Sous les projecteurs du Paris Theater de Las Vegas, au Nevada, Michael Bloomberg cligne froidement les yeux avec le visage impassible d’un vieux lézard. Cramponné à son pupitre, le milliardaire essuie les critiques de ses concurrents à la primaire démocrate pour l’élection présidentielle américaine sans réagir. Ce mercredi 19 février, pour leur neuvième débat, Bernie Sanders, Pete Buttigieg, Elizabeth Warren, Joe Biden et Amy Klobuchar croisent pour la première fois le fer avec Blomberg. Et ils lui ont réservé un accueil peu amène.
« J’aimerais parler de celui contre qui nous nous présentons », lance la sénatrice du Massachusetts Elizabeth Warren dans son tailleur violet. « Un milliardaire qui traite les femmes de grosses salopes et de lesbiennes au visage chevalin. Non je ne parle pas de Donald Trump, je parle de Bloomberg. » En tant que maire de New York, de 2002 à 2013, ce même Bloomberg a initié une politique d’interpellations et de fouilles arbitraires qui a violé les droits constitutionnels des minorités, rappelle l’ancien vice-président Joe Biden, appuyé par le sénateur du Vermont Bernie Sanders. Lequel est renvoyé dos à dos avec Bloomberg par Pete Buttigieg, qui les voit comme deux figures trop polarisantes pour représenter le parti.
Arrivé en tête de la primaire dans l’Iowa, au coude à coude avec Bernie Sanders, cet ex-maire de South Bend, dans l’Indiana, est la révélation de la campagne. Mardi 11 février, les résultats dans le New Hampshire ont placé cet homme de 38 ans deuxième avec 24 %, derrière le doyen Sanders, 40 ans de plus. Amy Klobuchar était troisième (20 %), Elizabeth Warren quatrième (9 %) et Joe Biden pointait à une piteuse cinquième place (8 %), lui a longtemps été désigné favori par les sondages. Depuis, Michael Bloomberg est entré en course avec la réussite que l’on sait.
Si le doute est permis quant à sa capacité à rebattre les cartes de la primaire, les autres candidats ont encore bien des atouts à faire valoir.
L’ombre du Président
Une lumière crue vient taper la paume de Bernie Sanders. Devant les caméras de télévision de CNN, ce mardi 14 janvier 2020, le sénateur du Vermont a tendu la main droite vers Elizabeth Warren, mais sa concurrente à la primaire Démocrate refuse obstinément de la saisir, la laissant lamentablement suspendue dans le vide entre deux pupitres. « Vous m’avez traitée de menteuse à la télévision ? » lance le sénatrice du Massachusetts, passablement irritée, alors que Sanders ramasse ses doigts.
Pendant ce septième débat voué à trouver un adversaire à Donald Trump, en vue de l’élection présidentielle américaine de novembre 2020, leurs versions se sont entrechoquées, au point d’éclipser les échanges entre les autres candidats, l’ex-vice président Joe Biden, la sénatrice du Minnessota Amy Klobuchar, le milliardaire Tom Steyer et l’ancien de maire de South Bend (Indiana) Pete Buttigieg. Ils étaient rassemblés à l’université Drake de Des Moines, dans l’Iowa, et regardés par 7,3 millions de personnes.
Plus tôt, au cours des débats, la journaliste du Washington Post Abby Phillip a interrogé Sanders sur une information publiée par CNN la veille : « En 2018, vous lui avez dit que vous ne pensiez pas qu’une femme pouvait gagner l’élection », a-t-elle lancé. « Eh bien en fait, je n’ai jamais dit ça », a rétorqué Sanders. « Et je ne veux pas gaspiller trop de temps à en parler car c’est ce que Donald Trump et peut-être certains médias veulent. » Après avoir invité le public à regarder des vidéos vieilles d’il y a 30 ans, dans lesquelles il évoque favorablement la perspective de voir une femme à la Maison-Blanche, le septuagénaire apporte une précision. « Si une femme ou un homme à mes côtés remporte la primaire – j’espère que ce ne sera pas le cas, j’espère que ce sera moi –, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’ils battent le président le plus dangereux de l’histoire de notre pays. »
À trois semaines de la première manche des primaires Démocrates, dans l’Iowa, l’ombre de Donald Trump plane sur chaque événement organisé par la gauche américaine. Dimanche 12 janvier, le Président a réagi à un sondage plaçant Sanders en tête dans cet État rural du midwest, juste devant Xarren, Biden et Buttigieg : « Wow, Bernie Sanders le fou monte dans les sondages, [il est] en bonne place contre ses opposants du parti de l’inaction », a-t-il tweeté. « Qu’est-ce que ça veut dire ? Restez à l’écoute. » À quoi Sanders a répondu : « Ça veut dire que vous allez perdre. » Le lendemain, Trump a moqué sa rivalité avec Elizabeth Warren et a annoncé qu’il se déplacerait à Des Moines, dans l’Iowa, quatre jours avant la tenue du premier vote de la primaire.
Au niveau national, un sondage Reuters/Ipsos publié le 16 janvier 2020 place pour la première fois le favori, Joe Biden (19 %), juste derrière Bernie Sanders (20 %), tandis qu’Elizabeth Warren arrive troisième (12 %). Selon une étude publiée par l’institut Gallup en novembre, six Démocrates sont prêts à désigner un·e candidat·e dont ils ne partagent pas leurs opinions sur des sujets clés, pourvu qu’il ou elle soit le ou la mieux placé·e pour battre Donald Trump. C’est donc tout l’enjeu de ces primaires : choisir la personne la plus en mesure d’obtenir l’alternance. « Du côté des électeurs, la question fondamentale est de savoir qui peut battre Trump, ça compte bien plus que la personnalité ou le positionnement des candidats », confirme Nicole Bacharan, historienne spécialiste de la politique américaine.
Chacun en convenait lors du précédent débat, organisé le 19 décembre à Los Angeles. « Parlons de la manière de gagner une élection puisque c’est ce que tout le monde veut ici », déclarait Sanders, plaidant pour un agenda progressiste, ancré à gauche. Proche de ses positions sur l’échiquier, Elizabeth Warren a mis en avant la lutte contre la corruption, tandis que les centristes Joe Biden, Amy Klobuchar et Pete Buttigieg faisaient vœu de pragmatisme.
« Nous avons tous de grands programmes progressistes, la question est de savoir qui peut les appliquer », affirmait Biden. « Qui a la meilleure chance, la plus grande probabilité de battre Donald Trump ? » Pour la sénatrice Amy Klobuchar, « il est très important de choisir le bon candidat. Cette primaire peut être ramenée à quelques questions simples : qui a les meilleures idées, la meilleure expérience ? Et surtout, qui peut battre Donald Trump et comment va-t-il le faire ? » Mais vu le nombre de candidats, ces questions simples n’ont pas de réponses simples. Elles réclament de passer en revue les forces en présence.
La fracture
Alors que les candidats à la primaires se saluent, Elizabeth Warren glisse quelques mots, couverts par les applaudissements du public. Sur la retransmission diffusée en direct, ce mardi 14 janvier 2020, personne ne l’entend donc se plaindre d’avoir été traitée de menteuse par Bernie Sanders. Mais les micros sont encore ouverts et, après l’avoir vue refuser une poignée de main, les médias américains parviennent à obtenir le son. « Ne faisons pas ça maintenant », écarte Bernie Sanders. « Nous aurons cette discussion. Vous m’avez traité de m… Vous m’avez dit… OK, ne faisons pas ça maintenant. »
D’après un article de CNN paru la veille, Bernie Sanders a rencontré Elizabeth Warren chez elle, à Washington, en décembre 2018. À cette époque, seulement trois personnes avaient annoncé leur candidature aux primaires Démocrates : le représentant du Maryland John Delaney, l’entrepreneur Andrew Yang et le sénateur de Virginie-Occidentale Richard Ojeda. Mais Warren et Sanders étaient sur le point de se lancer dans la course à leur tour. La première aurait alors fait valoir ses compétences en économie et sa capacité à rallier le vote des femmes. À en croire quatre sources citées par CNN, le second lui aurait rétorqué qu’une femme ne peut pas gagner. « Je pensais qu’une femme pouvait gagner, il n’était pas d’accord », se souvient Warren.
« Il est ridicule de croire qu’à la réunion où Elizabeth Warren me disait qu’elle voulait se présenter à l’élection présidentielle, je lui aurais dit qu’une femme ne pouvait pas gagner », conteste le sénateur du Vermont. « C’est triste qu’à trois jours du vote dans l’Iowa, et un an après cette conversation privée, des membres du staff qui n’étaient pas dans la pièce mentent sur ce qui s’est passé. Ce que j’ai dit ce soir-là, c’est que Donald Trump est sexiste, raciste et un menteur qui utiliserait tout ce qu’il peut. Est-ce que je crois qu’une femme peut gagner en 2020 ? Bien sûr ! Après tout, Hillary Clinton a battu Donald Trump de trois millions de voix en 2016. »
Seulement, le système électoral américain est ainsi fait que le président élu n’est pas celui ou celle qui recueille le plus de suffrages, mais celui ou celle qui ravit une majorité d’États. S’il avait été désigné par le parti Démocrate pour affronter Trump en 2016, Bernie Sanders aurait d’ailleurs pu l’emporter là où Clinton a échoué. « Dans tous les grands sondages nationaux réalisés depuis six semaines, nous battons Trump, souvent de loin et toujours avec une plus grande marge que Clinton », déclarait à ce propos Sanders au printemps 2016. Une étude commandée par le New York Times le mettait ainsi 15 points devant Trump.
Après le scrutin, ses partisans ont alors reproché à Clinton de s’être inclinée là où Sanders aurait gagné. De son côté, l’ex-secrétaire d’État de Barack Obama a reproché au sénateur socialiste d’avoir joué un rôle dans son échec. « Certains de ses supporters, qui se faisaient appeler les Bernie Bros, harcelaient mes soutiens en ligne. C’était moche et même un peu sexiste », a-t-elle écrit dans le livre What Happened, paru en septembre 2017. « Quand j’ai finalement mis au défi Bernie de citer une seule fois où j’avais changé de position à cause d’une contribution financière, il n’a rien su dire. Toutefois, ses attaques ont causé des dommages durables, rendant plus difficile l’union des progressistes à l’élection et ouvrant la voie à la campagne “Clinton l’escroc” de Trump. »
Cette aigreur ne s’est pas dissipée. À en croire l’ancien conseiller de Bill Clinton, Dick Morris, la formation politique est même hantée par la fracture entre le pôle centriste et le pôle de gauche. « Le parti pris pro-Hillary du comité Démocrate qui subordonne les questions économiques aux sujets sociaux sera la fracture qui divisera le parti pendant la prochaine décennie », juge-t-il. S’il continue de structurer les débats entre les candidats aux primaires pour la présidentielle de 2020, ce schisme est désormais accompagné de nombreuses petites divergences.
Trio gagnant
Bernie Sanders ne veut pas « gaspiller trop de temps » à nier les accusations d’Elizabeth Warren, mais il tient malgré tout à montrer combien elles lui sont insupportables. Des vidéos sur YouTube le montrent, se récrie-t-il ce mardi 14 janvier 2020 devant les caméras de CNN. Et « en 2015, je m’en suis remis à la sénatrice Warren », raconte-t-il. « Il y avait un mouvement pour qu’elle soit candidate à la présidence. Et vous savez quoi, je me suis mis en retrait. Elle a finalement décidé de ne pas participer et je me suis lancé dans la course après. »
Première femme élue sénatrice du Massachusetts en 2012, Elizabeth Warren se fait connaître pour son combat contre les dérives financières. Un an plus tard, elle suggère d’offrir le taux d’intérêt réduit des banquiers (0,75 %) aux étudiants. Sanders applaudit : « Le seul défaut de cette loi, c’est qu’Elizabeth Warren y a pensé et pas moi », déclare-t-il. Joe Biden est moins enthousiaste. Alors qu’il n’était pas encore vice-président de Barack Obama, cet ancien sénateur du Delaware a voté, en 2005, en faveur d’une loi portée par des Républicains, retirant les protections contre la faillite qui accompagnaient les prêts étudiants. Ils sont aujourd’hui 45 millions à être endettés à une hauteur globale d’1,5 billion de dollars, et Biden « promet de régler un problème qu’il a en partie créé », tacle Ed Pillkington, correspondant du Guardian aux États-Unis.
Lorsqu’Elizabeth Warren est allée jusqu’à proposer de passer l’éponge sur une partie de la dette des étudiants, en août 2019, elle a rejoint sur ce point Bernie Sanders et un ancien candidat à la primaire qui ne participait pas au débat de Des Moines, Michael Bloomberg. Car l’ancien maire de New York, qui possède une fortune estimée à 60 milliards de dollars, refuse les dons pour sa campagne. Or, pour participer au débat de la primaire, il faut réunir 5 % d’intention de vote au dernier sondage du comité Démocrate – ou 7 % à deux enquêtes précédentes – et avoir plus de 225 000 donneurs. Cela exclue également l’entrepreneur Andrew Yang (qui s’est retiré de la course), la représentante de Hawaï Tulsi Gabbard, l’ancien gouverneur du Massachusetts Deval Patrick, l’ex-entrepreneur John Delaney (qui a aussi renoncé) et le sénateur du Colorado Michael Bennet. Mais aucun n’a véritablement de chance d’être désigné, à la différence de Michael Bloomberg.
Une enquête publié en janvier 2020 le crédite de 6,6 % d’intentions de vote. À la faveur d’une fortune estimée à 60 milliards de dollars, il a lancé une vaste campagne de publicité pour sa candidature qui lui a permis de progresser dans les sondages. « Ce personnage de grand financier n’a pas tellement bonne presse côté Démocrate », remarque Nicole Bacharan. Quant à l’homme placé juste devant lui, Pete Buttigieg, il représente pour l’heure une surprise. Relativement méconnu avant de se lancer dans la bataille, cet ancien membre de la Navy de 37 ans, ouvertement homosexuel, se situe à la droite du parti Démocrate, plaidant notamment en faveur d’un financement en partie privé de l’assurance-santé. Un article publié le 16 janvier 2020 par The Intercept lui attribue une dépense de 20 000 dollars dans le controversé site d’Amazon, Mturk, qui permet de faire travailler des spécialistes du numérique à bas coût.
La sénatrice Amy Klobuchar part aussi avec un handicap, un article de BuzzFeed paru en février 2019 pointant son comportement abusif, voire humiliant, avec des membres de son staff. Le milliardaire californien Tom Steyer étant aussi hors course, l’investiture devrait se jouer entre Bernie Sanders, Joe Biden et Elizabeth Warren. Le premier bat Trump dans 52 enquêtes sur 54, d’après l’institut RealClearPolitics et serait capable de ravir trois États clés (historiquement disputés entre Démocrates et Républicains), à savoir le Michigan, la Pennsylvanie et le Wisconsin, tandis que Trump remporterait la Floride, l’Arizona et la Caroline du Nord. Biden pourrait de son côté obtenir la majorité en Floride et Arizona mais pas dans le Michigan. Fin septembre, il n’avait que 9 millions de dollars de donations contre 33,8 millions pour Sanders, 25,7 millions pour Warren et 23,4 millions pour Buttigieg, ce qui le place en avance par rapport à la récolte de Barack Obama en 2008.
Pour Nicole Bacharan, Sanders et Warren sont toutefois « trop à gauche pour une partie de l’électorat Démocrate, et encore plus pour des Républicains ». Les salariés disposant d’une couverture maladie grâce à leur entreprise accepteront-ils le système de santé universel imaginé par les deux candidats ? Rien n’est moins sûr, vues les difficultés rencontrées par l’Obamacare, cette réforme de la protection sociale qui a tant patiné en 2010. Même si Biden « gaffe énormément », pointe Bacharan, il apparaît moins technocratique que Warren, et moins instable que Sanders, victime d’une crise cardiaque en octobre 2019.
Après la première manche des primaires, prévue le 3 février dans l’Iowa, les candidats participeront à de nouveaux débats, le 7 février dans le New Hampshire, le 19 février au Nevada et le 25 février en Caroline du Sud. « Les choses se préciseront à ce moment-là », juge Bacharan. Ils auront l’occasion de faire valoir ces arguments, mais surtout de tenter d’enclencher une dynamique de nature à renverser Donald Trump.
Couverture : CNN