Christian Kroll connaît le décor. Pour la deuxième année consécutive, le patron d’Ecosia arpente les allées du Web Summit, en ce mois de novembre. Il a déjà vu ces bouquets de micro et ces câbles qui grimpent aux murs de l’Altice Arena comme du lierre. Il sait combien les discussions s’enchaînent à Lisbonne. Mais pour présenter son moteur de recherche qui plante des arbres, cet Allemand de 35 ans a la patience d’un vieux chêne. Avec 8 millions d’utilisateurs revendiqués et plus de 74 millions de graines semées, sa société fondée en 2009 connaît un succès fulgurant.
Une heure durant, Kroll rappelle inlassablement le principe fondateur d’Ecosia et ses ramifications : chaque revenu publicitaire issu de l’utilisation du moteur de recherche est employé à la plantation d’arbres aux quatre coins du monde. Voilà de quoi séduire les internautes de plus en plus conscients du déréglementent climatique. En août, alors que des incendies ravageaient la forêt amazonienne, le nombre d’utilisateurs a flambé de 1 150 %. Malgré le drame, Christian Kroll a donc le sourire.
Le 15 octobre 2020, Ecosia annonçait d’ailleurs le lancement d’une carte de crédit en bois baptisée TreeCard, pour limiter l’usage de plastique et offrir un moyen supplémentaire à ses utilisateurs de participer à ses efforts de reforestation – 80 % des profits du projet y sont reversés. À partir d’un seul arbre (un cerisier prélevé dans une forêt gérée durablement), Ecosia peut produire plus de 300 000 cartes. À chaque paiement, le commerçant est prélevé d’un léger montant sur la transaction issu de l’interchange, généré par MasterCard. Ces fonds serviront ensuite à financer un des projets de plantation d’arbres d’Ecosia, sachant qu’un arbre nécessite 50 euros pour être planté.
Many of you have been asking what you can do to plant more trees, on top of using Ecosia. We’re excited to announce @TreeCardApp — a wooden debit card that lets you plant Ecosia trees with your everyday payments! Discover TreeCard and get early access ⬇️ https://t.co/F10YOKmSpl
— Ecosia (@ecosia) October 15, 2020
Comment se porte Ecosia ?
Au mois d’août, le monde s’est mis à parler des incendies en Amazonie. Alors que chacun se demandait ce qu’il pouvait faire, certains ont mis en avant Ecosia. Le nombre d’installations a alors explosé. Pendant des jours, elles ont augmenté de 1 000 %, si bien que nous sommes devenu numéro un dans l’AppStore dans de nombreux pays. Nos chiffres dépassaient ceux d’Instagram, Facebook ou WhatsApp. C’était fou, même si bien sûr, ce succès est contrasté par la tragédie qui se déroulait en Amazonie…
Nous avons multiplié par trois notre nombre d’utilisateurs l’année dernière. Beaucoup sont allemands mais aussi français. Quand je me rends dans l’Hexagone, je n’ai souvent pas à présenter Ecosia : on nous connaît. C’est le pays où nous sommes le plus utilisé.
À quoi sont dus ces bons résultats ?
Le changement climatique est devenu un sujet crucial. Ceux qui ne l’avaient jamais pris au sérieux me contactent désormais pour me demander comment agir. À côté de ça, le public est de plus en plus inquiet du pouvoir de Google, mais aussi des impôts que l’entreprise ne paye pas ou de la concurrence déloyale qu’elle impose. Enfin, je pense que la vie privée est un sujet important pour de plus en plus de monde. Nous ne traquons pas nos utilisateurs, et nous ne collectons pas d’informations à leur sujet. C’est d’autant plus important que les relations entre les États-Unis et l’Europe ne sont pas au beau fixe en ce moment. Or, Donald Trump a en gros le droit de connaître l’historique de recherche de n’importe qui en Europe, s’il le souhaite, et Google ne serait même pas tenu de le dire publiquement.
Nous essayons d’adopter une attitude modèle dans différents domaines. L’année dernière, nous avons par exemple transformé Ecosia en entreprise sociale (« purpose company »). Nous avons cédé 99 % des parts et 1 % des droits de vote à une fondation, la Purpose Foundation. Ses membres font en sorte qu’Ecosia ne puisse jamais être achetée. Il nous est impossible de récolter des bénéfices et les actionnaires doivent tous travailler au sein de la société, de manière à ce qu’il n’y ait aucun contrôle de l’extérieur. Ce sont donc ceux qui sont à la tâche qui ont le contrôle. Nous avons transformé Ecosia en entreprise à but non lucratif propriétaire d’elle-même.
Vu notre croissance, Ecosia pourrait valoir plusieurs dizaines voire plusieurs centaines de millions d’euros mais nous avons décidé de rendre impossible toute vente. Ça peut inspirer ceux qui ont un regard critique sur l’hyper-capitalisme qui régit l’économie actuelle, avec toutes ces entreprises qui détruisent la planète sur l’autel de la maximisation du profit. Nous avons clairement indiqué que nous ne participerons pas à ça, que nous voulons être indépendants pour avoir la liberté de faire ce que nous pensons être juste.
Pour moi, ça a été une décision cruciale car cela veut dire que je ne deviendrai jamais millionnaire. Mais ce n’est pas grave. Il est important d’avoir des entreprises qui ne se concentrent pas uniquement sur le profit et prennent réellement en compte leur place dans la société. C’est particulièrement le cas dans le secteur des moteurs de recherches, qui vont peu à peu se transformer en assistants personnels capables de prendre beaucoup de décisions pour nous à l’avenir. Et si un assistant personnel cherche à maximiser ses profits, il vous poussera toujours à acheter et à générer des données, ce qui n’est pas nécessairement bon pour la société. Si vous n’avez que des entreprises qui maximisent les profits, ce n’est bon ni pour la planète, ni pour la société.
Comment Ecosia fonctionne-t-il ?
Comme avec n’importe quel autre moteur de recherche, vous tapez votre requête et vous obtenez des résultats. Parfois, ils sont accompagnés de publicités. Si les utilisateurs cliquent sur ces annonces, cela génère un revenu. Après déduction de nos frais de fonctionnement, nous utilisons ce revenu pour planter des arbres. Le mois dernier, sur deux millions d’euros de recettes, il nous restait 1,3 million. Ils ont été distribués aux 20 organisations avec lesquelles nous travaillons autour du monde. Nous veillons à ce qu’elles plantent bien les arbres.
Nos algorithmes proviennent de Microsoft, avec qui nous collaborons. Nous les améliorons pour donner aux utilisateurs la réponse à une question plutôt que des liens. Par exemple, si vous cherchez la météo à Paris, nous vous la présenterons directement. Sans ça, il nous aurait été impossible de développer un moteur de recherche car il faut des milliards de dollars et beaucoup d’employés et de données que nous n’avons pas.
Nous avons un petit compteur qui indique le nombre de recherches que vous avez effectuées. En moyenne, il faut 45 recherches pour planter un seul arbre. Cela ne fonctionne que si vous cliquez sur les pubs. Beaucoup de gens disent qu’ils ne le font jamais, mais en réalité c’est le cas, car les annonces ressemblent aux résultats des recherches et elles sont pertinentes. Certaines sont plus efficaces que d’autres : si vous cherchez à acheter un smartphone, cela peut permettre de planter une vingtaine d’arbres.
Pour le moment nous n’excluons que les annonceurs qui propagent des virus ou des contenus illégaux. On peut donc encore trouver les annonces de sociétés qui produisent des voitures polluantes, de Bayer ou de Monsanto. Mais nous souhaitons aussi pousser des résultats plus écologiques. Certains sont déjà mis en avant grâce à une icône verte. À l’avenir, si quelqu’un tape « vol Paris-Marseille », il aura accès à des billets mais aussi à des alternatives écologiques. On pourra lui dire : économisez 200 kg de CO2 en prenant le train. Ces recommandations d’options vertueuses devraient arriver l’an prochain.
Comment avez-vous eu l’idée d’Ecosia ?
Je suis né en 1983 en Allemagne de l’Est, dans une ville qui s’appelle Wittenberg. Shakespeare y fait passer Hamlet sur le chemin de son retour au Danemark. C’est ici qu’ont été fondées les premières universités d’Allemagne. Mais la ville est surtout connue pur avoir accueilli Martin Luther, le père de la réforme protestante. Cinq siècle plus tard, j’essaye pour ma part de réformer le capitalisme.
J’ai toujours été un geek. Après avoir assemblé mon propre ordinateur à l’adolescence, j’ai commencé à acheter des actions sur les marchés boursiers. Avec un petit groupe d’amis, on trouvait ça amusant. Je m’imaginais donc travailler dans la finance plus tard. En parallèle de mes études de gestion, j’achetais des parts dans des sociétés pétrolières ukrainiennes ou des supermarchés géorgiens. Plus que l’argent, c’est le jeu des marchés financiers qui me passionnait.
Et puis des voyages m’ont ouvert les yeux. Après avoir passé deux mois en Inde, à 18 ans, je suis parti en Asie du Sud-Est. J’ai vu dans quelles conditions vivent de très nombreuses personnes dans le monde et comment nous sommes en train de détruire notre planète. J’ai alors compris à quel point j’étais privilégié d’être né en Allemagne. J’ai donc fini mes études plus tôt que prévu et je suis allé au Népal pour six mois.
J’y ai rencontré des gens plus intelligents et plus travailleurs que moi, mais qui n’auront jamais ma qualité de vie juste parce qu’ils sont nés au mauvais endroit. Ça a été très important dans ma construction. Puis j’ai vécu un an en Amérique latine, où j’ai pu voir de près la destruction de la forêt amazonienne, et plus largement de notre planète. Les écosystèmes sont dévastés en un temps record.
J’ai entendu parler de changement climatique pour la première fois vers 2007. Pendant mes études, j’ignorais non seulement ce que c’était mais j’entendais dire grosso modo qu’une main invisible résoudrait tout comme par magie. On n’accordait pas vraiment d’importance au sujet. Mais comme j’ai pris conscience qu’il allait en réalité s’agir de la question la plus importante au XXIe siècle, j’ai songé à une solution pour aider les gens et lutter contre le changement climatique : planter des arbres.
Parallèlement à cette prise de conscience, je continuais à me passionner pour l’informatique. À la fac, j’ai créé un petit site qui comparait les services financiers, les banques et les courtiers en ligne. Si les gens ouvraient un compte via ma plateforme, je touchais une petite commission. C’est comme ça que j’ai pu financer mes voyages autour du monde. Et je me suis rendu compte que je donnais la plus grande partie de l’argent que je gagnais à Google, parce qu’il fallait que je mette de la publicité sur le site. C’était frustrant, mais j’ai compris à quel point le modèle économique de Google était malin. Je l’ai donc repris à mon compte mais avec l’objectif de planter des arbres.
Vous souvenez-vous du moment où vous avez eu l’idée d’Ecosia ?
Oui, je vivais à Buenos Aires à l’époque et je lisais Hot, Flat, and Crowded, du journaliste du New York Times Thomas Friedman. J’ai découvert dans ses pages que près de 20 % des émissions mondiales de CO2 étaient liées à la déforestation, et je me suis dit : « Pourquoi fait-on cela ? Ça n’a aucun sens. On devrait plutôt planter des arbres. »
J’ai alors récupéré une partie du code d’un moteur de recherche que j’avais tenté de développer avec des Népalais. Ça avait échoué car peu de gens ont Internet là-bas. Alors que Google avait accepté de collaborer à Ecosia, le partenariat a été arrêté après quelques jours. On m’a expliqué que si les internautes se servaient d’un moteur de recherche pour la bonne cause, ils cliqueraient sur les pubs pour planter des arbres et non par intérêt sincère pour les marques…
J’ai des chiffres qui prouvent le contraire et nos annonceurs sont pleinement satisfaits. En tant que partenaire de Microsoft, nous avons reçu cette année le prix de la meilleure satisfaction annonceurs. Mais même si Google disait vrai, ils ont sans problème les moyens de filtrer les utilisateurs qui cliquent sur les publicités uniquement par vertu.
Je pense en réalité que Google a abandonné tout simplement car si vous Ecosia donne les mêmes résultats tout en aidant à sauver la planète, pourquoi continuer à utiliser Google ? J’ai croisé au Web Summit leur responsable du développement durable. Elle m’a félicité pour Ecosia, mais quand je lui ai demandé pourquoi ils ne voulaient pas travailler avec nous, elle m’a dit qu’elle allait étudier la question… On me répond toujours la même chose : « Ce que vous faites est génial mais nous ne pouvons pas vous soutenir. » J’imagine que Google y perdrait de l’argent.
Ils veulent que nous restions une petite entreprise et le meilleur moyen de le faire est de nous forcer à travailler avec Bing, le moteur de recherche de Microsoft, parce qu’ils savent que Bing a moins bons résultats qu’eux, et donc moins d’utilisateurs.
Comment Google influence-t-il nos choix ?
Si vous cherchez un café mais que vous ne savez pas où aller, vous allez taper « café » avec le nom de la ville où vous vous situez. Au fond, c’est donc Google qui vous dit où aller. De même, si vous écrivez « Hillary Clinton », la réponse sera différente selon que vous soyez Républicain ou Démocrate d’après le moteur de recherche.
Sans compter que depuis le Patriot Act, le gouvernement et les services secrets américains ont directement accès à ce que Google fait. C’est dangereux si les choses tournent mal. Je pense qu’il ne devrait pas exister un seul moteur de recherche. Or en Europe, Google détient 95 % des parts de marché. Nous avons besoin d’alternatives.
Comment Ecosia aide-t-il les communautés locales ?
Nous travaillons avec 20 organisations différentes dans plus d’une douzaine de pays. Les arbres sont parfois plantés dans le désert, parfois près d’une forêt tropicale. La configuration change mais leur emplacement doit toujours faire sens. Au Burkina Faso par exemple, ils ont pour la plupart disparu parce que les habitants avaient besoin de bois à brûler. Il faut donc prendre le contexte en considération et instaurer un dialogue.
Quand vous demandez aux gens ce dont ils ont besoin, ils répondront un emploi, de la nourriture, un accès à l’école, de l’eau potable, de la sécurité et des sols fertiles, sans savoir que sur le long terme les arbres peuvent aider à se procurer tout ça. Ils fertilisent les terres, retiennent l’eau, génèrent des récoltes de fruits ou de noix. Dans l’idéal, nous aimerions que les gens réalisent les bénéfices des arbres et se mettent à en planter eux-mêmes.
Combien de temps vous faut-il pour avoir des résultats ?
Cela dépend du climat. Au Burkina Faso, où la saison sèche dure neuf mois, la croissance des arbres prend beaucoup de temps. Vous pourrez commencer à distinguer une forêt après 10 ou 15 ans, mais les premiers signes de végétations arrivent la première année : les trous que nous creusons conservent l’eau et favorise la croissances d’herbes. En Indonésie, un arbre peut atteindre une dizaine de mètres en quelques années.
Comment cherchez-vous à inscrire Ecosia dans la durée ?
Au début, je travaillais avec ma sœur. Elle a cherché à vendre ses actions au moment où elle attendait son deuxième enfant. L’investisseur allemand Tim Schumacher voulait les lui racheter. Je lui ai dit : « Tim, ce n’est pas une entreprise qui fait des profits, si tu investis de l’argent, tu ne le reverras plus jamais. C’est une très mauvaise idée d’investir. » Il m’a répondu : « OK, je suis pour. » C’était en 2009 et nous n’avons cessé de croître depuis.
L’année dernière, Tim et moi-même nous sommes mis à réfléchir à un moyen de préserver notre indépendance. Des millions de personnes nous font confiance et elles seraient très déçues si nous la perdions. S’il nous arrivait quelque chose, nos parts seraient revenues à des proches qui devraient payer des taxes et seraient donc tentés de s’en défaire. Nous avons donc envisagé de créer une coopérative, une fondation ou une entreprise à but non lucratif. Mais aucun de ces statuts ne nous correspondait.
Puis nous avons découvert le concept d’entreprise sociale (Purpose company). Il suffit de donner quelques actions à la Purpose Foundation pour qu’elle dispose d’un droit de veto afin de s’assurer que vous respectez trois promesses : que vous ne vendiez jamais la société, que vous ne retiriez aucun bénéfice de l’entreprise, et que ses propriétaires travaillent au sein-même de l’entreprise. Si Google nous proposait un milliard d’euros demain, la fondation refuserait la cession. Je ne peux pas retirer de bénéfices ni me défaire de mes parts au profit de quelqu’un d’extérieur à Ecosia.
C’est encore très nouveau, même si certains nous copient déjà. Il y a quelques semaines, nous avons rencontré le ministre allemand de l’Économie pour tenter de le convaincre de créer un cadre juridique adéquat. Il a dit qu’il se pencherait sur la question.
À quoi ressemble l’avenir d’Ecosia ?
Nous voulons continuer à croître pour un jour atteindre 1 % de parts de marché dans le monde contre quelque chose comme 0,1, 0,2 ou 0,3 % aujourd’hui. Il faudrait aussi que nous aidions les gens à prendre des décisions plus écologiques avec nos recommandations. Si vous voulez acheter une machine à laver, nous pourrions vous recommander une machine produite de manière durable, qui dure longtemps et qui nécessite très peu d’énergie.
Il y a des choses faites en ce sens. Si vous cherchez « France » dans Ecosia, vous saurez où le pays en est de ses objectifs climatiques. Nous aimerions étendre cette idée aux entreprises. Cela pourrait leur mettre la pression afin qu’elles combattent activement la pollution qu’elles génèrent.
Le changement commence bien sûr par soi-même. Toute l’énergie que nous utilisons pour nos serveurs, y compris ceux de Microsoft, est une énergie verte, et nous construisons même nos propres centrales solaires. Je pense que nous avons maintenant trois ou quatre centrales solaires différentes, où nous générons toute l’énergie dont nous avons besoin. Nous essayons également d’être un modèle en matière de durabilité. Nous ne sommes pas parfaits, mais on essaye.
Traduit de l’anglais et mis en forme par Malaurie Chokoualé Datou et Servan Le Janne.
Couverture : Ecosia