Nous nous trouvons dans l’archipel du Svalbard, à quatre heures de navigation des habitations les plus proches. Vadim, le guide russe, conduit un groupe de touristes du bateau M/S Polargirl sur l’estacade branlante. Les touristes montent dans un bus qui les emmène quelques centaines de mètres plus loin, au pied d’un monument en fer qui marque l’entrée de la ville, coiffé d’une étoile rouge couverte de rouille. Sur un panneau, on peut lire en russe Пирамида (Piramida), Pyramiden en norvégien.
Devant le monument se trouve un wagon noir rempli de charbon. On y a peint, en blanc, un texte en russe : « Voici la dernière tonne de charbon excavée de la mine de Piramida, le 31 mars 1998. » L’archipel du Svalbard, situé dans l’océan glacial Arctique, appartient à la Norvège, mais 42 autres États, dont la Finlande et l’Arabie saoudite, ont le droit, en raison du traité du Spitzberg, signé en 1920, d’en exploiter les ressources naturelles. Mais après les années 1930, ce droit n’a été exercé par aucun autre État que l’URSS, puis la Russie. Les Suédois s’étaient déjà emparés de la mine de charbon de Pyramiden en 1910, mais ils la vendirent en 1926 au jeune État soviétique. L’URSS avait des motifs économiques pour cette exploitation minière arctique : le charbon du Svalbard devait être transporté vers les régions de Mourmansk et d’Arkhangelsk, qui étaient difficiles d’accès pour les convois venant de Sibérie. L’État géant qui s’industrialisait promptement avait besoin de charbon comme carburant pour ses ports septentrionaux. Durant l’âge d’or de la mine, dans les années 1970, la ville de Piramida comptait plus de mille habitants, russes et ukrainiens. Aujourd’hui, plus personne n’y habite de façon permanente.
Visite guidée
La rue des 60 ans de la révolution d’Octobre longe la place centrale de la ville. Au bout de cette place se trouve la statue de Lénine la plus septentrionale du monde. Le regard de Vladimir Ilitch est tourné vers le fjord, vers la paroi d’un immense glacier bleu et blanc. Le glacier porte le nom de Nordenskiöldbreen, et c’est l’un des plus grands d’Europe. Les deux tiers de l’archipel sont recouverts par la glace. Depuis Piramida, le monde entier est au sud : il y a 2 000 kilomètres jusqu’à Oslo, et bien plus jusqu’à Moscou, tandis que le pôle nord ne se trouve qu’à 1 000 kilomètres de là. À gauche du glacier s’élève une montagne, dont le sommet qui évoque une pyramide a donné son nom à la ville. Le long de la paroi de la montagne serpente un chemin couvert qui mène à l’entrée de la mine la plus septentrionale du monde. Sur un versant de la montagne, des morceaux de bois blanc forment les mots Miru mir. Paix dans le monde. Dans la ville minière, il y a plus de trente immeubles vides et une bonne vingtaine d’autres bâtiments. Le guide nous montre un immeuble au revêtement en bois et raconte qu’on l’appelait Londres. Il servait de résidence pour les hommes célibataires. En face de Londres, il y avait Paris, en briques jaunes, la maison des femmes non mariées. Les deux immeubles comportent quatre étages et des dizaines d’appartements.
Au bord de la place centrale se trouve une maison, qui est occupée par les mouettes. On y trouve des centaines d’oiseaux. Ils se lavent sur le rebord des fenêtres, font du bruit et sentent mauvais. On appelle ce bâtiment la Maison des fous. C’est précisément le vacarme qui lui a valu son nom. Autrefois, des familles avec enfants y vivaient. Ceux-ci, frustrés de ne pas pouvoir jouer dehors l’hiver, à cause du danger que représentaient les ours blancs, chahutaient dans l’immeuble. Les bâtiments et les propriétés personnelles appartiennent toujours à l’État russe, et les gouverneurs norvégiens du Svalbard n’ont leur mot à dire que pour les questions de protection de l’environnement. Pendant des décennies, on a mené là, sur le territoire de la Norvège, une vie soviétique orthodoxe. Piramida était plus qu’une mine ; c’était un village soviétique modèle, une métastase du communisme plantée dans la zone d’influence de l’Occident, dont l’un des objectifs était d’exhiber la suprématie du modèle soviétique. La ville avait son propre hôpital, sa pharmacie et son ambulance. On lavait le linge à la laverie, on réparait ses chaussures à la cordonnerie, et le coiffeur frisait les cheveux des femmes de mineurs. Il y avait même un photographe dans le village. Les enfants avaient bien sûr leur terrain de jeu, une crèche et une école. Le sport et la culture étaient valorisés en URSS, on a donc fait construire à Piramida une piscine, un terrain de hockey, un champ de tir, une piste de danse et un centre culturel pompeux, dans le théâtre duquel on pouvait voir régulièrement des films et des pièces de théâtre.
Aujourd’hui, sur la scène du théâtre se tient un piano à queue poussiéreux, de la marque Octobre rouge. Il n’est plus accordé et a perdu quelques touches. Au-dessus du kiosque à billets du cinéma, on peut encore admirer le sourire de la star hollywoodienne Michael Douglas, sur une affiche jaunie. À l’étage du dessus sont encore exposés des dessins d’enfants, avec des thèmes comme l’hiver à Piramida, l’été à Piramida, l’espace et les animaux domestiques. Beaucoup de dessins représentent des chats, et à Piramida on trouve également un cimetière qui leur est réservé. Au Svalbard, il est interdit d’avoir des chats, car ils représentent une menace pour les oiseaux en voie de disparition, mais les Russes n’ont pas tenu compte de cette interdiction. La bibliothèque du centre culturel comportait jadis 60 000 ouvrages. Aujourd’hui, il n’en reste plus un seul, mais les cartes du catalogue sont toujours là.
Quand on ouvre un robinet, il n’y a que de la poussière qui sort des tuyaux. Les lampes sont toujours au plafond, mais la lumière ne s’allume pas. Dans les coulisses qui jouxtent la scène, on trouve des costumes utilisés pour les pièces de théâtre amateurs, et des accessoires fabriqués par les mineurs. Sur le rebord de la fenêtre, il y a le numéro de janvier 1990 du journal russophone du Svalbard, Shahter Arktiki. À la une, la visite du père Noël (Ded Moroz) dans les mines du Svalbard. À cette époque, alors que les articulations de l’URSS craquaient déjà, on valorisait encore une morale du travail stakhanoviste dans cette société excentrée. La devise du journal était : « Pour vivre mieux, il faut travailler mieux. »
Autarcie
L’exploitation des mines soviétiques du Svalbard était menée par la compagnie d’État Trust Arktikugol, « le charbon de l’Arctique », fondée en 1931. Au même moment, Joseph Staline avait publié le début du programme d’industrialisation, à l’aide duquel l’URSS devait rattraper en dix ans l’avance qu’avaient les pays capitalistes.
Les mineurs du Svalbard venaient surtout d’Ukraine et du sud de la Russie.
Avant la Seconde Guerre mondiale, Trust Arktikugol eut le temps d’ouvrir deux mines au Svalbard. Elles se trouvaient à Grumant et Barentsburg. On était alors seulement en train de construire la ville minière de Piramida. Pendant la guerre, l’exploitation minière au Svalbard s’arrêta, et à l’été 1941 les bateaux de guerre alliés évacuèrent les soviétiques jusqu’à Arkhangelsk. Les Norvégiens aussi quittèrent leurs mines. En 1943, l’Allemagne attaqua le Svalbard et en brûla les rares villes. Après la guerre commença une reconstruction efficace. On manquait de carburant en URSS, car les centrales électriques avaient été détruites dans les bombardements. À Barentsburg et Grumant, la production minière reprit en 1949, mais à Piramida les veines de charbon étaient en hauteur et profondément enfouies dans la montagne. Ce n’est qu’après la mort de Staline que l’on réussit à en extraire la première tonne, en 1956. Les mineurs du Svalbard venaient surtout d’Ukraine et du sud de la Russie. Travailler à Piramida était une opportunité à ne pas manquer, car le salaire était important et le niveau de vie plus élevé que sur le continent. La nourriture et les vêtements étaient gratuits. Mais un emploi à Piramida ne s’obtenait pas comme ça : en plus des compétences professionnelles on exigeait des qualités utiles pour la société, comme la pratique d’activités culturelles ou de travaux manuels. Les mineurs signaient un contrat de deux ans mais avaient le droit de rester plus longtemps s’ils le souhaitaient. Beaucoup restèrent. Au début des années 1990, il y avait encore au Svalbard environ 2 400 ressortissants soviétiques, plus du double du nombre de Norvégiens. Les relations entre Norvégiens et Russes étaient formelles et froides. On jurait de l’amitié entre les peuples pendant les concours de ski et de natation, mais les relations amicales personnelles n’étaient pas autorisées. Aucune route ne reliait Piramida à la ville norvégienne de Longyearbyen, et il n’y en a d’ailleurs toujours pas.
Dans les années 1970, Longyearbyen était un endroit plus lugubre que Piramida, qui était de son côté bien entretenue et agréable pour les enfants. Longyearbyen était une vraie company town, une cité ouvrière : il n’y avait pas d’autre industrie que la mine de charbon Store Norske, et personne d’autre n’y habitait que des mineurs. L’exploitation minière joue encore un rôle important à Longyearbyen, mais la ville a aujourd’hui également d’autres sources de revenus. La plus importante est le tourisme. Dans la ville, dont l’économie se porte bien, il y a même une université, spécialisée dans la recherche sur les espaces arctiques. Longyearbyen compte plus de 2 000 d’habitants, dont aucun n’est au chômage ni à la retraite. La sécurité sociale norvégienne ne s’applique pas au Svalbard, la coutume veut donc que personne n’y naisse et que personne n’y meure.
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Entre 1956 et 1998, la mine de Piramida a produit neuf millions de tonnes de charbon. Le véritable âge d’or de l’exploitation soviétique eut lieu dans les années 1970 et 1980, quand Moscou envoyait généreusement des roubles. Mais Moscou était loin, comme tout le reste d’ailleurs. En hiver, on ne pouvait accéder à Piramida qu’en motoneige, à travers les montagnes et les glaciers. Une fois par an, un bateau ou un avion apportait un chargement de travailleurs frais, d’outils, de machines neuves et de vivres.
Autrement, la ville vivait presque en autarcie. L’un des sous-produits de la mine était l’eau chaude, que des tuyaux conduisaient en bas, vers la ville, pour chauffer les appartements, les abris des bêtes et la piscine, qui était remplie d’eau de mer glaciale. Il y avait également assez d’eau pour les robinets d’eau chaude des appartements. Les tuyaux d’eau chaude, les conduites d’évacuation et les câbles électriques se trouvaient à la surface du sol, protégés par des planches de bois. Un ingénieux système de distribution de la chaleur formait un réseau de trottoirs en bois, qui reliait entre eux les bâtiments d’habitation, les entrepôts et la centrale électrique. L’hiver, les travailleurs n’avaient pas besoin de marcher dans la neige, ils avaient le pied sec, un mètre au-dessus de la surface, le talon des bottes claquant sur les planches de bois. On construisit une serre immense à Piramida, la seule de tout le Svalbard, et il y avait de la place même pour des plantes de décoration. L’engrais pour les cultures provenait des vaches, des cochons et des poules. Les Norvégiens devaient importer toute leur nourriture du continent, mais Piramida produisait elle-même son lait, sa viande, ses œufs, ses concombres, ses tomates, ses salades, son persil, ses oignons et sa ciboulette.
En 1976, Nikolaj Gnirolybov, le directeur de la mine, publia avec fierté les résultats de la production de l’année précédente : 35 000 kilos de viande, 48 000 litres de lait, 110 000 œufs et 5 700 kilos de légumes. La mine produisait aussi beaucoup de cendres volantes, dont on fabriquait, dans l’usine de briques de la ville, des briques en béton pour construire de nouvelles maisons. Le recyclage était devenu une réalité quotidienne pour les habitants de Piramida. Dans ces conditions de vie sévères, il ne fallait pas gâcher le moindre bout de charbon ou la moindre épluchure de pomme de terre, et à la déchetterie on jetait principalement les piles, les boîtes de conserve et les bottes usées. On réparait tout ce qui était cassé, et on ne laissait rien de côté. Des ouvriers talentueux gravèrent dans les murs et le châssis des fenêtres du centre culturel des figures en bois décoratives. Lorsque les autorités norvégiennes demandèrent à ce que les sorties de secours des bâtiments soient signalées de façon officielle, les mineurs bricolèrent les signes avec du plastique. Mais cet ingénieux système de recyclage n’avait pas été développé pour des raisons environnementales. À Piramida, comme dans beaucoup d’autres projets débutés à l’époque de Staline, l’important était la victoire de l’homme soviétique sur la nature. En URSS, la nature n’avait pas de valeur par elle-même, mais il fallait enchaîner ses richesses au service de la société, à l’aide de l’inventivité infinie des ingénieurs soviétiques. La nature était sauvage et chaotique, l’homme soviétique, inventif et rationnel. « Avec le socialisme, l’homme devient un surhomme, qui change le cours des rivières, la hauteur des montagnes, et la nature même, en fonction de ses propres besoins, et qui, en fin de compte, change sa propre nature », écrivait Lev Trotski dans un essai de 1924.
Et on changea en effet le cours des rivières. Un projet commencé par Staline et continué par Brejnev en Sibérie septentrionale conduisit à l’assèchement du quatrième plus grand lac du monde, l’Aral. L’URSS, qui tendait à l’autarcie, voulait arrêter les importations de minéraux. Elle commença alors à former des géologues, si bien qu’au début des années 1950, la moitié des géologues de la planète étaient soviétiques. On entreprit de façon systématique des cartographies géologiques dès les années 1920 dans l’ensemble du territoire de l’URSS, particulièrement en Sibérie et en Extrême-Orient, ainsi que dans les autres recoins inexplorés de ce pays immense. À partir des résultats de ces recherches, on décidait où construire le prochain complexe industriel. Le géologue était devenu un héros iconique de l’URSS, à la manière du cosmonaute. On dédia même une chanson à la profession : « N’abandonne pas, géologue, endure, géologue, tu es le frère du vent et du soleil. » Le journal du parti, la Pravda, était tout particulièrement tourmenté par la taïga, par le désert inhabité. Voici comment le journal exprimait en 1967 les souffrances de l’homme soviétique : « Combien de temps va-t-il encore falloir attendre pour que les hommes arrivent ici, pour que l’on élargisse le lit des fleuves, que l’on assèche les marais, que l’on résolve le problème de la taïga, que l’on y construise des routes et des villes ? » La taïga sibérienne représentait un défi aisé comparé aux conditions de vie arctiques du Svalbard. Mais cela n’empêcha pas les ingénieurs soviétiques de concevoir et de construire la ville de Piramida, au bord du monde, dans un endroit extrêmement beau et intact, auquel il était presque impossible d’accéder l’hiver et qui serait voué à une destruction rapide dans les inondations printanières, si l’on ne prenait pas soin des digues qui protégeaient des rivières.
Catastrophes
Un matin du mois d’août 1996, le vol numéro 2801 de Vnukovo Airlines s’écrasa contre le mont Operafjellet. Haute de 968 mètres, la montagne est située à quatorze kilomètres de l’aéroport du Svalbard et à 3,7 kilomètres à droite de la ligne que l’avion russe Tupolev aurait dû suivre pour atterrir en sécurité sur la piste.
L’URSS s’était effondrée et, depuis sa chute, l’aide financière de l’État ne faisait que se réduire.
Dans l’avion, il y avait 130 passagers et 11 membres de l’équipage. Tous périrent. Les passagers étaient des ouvriers des mines de Piramida et de Barentsburg et les membres de leur famille. Une partie d’entre eux rentrait de vacances, l’autre allait tout juste commencer à travailler au Svalbard. Beaucoup étaient partis d’Ukraine. À cette époque, le taux de chômage en Ukraine était très haut, et la compagnie minière russe avait attiré des travailleurs au Svalbard. Le salaire était assez élevé pour que beaucoup de mineurs eussent l’intention de faire vivre non seulement leur famille, mais aussi des parents plus éloignés. Les recherches autour de l’accident conclurent à une erreur de navigation du pilote. C’était le copilote qui était aux commandes, alors qu’il n’avait pas d’expérience de l’atterrissage au Svalbard. L’accident s’expliquait également par l’épais brouillard et les problèmes de langue : l’équipage du Tupolev ne parlait pas assez bien anglais pour comprendre les consignes de la tour de contrôle. À l’époque de l’accident, le gouverneur du Svalbard était Ann-Kristin Olsen. Elle fut parmi les premiers sur le lieu de l’accident, et dut prendre aussitôt la direction de l’enquête. Ce qui comprenait notamment la reconnaissance des victimes. « Il y avait des corps et des morceaux de corps partout, au sommet de la montagne. L’odeur du pétrole était très forte », raconte Olsen au téléphone, depuis Kristiansand, au sud de la Norvège où elle est gouverneur. « Ce fut un coup dur pour la société russe. Un vrai choc pour les gens. Ils demandaient pourquoi les choses s’étaient passées comme ça. » À Piramida et Barentsburg, des théories plus folles les unes que les autres circulaient à propos des raisons de l’accident. La plus terrible était l’affirmation selon laquelle cinq personnes auraient survécu, mais que les autorités norvégiennes n’avaient pas daigné les sauver.
Le bureau du gouverneur transmit toutes ses conclusions à la compagnie minière russe, mais les informations n’arrivèrent pas jusqu’aux ouvriers. Les proches des victimes de l’accident portèrent plainte contre Trust Arktikugol, mais les plaintes aboutirent en fin de compte à des réparations inférieures à ce qui avait été promis. Le vol charter de Trust Arktikugol au Svalbard fut l’accident d’avion le plus destructeur de l’histoire de la Norvège. Ce fut également le point de départ de l’abandon de Piramida. À peine un an s’était écoulé depuis l’accident que dans la mine de Barentsburg eut lieu une explosion, dans laquelle périrent 23 mineurs. La société russo-ukrainienne du Svalbard entra en crise. Les temps étaient par ailleurs devenus incertains. L’URSS s’était effondrée et, depuis sa chute, l’aide financière de l’État ne faisait que se réduire. La veine de charbon diminuait également. En Russie, le niveau des salaires avait augmenté, et pour cette raison, les emplois offerts par Piramida n’étaient plus aussi attractifs qu’à l’époque soviétique. À partir de la fin de l’année 1997, les Russes commencèrent à faire allusion à la fermeture de Piramida auprès du gouverneur Ann-Kristin Olsen. Olsen s’était souvent rendue dans la ville, durant ses années de gouvernorat entre 1995 et 1998, et elle s’était liée d’amitié avec nombre de ses habitants. Elle appréciait le directeur de la mine, Viktor Tsjistakov, et tout particulièrement sa femme, la bibliothécaire Galina Trjistakova. « Il m’a semblé que beaucoup de gens faisaient confiance à Galina, c’était une de ces personnes à qui l’on confie des choses privées. » Olsen rencontrait en général les Russes dans le centre culturel. Sur la scène, on tenait des discours qui promouvaient l’amitié entre les peuples, que les ouvriers écoutaient assis sur les bancs. À la fin, on se régalait autour d’un dîner magnifique, en compagnie de la direction, des ingénieurs et des représentants des syndicats. On servait des mets russes traditionnels et, pour faire passer le tout, du champagne soviétique et de la vodka, évidemment.
Un jour, on emmena Olsen et sa famille en-dehors de la ville dans une maison en bois rose particulière, qui comportait huit coins. Les ingénieurs miniers grillaient des chachlyks pour les invités, et l’atmosphère était si enjouée que le gouverneur se mit à danser comme un pope russe alors qu’il n’était que dix heures du matin. « Les ingénieurs voulaient nous régaler de leur plein gré, on ne le leur avait pas ordonné. Tout le monde là-bas était fier de sa petite ville, de ses vaches, de ses serres et de son herbe. Les Norvégiens de Longyearbyen n’avaient rien de tout cela. » Olsen se rappelle avoir discuté, à côté du chemin de fer de la mine, avec le directeur Viktor Kristjakov, des préparatifs de départ de la compagnie minière. « Je lui ai raconté mon rêve : quand nous viendrions à Pyramiden avec nos petits-enfants, nous pourrions leur montrer le lieu aussi beau qu’il l’était à notre époque. L’idée plut à Viktor. » Mais cela ne se passa pas tout à fait de cette manière. Le dernier jour de mars 1998, on excava la dernière tonne de charbon de la mine, et on la plaça de façon cérémonieuse devant la pancarte de la ville. Les ouvriers commencèrent à faire leurs bagages, à ranger, à nettoyer. En faisant cela, ils détruisirent les plus anciens bâtiments d’habitation de Piramida, des baraques en bois qu’on appelait « les maisons finlandaises ». Le gouverneur Olsen s’intéressa à ce qui se passait : il fallait laisser les bâtiments en bon état, comme ils étaient. Il fallait éloigner les produits chimiques dangereux, mais tout ce dont la société n’avait pas besoin devait rester sur place.
Les guides touristiques ont l’habitude de raconter aux visiteurs que les habitants n’eurent que 48 heures pour rassembler leurs affaires et partir. Mais, en réalité, le départ ne fut pas aussi catastrophé. La plupart des ouvriers furent ramenés en Russie au cours du printemps, et les derniers habitants s’en allèrent en octobre 1998, alors que la longue nuit du pôle nord était déjà tombée. C’est après que commencèrent les pillages. Des gens partaient en motoneige depuis Longyearbyen, à 100 kilomètres de là, et venaient briser les vitres, défoncer les portes et faire régner le désordre dans les lieux. Une partie des affaires fut jetée au feu. On emportait en guise de souvenirs les livres, les instruments de musique, les tableaux et les affiches. Les Russes arrivèrent de Barentsburg et mirent dans des hélicoptères et des bateaux toutes les machines et tous les outils qui pouvaient encore servir. On dépeça le cheval d’arçon de la salle de sport de la piscine, et les mineurs s’en firent des ceintures de cuir. Des années plus tard, on déplaça à Barentsburg ce qui restait de la bibliothèque de Piramida après le passage des voleurs. Les guides russes de Barentsburg clament aujourd’hui avec fierté que dans leur bibliothèque se trouvent plus de 20 000 volumes, davantage que dans la riche Longyearbyen norvégienne. La nature montra sa force aussitôt que l’homme fut parti. Comme personne ne s’occupait des barrages, les eaux des rivières de montagne transportèrent d’immenses quantités de gravier et de cailloux vers les frontières de la ville. Il ne resta bientôt plus rien du champ de tir couvert, et on ne voyait plus le terrain de football Youri Gagarine, enfoui sous le gravier.
Tourisme
Piramida resta déserte pendant dix ans. À la fin des années 2000, touristes et chercheurs découvraient les lieux. La compagnie minière leur proposa de loger dans des conteneurs au port. L’hiver, Piramida est de nouveau une ville-fantôme, mais chaque été, entre dix et vingt personnes y vont pour travailler. Le partage des tâches se fait selon la nationalité : les Russes travaillent comme guides touristiques et les Ukrainiens rénovent et gèrent la maintenance des bâtiments. Les Tadjiks cheminent les environs du port pour ramasser du fer et d’autres déchets ayant une valeur monétaire, comme le cuivre contenu dans les câbles. Les Tadjiks, qui sont pauvres, dorment à dix dans la même baraque, mais les Russes et les Ukrainiens sont logés au Gostinitsa Tjulpan, c’est-à-dire à « l’hôtel de la Tulipe ».
L’hôtel, dont la construction fut achevée en 1989, fut de nouveau ouvert au printemps 2013. L’aile droite a été aménagée et rénovée, mais la gauche est toujours sous la domination des mouettes. Il n’y a pas de rideaux aux fenêtres des chambres, bien que le soleil ne se couche pas pendant toute la saison touristique. C’est à l’hôtel que travaillent les seules femmes : la cuisinière et la femme de ménage – qui est aussi la barmaid. Pour utiliser la seule douche de l’hôtel qui fonctionne, il faut payer 50 couronnes norvégiennes, soit environ six euros. La compagnie minière souhaite que le tourisme devienne une nouvelle source de revenus pour Piramida. Longbyearbyen compte 80 000 touristes par an, la destination russe seulement 2 500. À Piramida, on fait visiter aux touristes le centre culturel, la cantine et l’hôtel. La dizaine d’autres bâtiments reste cadenassée. Les touristes viennent en général pour une croisière d’une journée, ils n’ont donc pas le temps, en une heure de visite, de dépenser de l’argent – bien qu’on les conduise, à Piramida, au bar de l’hôtel pour y boire un verre et à la boutique de souvenirs pour acheter la vodka produite dans la ville-fantôme. Un après-midi d’août, devant la statue de Lénine la plus septentrionale du monde, se réunit un groupe de touristes. Le guide leur explique pourquoi un gazon rougeoyant recouvre la place de Piramida alors qu’il ne pousse normalement pas d’herbe au Svalbard. Les graines furent, d’après la légende, importées de Sibérie. À gauche de Lénine se trouve le centre sportif Youri Gagarine. La première lettre du nom du cosmonaute est de travers. À côté du centre sportif, il y a la piscine dont le bassin est au premier étage. À cause du pergélisol, réchauffer l’eau du sous-sol serait revenu trop cher. Aujourd’hui, le bassin est vide. La piscine, comme tous les autres bâtiments de Piramida, tient sur des fondations en béton, hors du sol gelé. Sur la place centrale, un homme de petite taille marche à grands pas, veste bleu foncé descendant jusqu’aux genoux, fusil à l’épaule et cheveux flottant au vent. Il est l’un des habitants estivaux de Piramida, Aleksandr Romanovski alias Sacha, qui travaille ici comme guide. Il a les clés qui permettent d’accéder même aux endroits interdits aux touristes.
« L’école est le lieu le plus triste », dit Sacha en tournant la clé dans la serrure. Sur les étagères en bois de l’entrée sont restées une vingtaine de chaussures d’enfants. Elles sont bien alignées, et au-dessus des étagères est accrochée une poupée du père Noël. Les salles de classe sont en désordre. Sur le sol et les tables des élèves, il y a des piles de manuels, des travaux en pâte à modeler, des disques vinyles de la maison Melodija, une cuisinière et d’autres jouets en plastique, le cahier de notes manuscrites de l’enseignant ainsi que des affiches pédagogiques à partir desquelles les enfants ont appris à reconnaître les oiseaux et les champignons. Une des affiches froissées donne comme consigne : « Écoliers ! Ramassez les déchets en papier, on en fait des livres et des cahiers neufs. » Né en 1981, Sacha eut le temps de vivre dix ans en URSS, d’abord à Zelenogorsk, ensuite à Leningrad. Il est russe, mais d’origine oudmourte. « À Zelenogorsk, nous avions exactement les mêmes livres et les mêmes objets à l’école. » La peinture vert pâle des murs est écaillée, les carreaux bleu clair cassés sont tombés. Sur un mur sont peints Donald et d’autres personnages de Disney. À la fenêtre, il y a, dans un bocal en verre oublié, les débris d’une série de magazines.
Les archéologues norvégiens qualifièrent Piramida et les autres ruines modernes du même type de préhistoriques.
Sacha, qui a étudié la géographie de Saint-Pétersbourg, travaille pour le deuxième été consécutif comme guide à Piramida. L’hiver dernier, il travaillait en Antarctique. Il ne se fait pas à la chaleur. Sacha commença à voyager après une histoire d’amour malheureuse. Il fit de l’auto-stop de Saint-Pétersbourg jusqu’en Chine et en Iran, et une fois, traversant la Finlande, d’Imatra à Utsjoki. « Je suis bien ici. Le seul problème, c’est quand j’ai eu mal aux dents. Ici, il n’est pas possible d’aller chez le dentiste, alors j’ai demandé des antidouleurs au médecin d’un bateau. Mes dents me causent beaucoup de problèmes. C’est comme si je fumais comme un pompier. Je ne sais pas si c’est dû à l’eau ou bien à autre chose. » Sacha a rencontré des anciens mineurs de la mine de Piramida. Ils parlent de la ville sur un ton positif. « Je crois que c’était un lieu agréable. La société ici fonctionnait mieux que sur le continent, car les gens étaient éduqués et intelligents. On ne pouvait pas travailler ici, si par exemple on buvait trop d’alcool. » Sacha ne boit pas et ne fume pas. C’est pourquoi il n’aime pas le chalet que les mineurs ont construit en-dehors de la ville, où trônent plus de 5 000 bouteilles vides. Sur le sol du chalet, l’année 1983 est dessinée avec des capsules. Le bâtiment de bouteilles est non seulement une œuvre d’art remarquable mais aussi la preuve qu’à Piramida, rien, pas même les bouteilles vides, n’était gaspillé. Mais pour Sacha, le chalet a une autre signification : « C’est le monument de la dépendance des Russes à l’alcool. »
Barentsburg
En 2006, les archéologues norvégiens Hein Bjerck et Bjørnar Olsen, accompagnés de la photographe Elin Andreassen, se rendirent à Piramida afin d’étudier les ruines modernes. Ils s’installèrent au troisième étage de l’hôtel abandonné de la Tulipe et y restèrent une semaine. Ils prenaient leur déjeuner sur le toit de l’hôtel car ils avaient peur que l’odeur de la nourriture n’attirât les ours polaires. Alors qu’ils faisaient leurs recherches archéologiques, ils comptèrent le nombre de porte-drapeaux destinés au drapeau rouge à Piramida. Il y en avait 242. Le trio passait d’une chambre à l’autre dans la résidence numéro 38, qui fut plus tard fermée aux visiteurs. Le groupe fit naître de sa recherche le livre Persistent Memories. Même si les logements destinés aux célibataires et aux couples sans enfant étaient exactement identiques, chaque petit appartement avait son propre cachet et était décoré avec ce qu’il pouvait y avoir sous la main. Les publicités Seiko découpées dans les journaux reflétaient, selon l’interprétation des archéologues, une admiration pour la société de consommation occidentale. Sur les murs il y avait bien évidemment des photos de modèles peu vêtus, mais aussi des décorations originales faites à partir de paquets de cigarettes et d’étiquettes de bouteilles de bière.
Dans l’une des chambres, on trouva des photos de membres du politburo. Elles étaient collées sur la face intérieure du placard à vêtements, et les archéologues ne trouvèrent pas ce que cela pouvait bien symboliser. Les archéologues norvégiens qualifièrent Piramida et les autres ruines modernes du même type de « préhistoriques » – dans le sens où il n’existe pas à leur propos d’interprétation historique catégorique écrite. Les chercheurs ne sont pas encore venus pour faire des fouilles et dépoussiérer soigneusement les paquets de cigarettes, les trousseaux de clés, les écrous, les récipients en plastiques, les tasses en carton à moitié renversées et les calendriers de femmes dénudées en morceaux. Le temps s’est arrêté, tout est resté à sa place. Les archéologues se rendirent aussi au siège social de la compagnie minière. Derrière les banals bureaux, ils découvrirent un bureau secret dont les murs étaient insonorisés et les portes blindées. « À Piramida, il y avait d’autres activités que l’activité minière. Par exemple, la station de radio était beaucoup trop grande pour les besoins d’une petite ville », m’explique l’archéologue Hein Bjerck au téléphone. Il avait travaillé dans les années 1990 au service du gouverneur du Svalbard et s’était rendu à plusieurs reprises dans la ville russe, qui était alors habitée. « De plus, au siège social, il y a beaucoup plus d’affaires qui ont été détruites que dans les autres bâtiments. »
La première des deux chambres cachées faisait penser à un bureau normal : les étagères débordaient de piles de papiers et de dossiers d’archives reliés en morceaux. Dans la deuxième chambre, il y avait un poêle qui avait apparemment été utilisé pour brûler des documents officiels. Maintenant, il n’est plus possible de pénétrer dans l’immeuble qu’en forçant l’entrée, mais à l’étage supérieur, des stores en acier continuent de laisser passer de la lumière depuis la troisième fenêtre. Sacha les pointe du doigt et dit : « KGB ».
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La Russie s’intéresse toujours aux richesses naturelles du Svalbard. Elle n’y a pas abandonné toute son activité minière. À Barentsburg, à 120 kilomètres à vol d’oiseau au sud-ouest de Piramida, une exploitation charbonnière tourne encore aujourd’hui à plein gaz. Vue depuis la mer, Barentsburg est impressionnante. Le village semble émerger directement de la mer le long d’une chaîne de montagnes. Une colonne de fumée noire et épaisse s’élève de la cheminée de la centrale électrique de la mine.
Sur le débarcadère, des cartes de débarquement sont distribuées aux touristes. Pour accéder à la rue principale, ou plutôt à la seule rue, il faut grimper 268 marches. L’asphalte a été fissurée par le pergélisol. Derrière la statue de Lénine, la deuxième plus au nord du monde, sur une enseigne imposante, large d’une dizaine de mètres, est gravé le slogan : « Notre fin est le communisme ! » Il y a encore un an de cela, on pouvait y lire en lettres majuscules cursives BARENTSBURG, mais les travaux de rénovation firent apparaître le texte d’origine. Pour le plaisir des touristes. Ici aussi, sur la chaîne de montagnes, est écrit en lettres blanches miru mir, « paix dans le monde ». Dans la rue principale, un mineur couvert de poussière de charbon avance en titubant, balançant un sac plastique. Il crie des mots insaisissables. Ce doit être son jour de congé. À Barentsburg, on compte environ cinq cents habitants, en majorité des mineurs ukrainiens et russes. Ils n’utilisent pas d’argent liquide. Dans le seul magasin du village et dans le bar associé à l’hôtel, on paie avec la carte de Barentsburg : la somme qui s’y accumule est retirée du salaire à la fin des deux ans de contrat. Seulement six des habitants parlent anglais, et moins encore norvégien. La station satellite émet les chaînes télévisées russes et l’opérateur téléphonique russe Megafon gère le réseau téléphonique. La mine de Barentsburg fait 450 mètres de profondeur. Son entrée se trouve au rez-de-chaussée du siège social de la compagnie minière Trust Arkikugol. Alors que Piramida est une mini-ville conçue avec soin, Barentsburg semble être une ville dans laquelle les immeubles ont été éparpillés au hasard. Tout est couvert par la suie. Barentsburg est sale, usée et misérable. À Svalbard, tous – habitants et touristes, Norvégiens et Russes – ont l’air de détester Barentsburg et de louer la belle Piramida. En avril 2008, il y eut un incendie dans la mine de Barentsburg. Il fallut remplir la mine d’eau, et les travaux de réparation durèrent trois ans. Pendant ce temps, l’école et la garderie furent fermées et les enfants furent envoyés sur le continent. Maintenant, au total, ce sont 32 enfants qui vivent ici. Sept d’entre eux vont à l’école, le reste à la garderie. Il y a quatre enseignants.
Selon le gouverneur du Svalbard Odd Olsen Ingerø, la mine de Barentsburg produit environ 120 000 tonnes de charbon par an. Le chiffre peut, aux yeux d’un profane, paraître considérable, mais il ne l’est pas : en autant de temps, la compagnie norvégienne Store Norske extraie dans les environs de Longyearbyen deux millions de tonnes de charbon. Ces dernières années, La Russie a pourtant investi plus d’argent à Barentsburg qu’auparavant. Les bâtiments ont été rénovés et un nouveau consulat châtelain a été construit sur le flanc de la montagne, entouré d’un haut grillage métallique. La compagnie minière Trust Arktikugol projette désormais même de rouvrir la mine de Grumant, abandonnée dans les années 1960. Les réserves de charbon de la mine de Barentsburg seront écoulées au plus tard dans dix ans, voire déjà avant. Dans les veines de charbon de Grumant, il reste encore pas mal de charbon, et la compagnie a communiqué au gouverneur la décision de faire la demande d’un nouveau permis de creuser. Grumant est proche de Barentsburg, les mineurs pourraient donc continuer d’habiter dans les immeubles à moitié vides de Barentsburg. Un nouveau permis de creuser donnerait à la Russie une bonne raison de rester dans le Svalbard pour encore des dizaines d’années. Les mines russes du Svalbard n’ont jamais été économiquement avantageuses, mais la présence de la Russie a d’autres motivations.
La dernière ville du monde
Le Svalbard était le front le plus septentrional de la guerre froide. Les îles appartiennent à la Norvège, membre de l’OTAN, mais c’est ici que se trouvait l’avant-garde de l’URSS durant des décennies. Aucun des deux pays n’a jamais eu de base militaire sur l’île, car d’après le traité du Spitzberg, la zone « ne doit jamais servir à des fins belliqueuses ». Pendant la guerre froide, la Russie menait des activités militaires sur d’autres îles arctiques, notamment sur l’archipel François-Joseph et la Nouvelle-Zemble.
Aussi longtemps que la Russie extraira du charbon au Svalbard, la Norvège devra faire de même.
Les chercheurs pensent que le Svalbard, à cause de sa localisation, est tout de même d’une importance stratégique unique pour la Russie – mais rares sont ceux qui osent exposer des pronostics plus précis. La question n’a pas vraiment été traitée, et par exemple l’importance de la très grande station radio et le rôle des fonctionnaires du KGB travaillant pour la société soviétique font seulement l’objet d’hypothèses. En ce moment-même, la Russie s’intéresse particulièrement à la route maritime du nord et aux eaux environnantes du Svalbard, où elle est en conflit avec la Norvège au sujet du droit de pêche. « Les données climatiques collectées sur l’île sont d’une grande importance tactique, cela fut déjà le cas pendant la Deuxième Guerre mondiale », dit le chercheur Urban Wråkberg de l’université de l’Arctique à Kirkenes en Norvège. Il étudie la géopolitique du Svalbard. « Il est aussi possible d’observer depuis le Svalbard la circulation de sous-marins. » Selon Wråkberg, aucun autre des pays signataires du traité du Spitzberg, n’a montré de véritable intérêt à venir sur l’île. « L’URSS était le seul pays qui pouvait fonder une mine au Svalbard. Cela correspondait bien à la logique de production faramineuse, et l’organisation économique du système soviétique ne prenait pas en considération les frais de transport. Aucun pays capitaliste ou société multinationale ne commencerait une activité minière dans un endroit difficile à rentabiliser. » En plus de la Russie, la Norvège a pendant des décennies pioché dans les caisses de l’État pour une activité minière non rentable. Aussi longtemps que la Russie extraira du charbon au Svalbard, la Norvège devra faire de même.
La chaîne télévisée américaine History Channel passa en 2009 la série documentaire Life After People. On y prédisait que si l’humanité disparaissait maintenant de la Terre, Piramida se conserverait plus longtemps que Moscou ou New York. Elle deviendrait la dernière ville du monde. À Piramida, les températures hivernales tournent habituellement autour de -20°C. L’été aussi les températures stagnent à -10°C. À cause du climat froid et sec, l’eau n’atteint pas les constructions des immeubles, ceux-ci ne se fissurent donc pas ni ne moisissent. Ce qui se passe ailleurs en plusieurs années mettra ici des décennies ou des siècles à advenir. Selon les auteurs du programme, les immeubles en brique de Piramida seraient encore reconnaissables dans 500 ans. Peut-être qu’un jour, des groupes viendront l’admirer, aussi nombreux que le sont aujourd’hui les groupes qui viennent admirer la colline de l’Acropole d’Athènes et d’autres vestiges de l’Antiquité. De nos jours déjà, Piramida attire les touristes spécialistes des villes-fantômes qui se considèrent comme des explorateurs urbains. Ils s’intéressent aux vestiges du temps de l’industrialisation – usines abandonnées, mines, hôpitaux, silos, tunnels, stations de métro et bases militaires – et voient de la beauté dans la lente dégradation des constructions. Durant leur voyage, ils se concentrent sur la photographie et partagent leurs photos avec d’autres passionnés sur des blogs et des forums de discussion. Piramida est un lieu d’exploration particulièrement attractif : c’est un morceau d’une organisation du monde qui a disparu, difficile d’accès et situé au bout du monde. La ville est urbaine et moderne, mais se situe en plein milieu de l’imprévisible désert arctique. Malgré les pillages et fenêtres cassées, Piramida a gardé son allure d’origine. Dans la ville, il n’y a même pas un seul graffiti. Sur les blogs des touristes enthousiasmés, les légendes urbaines qui circulent sur Piramida sont répétées, comme celle selon laquelle les habitants n’eurent que quelques heures pour plier bagage et partir, et que les chats furent abandonnés dans la ville et retrouvés morts deux semaines plus tard.
À Piramida, il est aisé de reconnaître les natures mortes mises en scène, qui insistent sur l’impression de départ précipité. Dans la cantine, il y a une chambre au fond dans laquelle une assiette et une fourchette noircies ont été laissées sur la table, comme si le dernier repas avait été interrompu. Les histoires intriguent et attirent sur place plus de touristes qui s’intéressent aux vestiges. Cela s’accompagne du paradoxe de la ville-fantôme : lorsque l’une d’elles devient une destination touristique, elle perd sa nature de ville-fantôme alors que c’est la raison pour laquelle tant de gens veulent y aller. Piramida pourrait bientôt devenir totalement différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Les constructions ont été cadenassées car la compagnie ne tient pas à ce que les touristes voient le chaos des appartements. Le directeur touristique de Trust Arkikugol à Barentsburg, Vitali Choutko, raconte que les vestiges de la vie quotidienne soviétique vont être nettoyés. « Nous allons ouvrir les bâtiments à mesure qu’ils seront rénovés. Un vieil immeuble n’est pas très intéressant pour les visiteurs. Piramida est plus intéressante pour les gens en tant que musée », dit Choutko. À Barentsburg, les vieux immeubles ont été recouverts de panneaux de fibre de verre de couleur pastel. Maintenant, ils ont tous l’air exactement identiques. Au Svalbard, un décret de protection des vieux bâtiments s’applique, mais il touche seulement les bâtiments construits avant 1945, dont il ne reste pas un seul à la compagnie russe. Pour les Russes, l’époque soviétique est trop proche, bien trop sévère et traumatisante pour que ses vestiges soient considérés comme étant un héritage précieux du point de vue de l’histoire culturelle.
Les vestiges quotidiens du village minier arctique peuvent, selon la compagnie qui en est propriétaire, être sans valeur, mais pour les passionnés des villes-fantômes, ils sont au contraire infiniment intéressants. Le guide estival, Sacha, est contre le fait de toucher les bâtiments. Selon lui, une simple réparation des toits, un coup de pinceau sur les murs et d’autres petits travaux de maintenance suffiraient. « Le style soviétique a du charme. Pour les Russes, c’est ennuyeux, car ils l’ont assez vu, mais les étrangers aiment beaucoup cela. » Mais Sacha aussi a des projets qui font assez parler d’eux, qui permettraient à Piramida d’attirer encore plus de touristes qu’aujourd’hui. Il propose qu’au long de la montagne les rails menant à la mine soient transformés en remontées mécaniques et qu’on fasse de Piramida une station de ski alpin dans l’esprit soviétique – la station la plus septentrionale du monde bien entendu. Et au port, on pourrait construire un chemin de fer qui irait à la ville, juste pour étonner les touristes. La reconstruction du port ferait venir, selon Sacha, d’immenses navires de croisière qui s’arrêteraient alors à Longyearbyen. « Et la piscine devrait de nouveau ouvrir. Elle pourrait être le diamant de Piramida ! » Sacha est souvent de service dans le port, sur ce petit bout de terre mesurant cinq mètres de diamètre. C’est le seul endroit à Piramida où il est possible d’envoyer et de recevoir des textos. Sacha s’occupe des réservations d’hôtel. Parfois, pendant ses journées de congé, il grimpe au sommet de la mine. Là-bas, il y a un chalet jaune où, par beau temps, il est possible de se connecter à Internet.
« Ici, il y aurait tant de choses à faire. Mais cela demande de l’argent, et l’argent de la compagnie part dans les salaires des mineurs. Si la compagnie fermait la mine de Barentsburg et investissait dans le développement du tourisme, ce pourrait être le début de la croissance, des bénéfices. » La recherche pour le développement est déjà en marche. En décembre 2012, l’office de tourisme national de Russie, Rosturizm, annonça être à la recherche d’un constructeur de marque pour les destinations russes du Svalbard. La récompense promise est de 450 000 roubles, soit environ 10 000 euros. Piramida est encore loin d’être vendue aux étrangers, bien que des questionnements surgissent de temps à autre. Sacha répondait aux mails de propositions d’achat pendant son service dans le bureau de la compagnie minière à Barentsburg. « L’année dernière, j’ai répondu négativement aux Norvégiens, aux Américains et à un millionnaire du pétrole de la péninsule arabique », raconte-t-il. Peut-être qu’après tout il serait mieux que les gens abandonnent complètement Piramida et la laissent en paix. Les constructions demeureraient au Svalbard pour raconter leur propre histoire. Le pergélisol conserverait ici une période unique de l’histoire, comme une image figée de l’URSS. Cette image pourrait par exemple dater de 1977, lorsque le dixième plan quinquennal dirigeait la production industrielle, que la rue principale de Piramida s’appelait rue des 60 ans de la révolution d’Octobre et qu’un avenir radieux lui était encore promis.
Traduit du finnois par Hind Bendaace et Aleksi Moine d’après l’article « Matkailijan Neuvostoliitto », paru dans Longplay. Couverture : Piramida, par Kimmo Hokkanen.