Les ruines de Resafa
Au début de ce mois de juillet, l’armée syrienne a repris Resafa au groupe djihadiste État islamique. Une victoire importante pour trois raisons. Tout d’abord, Resafa est une cité antique datant du IXe siècle avant Jésus Christ qui a souvent été comparée à Palmyre, et dont les belles ruines de pierres ocres attiraient chaque année des milliers de touristes. Ensuite, Resafa abrite des puits de pétrole, la manne financière de Daech. Et enfin, Resafa se trouve à seulement 30 kilomètres de la ville de Raqqa, fief syrien du groupe djihadiste que la coalition internationale tente de conquérir depuis le 6 juin. Aujourd’hui, elle semble sur le point de toucher au but.
Les Forces démocratiques syriennes (FDS), une alliance de combattants kurdes et arabes soutenue par la coalition, progressent lentement, mais sûrement. « Ce qui nous importe n’est pas la rapidité mais de libérer les civils et d’éliminer Daech », a déclaré une porte-parole, Jihane Cheikh Ahmed, à la journaliste de l’Agence France-Presse (AFP) présente sur place, Rouba El Husseini, peu de temps après la libération du quartier de Yarmouk, le 16 juillet. Les FDS avaient déjà repris environ 35 % de Raqqa aux djihadistes, selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH). Les bombardements de l’artillerie, les échanges de tirs et les frappes aériennes américaines se sont alors intensifiés, détruisant des maisons, endommageant un minaret, recouvrant la ville d’une épaisse fumée noire. Daech oppose à la coalition la plus farouche des résistances. Outre les bombes, le groupe de djihadistes a recours à des engins piégés, à des drones chargés d’explosifs et à des mines, dont ils truffent les zones de Raqqa qu’ils sont obligés de céder. « Il y a eu beaucoup de victimes, parmi les combattants et les civils, à cause [d’elles] », a indiqué un commandant des FDS à la journaliste de l’AFP. Ces mines truffent également les ruines de Resafa, et il y a fort à parier que Daech adoptera la même stratégie dans les secteurs de la province qu’il tient encore. Mais pour le géostratège Gérard Chaliand, le groupe de djihadistes a déjà perdu la guerre. « Cela prendra le temps qu’il faudra, mais le territoire de Daech va disparaître », assure-t-il. « Il n’existe déjà plus en Irak, et demain il n’existera plus en Syrie orientale. Cela ne signifie pas qu’une continuation du conflit est impossible, tant s’en faut. Cependant, il y a de moins en moins de volontaires au djihad. La période flamboyante de Daech, en 2014, semble bien lointaine », se réjouit-il. Reste que Daech est loin d’être le seul groupe islamiste en Syrie… L’état du conflit en juillet 2017
Tout le monde d’accord
Tout a commencé avec la contestation pacifique d’un régime autoritaire en 2011. Une contestation vite réprimée dans le sang qui a tracé les premiers sillons d’une guerre impitoyable entre chiites et sunnites. En six ans, elle a fait plus de 465 000 morts et disparus selon l’OSDH. « Au début, il y avait face à Bachar el-Assad des combattants démocrates regroupés au sein de l’Armée syrienne libre (ASL), mais au fur et à mesure que le conflit se durcissait et que les civils fuyaient, nous avons assisté à l’islamisation et à la radicalisation des brigades », raconte Gérard Chaliand. Les brigades de l’ASL ont bénéficié du soutien financier et militaire de la Turquie et des États sunnites du Golfe persique. Puis, elles ont été absorbées par des groupes comme le Front al-Nosra, ancienne branche d’Al-Qaïda rebaptisée Front Fatah al-Cham en 2016. D’autres groupes d’obédience islamiste sont apparus au fil des années, tels que Souqour al-Cham, Ahrar al-Cham, Jaych al-Islam et Jaych al-Moujahidine. Au total, les experts ont répertorié un millier de groupes et de brigades rebelles en Syrie, capables de mobiliser 150 000 combattants. Toutefois, ils sont seulement une dizaine à contrôler 80 % des effectifs et des ressources. « Et si ce ne sont pas tous des djihadistes, ce ne sont pas des démocrates non plus », insiste Gérard Chaliand. Le régime de Bachar el-Assad ne fait d’ailleurs aucune distinction entre djihadistes, islamistes, salafistes et modérés. Tous les groupes rebelles armés sont, dit-il, des « terroristes ». La principale des grandes batailles qui les ont opposés s’est déroulée entre novembre et décembre 2016 dans la ville d’Alep et terminée par la victoire des troupes gouvernementales, qui sont soutenues par l’aviation russe, le Hezbollah libanais et les Gardiens de la révolution iraniens, ainsi que des milices chiites irakiennes et afghanes.
Quant à la dernière de ces batailles, elle s’est déroulée entre décembre 2016 et janvier 2017 dans la ville de Wadi Barada et elle aussi terminée par la victoire des troupes gouvernementales. Celles-ci prenaient alors le contrôle de la zone qui renferme les plus importantes sources d’approvisionnement en eau de la capitale syrienne. « À ce stade », selon Gérard Chaliand, « une seule chose est certaine : les islamistes ne prendront pas le pouvoir à Damas ». « Là-dessus, au moins, tout le monde est d’accord », ajoute le géostratège. « Les Européens, les Américains, les Russes, les Iraniens. » Et ce, depuis le début du conflit. Mais dès qu’il s’agissait de désigner une alternative, le concert de leurs voix se faisait nettement moins harmonieux. Ce n’est plus tellement le cas aujourd’hui.
Grosses coupures
Contrairement à Moscou, Paris a longtemps refusé de choisir entre un dictateur sanguinaire, Bachar el-Assad, et des groupes extrémistes tels que Daech et le Front Fatah al-Cham. Une époque révolue, à en croire les récentes déclarations d’Emmanuel Macron. « Le vrai aggiornamento que j’ai fait sur ce sujet, c’est que je n’ai pas énoncé que la destitution de Bachar el-Assad était un préalable à tout », a en effet souligné le nouveau président de la République française, qui identifie deux priorités en Syrie : « Un, la lutte absolue contre tous les groupes terroristes. Ce sont eux, nos ennemis. […] Deux, la stabilité de la Syrie, car je ne veux pas d’un État failli. »
Restera-t-il l’effigie de l’État syrien une fois le conflit terminé ?
Ce positionnement a suscité l’indignation de plusieurs opposants syriens et intellectuels français. Mais « il serait faux de penser qu’il s’agit là d’un positionnement “original” et peu répandu dans l’opinion », signale l’historienne Marie Peltier, auteure de L’Ère du complotisme. La maladie d’une société fracturée. D’après elle, « la focalisation extrême du débat public de ces dernières années autour de la question de l’islam d’une part, la désillusion à l’égard des interventions dites “occidentales” dans cette région du monde d’autre part – les interventions en Irak et en Libye ayant été perçues comme de véritables échecs – ont été instrumentalisées par Damas et Moscou pour offrir une narration de substitution épousant les méandres d’un imaginaire de défiance désormais mainstream. » Gérard Chaliand estime pour sa part qu’Emmanuel Macron a raison. « Bachar el-Assad se trouve aujourd’hui en très bonne position. Grâce aux Russes et aux Iraniens, il domine maintenant tout le chapelet de villes qui va de Damas à Alep. » Le dictateur n’hésite même plus à se rendre dans la ville de Hama, ancien épicentre du mouvement de contestation de son régime. Il y a pris un bain de foule à la fin du mois de juin dernier à l’occasion de l’Aïd-el-Fitr, cérémonie qui marque la fin du mois de jeûne et de prières du ramadan. Bachar el-Assad n’hésite pas non plus à afficher son visage sur le billet de banque de 2 000 livres syriennes (3,30 euros) qui a été mis en circulation le 2 juillet dernier. Il s’agit du billet de banque le plus élevé jamais émis dans le pays, dont la monnaie a perdu 90 % de sa valeur depuis le début de la guerre. Et jusqu’à présent, seul le visage du père de Bachar el-Assad, l’ancien président Hafez el-Assad, apparaissait sur une coupure. Resteront-ils les effigies de l’État syrien une fois le conflit terminé ?
Un successeur légitime
Le 20 juillet dernier, le Washington Post annonçait que les États-Unis suspendaient leur programme de soutien aux rebelles syriens. D’après le journal, Donald Trump aurait pris cette décision un mois auparavant, après un entretien avec le directeur de la CIA, Mike Pompeo, et le conseiller à la Sécurité nationale, Herbert Raymond McMaster. Pour lui, elle reflète l’intérêt du président américain à « trouver des moyens de travailler avec la Russie » et à reconnaître les « limites de l’influence de Washington et de la volonté de chasser Assad du pouvoir ». Mais le programme en question a aussi et surtout été un échec. Les Syriens qu’il a permis d’armer et de former étaient censés se battre à la fois contre les troupes gouvernementales et les groupes djihadistes. Ils ont finalement rejoint le Front Fatah al-Cham. La suspension du programme de soutien des États-Unis aux rebelles n’en confirme pas moins l’avantage pris par Moscou et Damas dans la lutte pour le pouvoir en Syrie. Mais il y a très peu de temps encore, il existait des diplomates pour défendre avec sérieux la possibilité d’un « après-Assad » relativement proche. En juin dernier, l’ancien ambassadeur de France à Damas, Michel Duclos, publiait une note intitulée Syrie : En finir avec une guerre sans fin sous les auspices de l’Institut Montaigne. Il y défendait la position traditionnelle française, « Ni Assad, ni Daech », tout en suspectant les pays de la coalition de n’avoir jamais réellement rejeté la version des événements présentées par le dictateur syrien, et en regrettant qu’ils n’eussent pas essayé de se débarrasser de lui : « En renonçant à toute attaque ciblée contre le régime, fût-ce sous forme de “frappes ambiguës” (non revendiquées), les États-Unis et leurs alliés ont retiré toute crédibilité à leur injonction d’un départ de Bachar el-Assad. » Pour une raison très simple : ils craignent que l’élimination de Bachar el-Assad ne signifie un écroulement total des institutions de l’État syrien. Ce n’est pas le cas de Michel Duclos, qui estime en outre « peu réaliste d’imaginer qu’[Assad] puisse vraiment un jour reprendre la main, et diriger à nouveau ce pays, ou même le tronçon de pays qui lui resterait, comme si rien ne s’était passé ». Quant au géostratège Gérard Chaliand, il estime qu’il est trop tôt pour le savoir. Il juge néanmoins vraisemblable la mise en place d’un tout nouveau régime, qui devrait selon lui se montrer « favorable aux Russes et aux Iraniens » et « capable de faire barrière au djihadisme », tout en accordant « une large place aux sunnites, qui composent 70 % de la population syrienne ». Pour l’heure, aveuglés par les écrans de de la fumée qui s’élève partout en Syrie, personne ne discerne encore la silhouette d’un successeur légitime à Bachar el-Assad.
Couverture : Les écrans de fumée syriens. (Military Times)