Début août, la cour de l’école primaire Buluklu est déserte. Je patiente en compagnie d’un père, Recep Baca, et de son fils, Can. Grâce à leur aide, je vais pouvoir rencontrer une famille syrienne qui, après avoir fui la guerre civile de Syrie, vit à présent en Turquie. J’ai grandi ici, à la périphérie de Mersin, située sur les côtes de la Méditerranée, à environ 300 kilomètres à l’ouest de la frontière entre la Syrie et la Turquie. Je connais Recep depuis toujours. Il a 48 ans et, un peu comme ces réfugiés, il est arrivé d’Amasya il y a longtemps, une ville turque située près de la mer Noire, à la recherche d’un meilleur emploi. Mes parents ont commencé à construire notre maison de famille à Buluklu l’année de ma naissance. Cette même année, Recep a emménagé dans la maison voisine.
De bien des façons, la ville de Mersin a été façonnée par les étrangers qui s’y sont installés. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, les Kurdes quittèrent par vagues les pays situés à l’est pour s’établir en Turquie. C’est encore le cas aujourd’hui, mais en moins grand nombre. La plupart d’entre eux ne parlaient pas turc à leur arrivée, et leurs coutumes étaient différentes. En grandissant, j’ai pris conscience que les Kurdes, bien qu’installés depuis des années, étaient toujours perçus comme les « autres », toujours relégués à l’arrière-plan face aux natifs du pays.
Nouvelles tensions
Ces derniers temps, la région a connu de nouvelles tensions, autrement préoccupantes. Près de 100 000 personnes ont trouvé refuge à Mersin, ce qui a entraîné une augmentation de 10 % de la population en deux ans. Leur présence est nettement perceptible. Certains résidents turcs disent les voir mendier aux coins des rues, loger plusieurs familles dans un seul appartement, peser sur le système de protection sociale, et même, si l’on en croit les rumeurs, répandre la méningite… J’ai entendu une femme se plaindre à une amie : « On ne peut même pas profiter de nos piscines l’été ! Tous ces enfants syriens y nagent et portent des maladies ! » Dans la cour de l’école, Recep me parle de ses jumeaux de 19 ans. Cela fait plus d’un an qu’ils ont terminé le lycée, mais ils ont du mal à intégrer les programmes universitaires qu’ils souhaitent.
« Même si mes enfants ont leurs diplômes, ils auront du mal à trouver un emploi. » — Recep Baca
« Je sais qu’ils sortent d’une situation horrible », dit Recep en parlant des Syriens. « Ils veulent protéger leurs enfants. Mais on ne peut pas en oublier les nôtres. » « J’ai entendu dire qu’ils les acceptent tous à l’université, directement. N’est-ce pas injuste pour les élèves qui étudient depuis des années pour l’examen d’entrée ? Même si mes enfants ont leurs diplômes, ils auront du mal à trouver un emploi. » Après une vingtaine de minutes, un garçon arrive en courant vers nous. Il s’appelle Ahmed Alidib. Can, le cadet des enfants de Recep, 12 ans, va à l’école avec Ahmed. Avec sa famille, Ahmed a quitté Damas. Sa mère était censée venir à notre rencontre elle aussi, mais Ahmed explique qu’un voisin a fait appel à elle pour laver des tapis. « Je peux répondre aux questions », dit-il dans un turc parfait. D’après Can, Ahmed est très apprécié à l’école. Son regard est vif, il est encore un peu joufflu. Il est possible que sa famille et lui soient les seuls Syriens de cette petite ville, une banlieue assez éloignée de Buluklu. Des trois millions de Syriens réfugiés à l’étranger, au moins un tiers d’entre eux vit en Turquie. Vingt-deux camps abritent quelque 217 000 réfugiés dans le sud-est du pays. Cela signifie qu’une vaste majorité d’entre eux se tournent vers les villes comme Mersin – l’une des plus grandes cités proches de la frontière. Mais à l’inverse du stéréotype du réfugié – qui fuit son pays à pieds, un sac à dos plein d’affaires –, les Syriens de Mersin ne sont pas sans abri et ne sont pas arrivés démunis, comme le prouve une étude universitaire. Beaucoup d’entre eux habitent dans les appartements d’été qui bordent la côte, construits en abondance lors d’un boom du secteur. Beaucoup sont inoccupés, en particulier l’hiver, et peuvent accueillir de nouveaux locataires. Malgré tout, il n’est pas rare d’entendre dire qu’une ou deux de ces familles vivent dans un même petit appartement. Avec l’arrivée en masse des Syriens, les loyers ont augmenté.
« Ils n’ont plus assez d’argent », me révèle un officiel du ministère de la Gestion des catastrophes et situations d’urgence, qui a accepté de témoigner sous couvert d’anonymat. Il m’explique que plus de la moitié des réfugiés sont arrivés avec leurs passeports et par leurs propres moyens. Même s’ils ont quelques avantages grâce au « statut temporaire de visiteur », comme le droit aux soins de santé et une petite allocation, ces derniers n’ont pas le droit de travailler. Ceux qui choisissent de travailler illégalement gagnent des salaires dérisoires et ne sont pas protégés. Il a été rapporté que certains enfants s’occupent de fermes ou sont employés à l’usine. « Comme le dit ce proverbe syrien : “La fortune ne vient pas au paresseux qui reste à la maison les bras croisés.” » Ahmed me raconte qu’en Syrie circulent des rumeurs trop belles pour être vraies. « Des gens nous ont dit que le gouvernement turc donnait 2 000 lires par mois aux réfugiés », soit près de 900 dollars. « Quand nous sommes arrivés, nous nous sommes déclarés auprès de la police. Tout ce qu’on a obtenu, c’est un permis de séjour. » Sa mère accepte de temps en temps les travaux ménagers que ses voisins lui proposent. Son frère aîné est menuisier dans un magasin de meubles. Son autre frère, Moaz, a récemment été renvoyé d’un café après quelques semaines de travail parce qu’il parle moins bien la langue du pays qu’il ne l’a laissé croire. Ahmed cherche à travailler dans des cafés et des stands de nourriture, mais comme il fait bien son âge, il n’a encore rien pu trouver. Le seul salaire qu’ils peuvent en revanche légalement accepter est l’allocation du gouvernement de 200 lires par trimestre. Environ 86 dollars.
Melting pot
La guerre civile en Syrie a débuté en 2011, lors des révoltes du Printemps arabe. Le président Bachar el-Assad a voulu interdire les manifestations, ce qui a coïncidé avec une escalade de la violence. Les villes ont formé des milices rebelles. En 2012, les combats ont touché Alep au nord et Damas au sud. Cet été-là, des milliers de Syriens sont morts. Aujourd’hui, quatre ans après le début du conflit, le nombre de victimes s’élève à 200 000, dont au moins un membre de la famille d’Ahmed. La famille Alidib a pris la fuite au son des coups de feu, et il était impossible de vivre normalement à Damas à cause des bombardements.
« On n’a que deux matelas. Notre famille compte sept personnes. » — Ahmed Alidib
« Les bombes explosaient là », témoigne Ahmed, désignant un point du banc avec l’index de sa main droite. « Et notre maison était là. » Le doigt de sa main gauche se pose à moins de trois centimètres de l’autre. Je lui demande pourquoi ils ont choisi Buluklu. « Mon père travaillait dans l’immobilier. Il avait déjà fait affaire avec notre propriétaire quelques années plus tôt », dit-il. Quand le père d’Ahmed a repris contact avec son ancien associé, l’homme lui a proposé d’habiter un appartement vacant. Avec l’assurance de pouvoir loger sa famille, son père a vendu des propriétés et l’a sortie de la guerre. « Ici, notre appartement a deux chambres et un salon. On n’a que deux matelas. Nous sommes sept. » En dehors d’Ahmed et de ses deux frères, il y a sa mère et ses cousins. Ahmed est le plus jeune, et le seul à aller à l’école. Il me confie qu’il avait une sœur en Syrie, mais qu’elle est décédée. « À cause des combats ? » demande Recep, stupéfait. Ahmed hoche la tête. « La balle est entrée là », dit-il en plaçant son index sur sa tempe droite. « Et elle est sortie ici. » Son doigt se pose sur sa tempe gauche, puis trace une ligne droite imaginaire. Nous arrivons à peine à exprimer à quel point nous sommes désolés. Qu’elle repose en paix. Can paraît triste, il regarde attentivement Ahmed. Je prends la parole : « Et ton père, alors ? Où est-il ? » Le père d’Ahmed est retourné à Damas. « On essaye de l’appeler tous les deux mois, mais il ne décroche pas toujours », rapporte-t-il. Il est rentré pour prendre soin de sa mère malade et vendre plus de propriétés pour récolter davantage d’argent. « On avait environ 3 000 dollars en arrivant ici, et notre loyer était de 500 lires. On a demandé au propriétaire de le réduire et il a accepté de nous le louer pour 300 lires. » Ils doivent à ce jour deux mois de loyer.
Ahmed a appris rapidement le turc grâce aux autres enfants et en allant régulièrement à l’école. Le turc LV2 n’existe pas dans le programme des écoles publiques et personne ne lui a donné de cours particuliers pour l’aider à rattraper le niveau de sa classe. « Au début, les professeurs disaient que je perturbais les leçons et que je baissais le niveau de la classe. Alors pour la plupart des matières, je m’asseyais dans la cour. Quand ils ont vu que je parlais très bien le turc, ils m’ont accepté en classe. » Quatre écoles dirigées par des Syriens à Mersin accueillent uniquement des élèves syriens, bien qu’elles ne soient pas reconnues par le gouvernement. D’autre part, 1 760 étudiants syriens sont inscrits dans des écoles turques du ministère de l’Éducation nationale. Ce sont des élèves comme Ahmed, contraints d’apprendre la langue du pays en autodidacte ou dans des centres linguistiques privés, beaucoup plus répandus depuis le début de la guerre. Alors que notre conversation s’achève et que nous nous apprêtons à partir, Ahmed affiche un petit sourire gêné et regarde par terre en donnant un coup dans le caillou qui se trouvait là. « J’aurais bien besoin d’un ordinateur », finit-il par dire. Recep proteste. « Qu’est-ce que tu ferais d’un ordinateur ? Va jouer dehors ! » « Tous les enfants sont partis dans leurs maisons de vacances ou chez leurs familles », réplique Ahmed. « Il n’y a plus personne pour jouer avec moi. » Recep agite sa main, l’air de dire : « Je ne m’inquiète pas pour toi. » Mais en s’en allant, il lui vient une idée : « J’ai quelques anciens meubles quasi-neufs à leur donner. Je pense je le ferai demain. »
Le prix des locations a augmenté de 20 à 30 % depuis l’arrivée des premiers Syriens.
Mersin s’est rapidement industrialisée à partir des années 1960. Grâce à la création de la raffinerie de pétrole ATAS et la prospérité de son port, la ville a fortement contribué à l’essor économique de la Turquie. Mais aujourd’hui, l’économie turque ralentit (pour des raisons qui ne sont pas liées aux réfugiés), et selon certaines estimations, il semblerait que ce ralentissement affecte Mersin bien plus vite que d’autres villes. Les réfugiés et les natifs de la région subissent donc une pression supplémentaire. D’après l’université de Mersin, le taux de chômage est de 12 %. C’est la première fois qu’il est supérieur à la moyenne nationale. Le prix des locations a augmenté de 20 à 30 % depuis l’arrivée des premiers Syriens, ce qui rend la vie des familles à faible revenu encore plus difficile. Et les réfugiés affluent encore. Leur nombre est à présent estimé à 110 000. Le gouvernement turc a récemment publié de nouveaux textes pour clarifier le statut des immigrants et améliorer leurs droits juridiques. Les employeurs sont tenus de fournir aux Syriens une assurance maladie, par exemple. Mais certains réfugiés choisissent de ne pas se déclarer auprès du gouvernement, de peur de ne plus pouvoir tenter leur chance en Europe plus tard. Ils bénéficieront de meilleurs dossiers en prouvant qu’ils ne vivent que temporairement en Turquie et que leurs vies sont instables. J’ai interrogé l’officiel d’un organisme de développement local. Selon lui, l’approche à court-terme du gouvernement avec les Syriens ne fonctionne pas. Il est toutefois convaincu que l’afflux de gens venus de l’étranger sera bénéfique à la fin de la guerre. « Quand ils retourneront dans leur pays, il y aura des avantages pour la Turquie. Il suffit d’imaginer le nombre de jeunes Syriens qui parleront turc et connaîtront notre culture. Les relations économiques et politiques entre nos deux pays ne pourront que s’épanouir. »
En sursis
Dernière semaine de décembre. Recep, Can et moi-même retournons voir Ahmed. Quand nous arrivons à l’appartement, nous l’apercevons qui court en tous sens. Il porte un pantalon de pyjama et transporte de grosses bûches de bois. Il nous adresse un sourire, mais ne s’arrête pas.
« Mon père est en haut », lance-t-il. « Il vous parlera. » Nous nous dirigeons vers les escaliers d’un immeuble en ruine. La porte de l’appartement est ouverte. Nous pénétrons dans une pièce vide, qui semble être le salon. Un comptoir de cuisine se trouve dans un coin. L’endroit ne semble pas habité. Des hommes, qui se trouvaient sur le balcon, nous accueillent et nous apportent des chaises. Deux d’entre eux portent leurs habits de travail, couverts de tâches de peinture blanche et de poussière. Le dernier, un peu plus fort que les autres, porte un polo marron et un pantalon de survêtement noir. Il se présente : il s’appelle Hussam Alidib et c’est le père d’Ahmed. Il ne parle pas turc, aussi je lui demande si Ahmed peut nous rejoindre. Mais un de ses amis assure qu’il peut traduire pour nous. « Ahmed travaille », explique l’interprète improvisé. « Ils doivent déménager dans un nouvel appartement avant la fin de la semaine. » Leur propriétaire, l’ancien associé d’Hussam, a trouvé de nouveaux locataires. Les Alidib doivent donc déménager un peu plus loin dans le quartier. Ahmed transporte le bois qu’ils brûleront pour se réchauffer. J’interroge Hussam sur son éventuel retour à Damas. Il me répond qu’il ne compte pas bouger pour le moment. Pour rentrer à Buluklu, il a d’abord dû se rendre au Liban, puis il a pris l’avion jusqu’à Beyrouth. Il est ici depuis dix jours. « La guerre se poursuit », explique-t-il. « Les cadavres jonchent la rue. » Les hommes ont entendu dire que l’armée a appelé à la mobilisation générale en Syrie. Depuis maintenant quatre jours, chaque Syrien doit se déclarer auprès de l’armée, même les femmes. Il est encore plus difficile de quitter le pays à présent. Hussam était à Damas parce qu’on lui a rapporté que son associé dans l’immobilier était en train de vendre la plupart de ses propriétés, dont celles qui appartenaient à Hussam. Les titres de propriété ne valent pratiquement rien en l’absence d’un gouvernement stable. Hussam a tenté de reprendre ses propriétés, ou sa part des bénéfices en traitant avec les nouveaux propriétaires, mais n’a pas pu faire grand-chose. Il a vendu ce qu’il a pu et a fui.
« Si on tourne la tête, on se fait tirer dessus. Ils ne veulent pas qu’on remarque les dommages causés par la guerre. » — Hussam Alidib
« Ma mère est toujours là-bas et elle est malade », m’informe Hussam. Ils étaient certains qu’elle ne pourrait pas survivre au voyage. « Et j’ai perdu ma sœur récemment. » Hussam paraît dévasté. Il raconte ce qui est arrivé en 2012 : « J’ai dû sortir ma famille de Damas. Si nous étions restés, ils auraient tué mes fils. Ou bien nous serions tous morts de faim. C’est encore pire à présent. Il n’y a ni eau, ni chauffage, ni pain. Dans la rue, il faut regarder droit devant soi. Si on tourne la tête, on se fait tirer dessus. Ils ne veulent pas qu’on remarque les dommages causés par la guerre. » « On nous a dit que vous aviez une fille » – Recep s’interrompt – « et qu’elle est morte. » Les trois hommes se regardent, confus. Il assure qu’il n’a que trois fils. Ahmed, 12 ans, Moaz, 15 ans et Mohammed, 19 ans. « Ahmed nous a dit que sa sœur était morte en Syrie », ajoute Recep, soudainement sceptique. Ils secouent la tête en signe de dénégation. J’avance l’hypothèse qu’il devait parler de la sœur de son père. « Vous avez dit avoir perdu votre sœur, n’est-ce pas ? » Hussam acquiesce. Sa sœur, la tante d’Ahmed, est décédée quand une roquette est tombée sur sa maison. Recep n’a pas l’air convaincu. Je continue de l’interroger : « Et si la situation s’arrange en Syrie ? Y retournerez-vous ? » « Bien sûr », répond-il. « Qu’est-ce qui nous retient ici ? » En s’en allant, Recep semble troublé. Il se demande si la famille n’a pas cherché à nous duper. Je pense pour ma part qu’Ahmed a confondu, il est probablement traumatisé. Mais Recep me confie qu’il n’est pas certain de croire tout ce qui a été dit plus tôt. « On m’a raconté qu’Ahmed allait à l’école avec des billets et qu’il les montrait aux autres », relate-t-il. « Je pense que le père a ramené ici une belle somme d’argent. »
Recep et moi rencontrons Ahmed pour la dernière fois à la mi-janvier. Nous discutons surtout de ses études. Je lui demande s’il pense les continuer et aller au lycée. « Qui sait ? » dit-il, souriant. « On va peut-être aller en Allemagne. » « Vous ne vous sentez pas bien en Turquie ? » demande Recep. Il ne répond pas et le silence s’installe brièvement, avant qu’il ne reprenne la parole. « Ils retirent nos noms à l’école », raconte Ahmed. « Je crois qu’ils veulent nous expulser du pays. » Je lui expose ma théorie : « Je pense qu’ils veulent s’assurer que ta famille est bien déclarée. » Plus tard, j’ai discuté avec le directeur de l’école, qui a confirmé ce que je pensais. « Il est possible que les élèves syriens soient transférés dans une école bilingue arabe-turc », avance-t-il. « Ce n’est pas ce que m’a dit le professeur », réplique Ahmed. « Il a dit : “On va vous chasser d’ici.” »
Traduit de l’anglais par Estelle Sohier d’après l’article « Refugee City », paru dans Latterly Magazine. Couverture : Maiden Castle, province de Mersin, par Alan Priest. Création graphique par Ulyces.