la volonté de l’extraire. « J’adore ce bruit », a remarqué Darnell à propos du sifflement. Toutes les deux semaines, Darnell extrayait le venin de ses serpents à raison de trois sessions de huit heures. Sa femme et son chien restaient en retrait. Gretchen détestait l’odeur du laboratoire, et le chien… disons que Sadie n’était pas née de la dernière pluie. J’étais l’un des deux seuls étrangers que Darnell avait invité dans sa véranda pendant qu’il s’affairait minutieusement. Il n’aimait pas qu’on lui pose des questions pendant son travail, particulièrement celles qui cherchaient à comprendre l’obscure économie dans laquelle il jouait un rôle si important. « Personne n’a d’intérêt, m’a-t-il écrit plus tard, à me questionner sur mon inventaire et sa valeur en termes monétaires ou sur mon salaire annuel, à moins de vouloir entrer dans le business du venin ou d’être un agent de l’IRS. » Darnell extrayait approximativement quatre dixièmes de gramme de venin de chaque crotale diamantin. Le venin était ensuite traité dans une centrifugeuse, lyophilisé, et – parce qu’il pouvait coûter jusqu’à 7 000 dollars et parce que Darnell était paranoïaque – bien caché. Plus tard, lorsque j’ai demandé par mail à Darnell où il cachait le venin, il m’a répondu : « Je vous en prie, ne me demandez plus ce genre de choses si vous ne voulez pas devenir persona non grata. » Darnell disait avoir extrait le venin de quelques 300 000 crotales depuis son entrée dans le business, 35 ans plus tôt. C’était probablement plus que n’importe quelle autre personne, vivante ou morte – la mort étant l’issue fréquente de cette activité. Il avait été jusqu’à extraire le venin de 1 000 serpents en une seule journée.
Ce jour-là dans la véranda, il en avait fait 120. « C’est comme tout le reste », dit-il à propos de son travail avec les serpents venimeux, « sauf que ces moyens de production-là peuvent vous tuer ». Darnell ne s’est fait mordre qu’une seule fois par un crotale. C’était l’an dernier, à l’index de sa main gauche, après une dispute avec sa femme, qui l’avait expédié à l’hôpital. Depuis, il n’a jamais manqué un seul jour d’extraction de venin. Étant donné le nombre de serpents venimeux dont il s’est occupé, c’est un exploit. Cela n’en demeure pas moins un sujet tabou. « On ne demande jamais à un avocat si un de ses clients a fini à la chaise électrique », m’a-t-il expliqué. « Demander à un dresseur de serpents s’il s’est fait mordre ? C’est malpoli. »
Une vocation lucrative
Bill Haast, un des modèles et concurrents de Darnell dans le milieu underground et hautement spécialisé de la production de venin destiné au commerce, est mort en juin 2011 à l’âge étonnant de 100 ans. On dit qu’il s’est occupé de trois millions de serpents venimeux au cours de sa carrière, débutée après la Seconde Guerre mondiale. Il était précisé dans sa nécrologie du New York Times, sans ironie perceptible, qu’il était mort de « causes naturelles ». Durant les dernières années de sa vie, Haast ne pouvait même plus porter un serpent au Miami Serpentarium Laboratories – un laboratoire de production de venin en Floride – tant ses mains étaient mutilées par les 173 morsures qu’il avait subies. On trouve à l’instar de Haast des hommes comme Carl Barden, un pilote de ligne retraité de 46 ans qui affirme qu’enfant, il rêvait de produire du venin après avoir vu Haast dans 60 Minutes. Il a été mordu onze fois au cours de ses vingt années passées à gérer le Medtoxin Venom Laboratories de Deland, en Floride. George Van Horn, qui dirige le Reptile World Serpentarium de St. Cloud, en Floride également, y a laissé quelques doigts. « Tout dresseur de serpents digne de ce nom, explique Darnell, a perdu des doigts. » En toute logique, Darnell, qui a ses dix doigts, n’est pas digne de ce nom. Mais, comme il le dit, il n’est ni dresseur, ni charmeur de serpents, ni téméraire, ni amateur, ni un cinglé passionné de reptiles. « Je suis un producteur de venin », tranche-t-il. Selon l’une des factures qu’il m’a montrées : à 225 dollars le gramme de venin, il a empoché 155 925 dollars.
Incontestablement, les applications du venin vendu par Darnell sont des plus bienveillantes – le venin de serpent est un ingrédient essentiel des médicaments pour traiter le diabète et l’hypertension, et aide à prévenir les AVC, entre autres maladies et maux – mais ses motivations à lui sont résolument moins altruistes. « Un centilitre de venin de diamantin de l’est, dit-il, vaut bien plus qu’un gramme d’or. » En juillet dernier, un des clients de Darnell avait prévu la commande de quatre kilos de « EDB » (eastern diamondback) et quatre autres de diamantins de l’ouest sur une période de dix-huit mois. Cette seule commande, à raison de 7 000 dollars le centilitre, pouvait rapporter 2 millions de dollars à Darnell, et nécessitait environ 25 000 procédures d’extraction – dont la plupart d’entre elles seraient faites dans sa véranda. Le venin de diamantin est une puissante hémotoxine capable de tuer les globules rouges et de causer des lésions des tissus. Mais il est également important, dans le cadre des recherches médicales, pour les entreprises pharmaceutiques et les laboratoires de recherche, dans la conception de nouveaux médicaments (et la production d’anti-venin). L’extraire de serpents venimeux n’est pas moins dangereux et difficile qu’il y paraît, et la plupart des entreprises pharmaceutiques ne sont pas équipées en conséquence. Elles se reposent alors sur de petits réseaux d’hommes excentriques, autonomes et courageux au-delà du raisonnable, tels que Darnell. Les obstacles pour embrasser cette industrie agricole potentiellement mortelle sont nombreux : il faut trouver un site de production légal, des acheteurs, il y a les dettes, la difficulté de l’exercice, le danger, les dépenses, et encore le danger. Étant à la fois obsédé et entreprenant, Darnell est sans doute le plus prospère de la bande. « En Floride, dit Darnell, mes deux plus grands concurrents ont du mal à rassembler assez de serpents pour constituer un groupe viable sur le plan commercial. Je produis au moins cinq fois plus de venin qu’eux deux réunis. » De temps à autre, des passionnés de serpents comme Darnell reçoivent des coups de téléphone de la part de gens qui ont entendu parler des vertus du venin. « Bonjour, je compte mettre sur pieds un labo de venin, disent-ils. Que dois-je faire ? » Carl Barden leur répond toujours de la manière suivante : « Rassemblez 500 serpents venimeux et occupez-vous-en pendant un an. Contentez-vous de les garder en vie. Rappelez-moi quand l’année est écoulée, et alors on vous enseignera tout ce qu’il y a à savoir sur la production de venin. » Personne ne rappelle jamais. « À moins de nourrir une obsession fanatique pour ces animaux, confie Barden, il est impossible de réussir dans ce boulot. La plupart d’entre nous s’accorde à dire que ce n’est pas l’argent qui nous a amené jusque-là. Ce sont seulement les serpents. » Fils d’un gérant de magasin de meubles, Ken Darnell a grandi à Columbus, dans l’état de Géorgie. Après avoir été diplômé en chimie à Georgia Tech, il s’est inscrit à des cours du soir dans une école de droit. Au cours du deuxième semestre, il a attrapé la mononucléose et a abandonné, en espérant pouvoir y retourner l’année d’après. Entre-temps, il avait passé l’examen du barreau et pouvait bientôt compter exercer comme avocat spécialiste des brevets à Washington D.C, où il était devenu membre de la société locale d’herpétologie. Il avait toujours aimé les serpents. En parallèle, il occupait un autre emploi de chargé d’affaires dans un laboratoire de venin de Baltimore, dans lequel il devait récupérer une centaine de serpents pour que quelqu’un s’occupe d’en extraire le venin. Dans son mémoire non publié, intitulé « The Venom Gypsy », Darnell écrit : « Me voilà désormais chargé d’affaires dans un laboratoire alors que je n’ai jamais touché un serpent venimeux de ma vie ; soit je tourne le dos aux quarante serpents qui me fixent à travers les murs en Plexiglas de ce “convoi de serpents”, soit je préserve le venin pour la recherche. »
Après s’être occupé de son premier serpent, Darnell y a pris goût, aussi avait-il rapidement estimé qu’il était capable de diriger une meilleure entreprise que celle du laboratoire de Baltimore, au bord de la faillite. « J’ai tout simplement continué, dit-il. Il est important que quelqu’un d’autre s’en charge. Le venin sauve des vies. » Les gens apportent continuellement des serpents à Darnell. Certains les déposent gratuitement – comme par exemple à l’arrière d’un pick-up laissé à l’abandon dans son allée –, mais pour la plupart il doit payer. « 10 dollars pour 30 centimètres suffisent à intéresser. Ils les apportent ici dans le jardin, klaxonnent et me demandent si je veux ce serpent. Ils savent de quoi ils parlent et moi aussi. Ils me donnent un serpent de 1,5 mètres et en échange je leur en donne pour 1,8 mètres. »
La chasse
Darnell passe aussi des coups de téléphone. Un jour de février, je l’ai accompagné au cours d’un voyage pour acheter vingt-trois EDB aux Cobb, une famille vivant non loin de chez Darnell, dans la ville de Moultrie, en Alabama. Pendant le trajet, je lui ai demandé pourquoi il ne chassait pas lui-même ses serpents. « C’est une perte de temps quand quelqu’un d’autre peut le faire », a-t-il répondu. Légalement parlant, les crotales diamantins de l’est peuvent être chassés dès novembre, lorsqu’ils se réfugient au chaud dans les terriers des tortues gaufrées. En pratique, en revanche, peu de personnes s’aventurent à les attraper avant la fin de la saison des biches, vers la fin du mois de janvier. Les chasseurs de serpents préfèrent éviter de se faire tirer dessus, et qui plus est la plupart d’entre eux préfèrent chasser la biche. Dans cette partie de l’Alabama, la chaleur peut faire son retour dès la troisième semaine de février. Alors, les crotales quittent les terriers pour retourner fureter vers les clôtures, les broussailles, les bruyères et les déchets entassés près des poulaillers et des porcheries – là où vivent les rongeurs.
Vêtu de bretelles rouges, d’un polo noir, d’un jean et de lunettes, Darnell soulevait les serpents à l’aide de son club de golf spécial.
Nous sommes arrivés chez les Cobb dans l’après-midi. Les serpents étaient empilés dans des caisses en bois dans l’allée. Après avoir badiné un peu, Darnell a entrepris de déplacer et d’inspecter chacun d’entre eux, rapportant ses constats d’une voix traînante. Tommy Cobb chassait les serpents depuis quarante ans. D’après ses dires, sa méthode de prédilection était de dérouler un tuyau d’arrosage long de six mètres dans un terrier, de placer l’autre extrémité près de son oreille, et d’écouter sonner la cascabelle. En me faisant cette confession, il a manipulé la caisse à distance avec un bâton et en a sorti un serpent magnifique, parmi les plus grands spécimens venimeux d’Amérique du Nord. Ses écailles marrons et jaunes scintillaient comme des diamants. Betty Cobb, la femme de Tommy, avait fait le décompte total : un spécimen de 1,2 mètres, deux de 1,8 mètres, le reste entre 1,5 et 1,7 mètres. « On va dire 36,5 mètres en tout », a annoncé Darnell en tendant 1 205 dollars à Tommy. « J’en ai attrapé un une fois, a raconté Tommy, il venait juste de manger un lapin. J’ai pris une cravate blanche pour la placer autour de son cou et le maintenir comme ça. Eh bien je l’avais trop serrée, et il est mort. » « C’est abominable », a commenté Betty en se tournant vers moi. « Je lui ai dit que c’était abominable. » « Un garrot sur un serpent, a remarqué Darnell. Si ça c’est pas un concept ! » « C’était un bon serpent », a dit Tommy. Il s’est arrêté, l’air de plus en plus pensif, avant de poursuivre. « Il y en a plus que jamais là dehors. Les gens font tellement le ménage qu’ils atterrissent par ici, ils ne font que les déplacer. » Peut-être bien, mais en août dernier, Bruce Means, professeur assistant à l’Université de Floride, avec l’appui de trois organismes environnementaux, a rempli une pétition avec l’US Fish and Wildlife Service, demandant à ce que le crotale diamantin de l’est soit listé comme espèce « menacée d’extinction ». Lorsque les habitants du sud et du Midwest s’inquiètent de l’invasion des crotales, ils organisent des rassemblements. Imaginez une foire sanglante : les gens du coin capturent et apportent les serpents, souvent en l’échange d’une prime. Les chasseurs sont récompensés pour leurs plus belles prises. Les serpents sont exhibés, piqués, harcelés avant d’être, en règle générale, massacrés pour leur chair et leur peau. Trois rassemblements différents ont lieu sur le territoire des diamantins de l’est : à Opp, en Alabama ; à Claxton, en Géorgie ; et à Whigham, en Géorgie.
En janvier 2011, le rassemblement de Whigham enregistrait son plus bas record avec 82 serpents. Le même mois, la ville d’Opp offrait une prime de 8 dollars pour 30 centimètres de crotale, afin d’inciter à la chasse. Un journal local avait publié dans ses gros titres que les terriers étaient une véritable mine d’or. Opportuniste comme jamais, Darnell continue autant que possible d’assister à ces rassemblements, en profitant pour extraire le venin des serpents – ceux qui sont sur le point d’être tués et ceux qui seront épargnés – sans avoir à payer les chasseurs. « Seuls les spectateurs, dit-il, sont conscients des mauvais traitements infligés. Il suffit d’un petit rassemblement pour que les gens enragent, sans prendre en compte que l’argent est récolté pour des bourses et que le venin est produit, de toute évidence, pour servir de bonnes causes. » Le 28 janvier, Darnell a fait une apparition au 52e rassemblement annuel de Whigham. 20 000 personnes venues des campagnes environnantes erraient entre les tentes donnant à voir la reconstitution des états confédérés, les stands de fête foraine, les cabines de maquillage, et les conversations à propos des reptiles. Ils achetaient des ceintures en cuir, des sarracénies, des soutiens-gorge dernier cri, des pistolets en plastique, des lunettes de camouflage, des têtes de serpents et des serpents en peluche. À l’intérieur du corral à crotales, une demi-douzaine d’aquariums en Plexiglas contenaient chacun une vingtaine d’individus. Vêtu de bretelles rouges, d’un polo noir, d’un jean et de lunettes, Darnell soulevait les serpents à l’aide de son club de golf spécial, les mesurait, les pesait, puis s’occupait d’en extraire le venin. Il se baladait pour que la foule puisse voir de plus près les serpents dont le venin avait déjà été extrait. Un homme en tenue de camouflage portait sa fille en hauteur pour lui permettre d’observer la scène. Elle a demandé si les serpents allaient les mordre. « Non, ma puce, a répondu le père, ils ont sans doute plus peur de toi que tu n’as peur d’eux. »
Traduit de l’anglais par Mehdi Chauvot d’après l’article « The Venom King », paru dans Men’s Journal. Couverture : Ken Darnell et un crotale diamantin, par Michael Edwards.