Le 18 février 2021, à 21 h 59 heure française, le rover Perseverance se posait sur la surface de la planète rouge après plus de sept mois de voyage dans l’espace. Dans la salle de contrôle du Jet Propulsion Laboratory de la NASA, à Pasadena en Californie, les équipes de l’agence spatiale américaine ont explosé de joie. Elles venaient de réaliser un nouvel exploit : c’est seulement le sixième rover à réussir à se poser à la surface de Mars, en attendant la tentative du modèle chinois Tianwen-1 en avril prochain.
L’intérêt de la communauté internationale envers la planète rouge n’a jamais été aussi fort. En plus des missions américaines et chinoises, l’Europe, la Russie ou l’Inde participent activement à son exploration. Le dernier État à être entré dans la danse sont les Émirats arabes unis, dont la sonde Hope est arrivée à destination dans l’orbite martienne le 9 février dernier. Et ce n’est pas le seul coup d’éclat du pays. Une semaine avant la réussite de la mission, le Centre financier international de Dubaï a annoncé la création du premier « tribunal spatial », une institution vouée à régler les litiges commerciaux au-delà de l’atmosphère terrestre. Les Émirats arabes unis se positionnent ainsi en tant que future puissance active dans l’exploration du système solaire.
Actuellement, les règles à suivre restent fixées par les traités internationaux comme le Traité de l’espace de 1967, mais il pourrait être éclipsé d’ici peu par les accords Artémis, proposés l’année dernière par les Américains, qui ouvrent grand la porte de l’exploration spatiale a secteur privé. Ils prévoient que chaque État est responsable des activités nationales dans l’espace, qu’elles soient menées par le gouvernement ou par une entreprise. Et chaque mission répond aux lois du pays d’où elle provient. Un astronaute qui se rendrait hors-la-loi dans l’espace serait donc jugé par la justice de son pays.
Cela paraît simple. Pourtant, l’idée de suivre les lois terrestres une fois sur le sol martien ne va pas de soi pour tout le monde, et notamment pour Elon Musk. SpaceX, qui ambitionne d’envoyer la première mission habitée vers la planète rouge dès 2026, compte à terme établir ses propres lois, que ce soit à bord de ses vaisseaux ou une fois sur place. Et qui pourrait l’en empêcher ?
United States of Mars
Cachée au milieu des conditions de service de l’internet par satellite Starlink, la déclaration est sans équivoque. « Pour les services fournis sur Mars, ou en transit vers Mars via un vaisseau Starship ou tout autre vaisseau de colonisation, les parties reconnaissent que Mars est une planète libre et qu’aucun gouvernement basé sur Terre n’a d’autorité ou de souveraineté sur les activités martiennes », indique la section sur le droit applicable. « En conséquence, les différends seront réglés par des principes d’autonomie, établis de bonne foi, au moment du règlement martien. » SpaceX compte donc bel et bien gérer les choses à sa façon sur Mars.
Après tout, pourquoi pas ? Une fois à 56 millions de kilomètres de la Terre, lors du passage le plus proche de la planète rouge, il semble compliqué de garder une surveillance étroite sur les activités martiennes. « S’ils ne respectent pas les règles, personne n’ira les chercher », reconnaît le Pr Armel Kerrest, vice-directeur du Centre européen de droit spatial de l’ESA et membre de la délégation française aux Nations Unies concernant les questions spatiales. En effet, un aller vers Mars nécessite actuellement sept mois de voyage minimum, avec une fenêtre de tir de quelques semaines une fois tous les deux ans. Cela dit, les autorités terrestres disposeront de leviers importants, au moins dans un premier temps.
Car décider de ses propres lois impliquerait une indépendance de la part de la colonie martienne, et l’autarcie n’est pas une mince affaire sur une autre planète à l’environnement hostile. De très nombreux ravitaillements seront nécessaires pour apporter les ressources manquantes aux premiers colons. « Il ne faut pas oublier qu’ils conserveront un cordon ombilical extrêmement fort, et ce pour des dizaines d’années, peut-être même des centaines », souligne le Pr Kerrest.
Même Elon Musk, dont les estimations sont sûrement les plus optimistes, estime qu’il faudra au moins 20 ans et 1000 vaisseaux Starship pour voir la première colonie durable émerger sur la planète rouge. Cette dépendance envers la Terre pourrait donc empêcher pour un temps considérable l’indépendance martienne. En attendant de pouvoir établir sa propre justice, la colonie – dont les membres seront sans aucun doute issus de plusieurs nations – devra donc se conformer au droit prévu par les accords internationaux en vigueur, comme c’est par exemple le cas sur la Station spatiale internationale.
Mais les leaders incontestés dans ce domaine sont toujours les États-Unis. Les Américains sont à l’origine de la majorité des projets spatiaux de grande ampleur, et possèdent de ce fait la plus grande influence dans les traités internationaux. Par exemple, pour participer au programme Artémis, qui prévoit le retour de l’humanité sur la Lune en 2024, les différents pays doivent obligatoirement signer les accords Artémis. Ces derniers sont pourtant critiqués sur la question de l’appropriation des ressources extraterrestres. Et si le Traité sur l’espace interdisait aux nations de revendiquer des droits sur un autre corps planétaire, l’interprétation américaine est que les pays et les entreprises pourront désormais posséder les matériaux qu’ils extraient d’autres mondes. « Vous devriez pouvoir extraire des ressources de la Lune. Posséder les ressources, mais pas posséder la Lune », avait déclaré Jim Bridenstine, administrateur de la NASA, au moment de la signature des accords.
C’est d’ailleurs la position américaine officielle depuis 2015. Barack Obama, alors président, avait ratifié une loi affirmant le droit des citoyens américains de posséder les ressources spatiales qu’ils obtiennent. « Le droit à la propriété est inscrit dans la déclaration universelle des droits de l’Homme », explique Michelle Hanlon, co-directrice du Centre de droit aérien et spatial de la faculté de droit de l’université du Mississippi. « Je pense donc que nous emmènerons le concept de propriété avec nous dans l’espace. » Pour elle, les récents accords ne vont pas à l’encontre des anciens traités spatiaux mais dans le sens d’une discussion internationale, dont la plus importante composante reste la transparence entre les différents acteurs. « Nous devons garder les lignes de communication ouvertes entre les pays, qu’ils prennent part ou non aux accords Artémis », ajoute-t-elle.
Le spécialiste du droit spatial de l’ESA ne voit pas les mêmes intentions chez nos alliés outre-Atlantique. « La théorie américaine, c’est ça : la domination spatiale. » Le reste repose sur le droit international. Dans le cas de désaccords entre deux nations, c’est à la Cour internationale de justice de délivrer les sanctions. Mais la juridiction n’a pas de pouvoir contraignant sur les différents pays, explique Armel Kerrest. Et si l’un d’eux souhaite quitter les accords en place, il peut le faire à tout moment. La question de l’application de la loi dans l’espace est donc primordiale pour parvenir à une collaboration efficace entre nations.
La constitution martienne
Un moyen simple de gérer les conflits sur la surface de la planète rouge serait d’appliquer la même règle qu’à bord des navires dans les eaux internationales, où le capitaine dispose du pouvoir disciplinaire. La même solution pourrait être envisagée avec le capitaine d’expédition. Il tiendrait la place de représentant de l’ordre, en tant qu’officier d’état civil (OEC) et de police judiciaire (OPJ). De nombreux rapprochements ont souvent été faits entre les traités concernant le droit international en haute mer et celui appliqué à l’espace. Par exemple, l’article 5 du Traité de l’espace oblige les missions envoyées dans l’espace à prêter assistance aux astronautes, quelle que soit leur nationalité, à la manière du devoir d’assistance en mer. Le droit appliqué à bord du navire est celui de son pavillon, et c’est aussi le cas pour les vaisseaux.
D’autres clauses sont liées au contexte historique du traité de 1967. L’interdiction d’installer des bases militaires ou des fortifications sur la Lune, ou tout autre corps céleste, ainsi que d’envoyer des armes de destruction massive dans l’espace, est par exemple dû au climat qui régnait entre les blocs soviétique et américain pendant la guerre froide. Une fondation s’est d’ailleurs donnée pour mission de compiler l’ensemble des textes légaux concernant l’espace, dans le but de créer une bibliothèque juridique de la Cour spatiale. Cette base de données exhaustive doit permettre aux étudiants et chercheurs en droit spatial de s’appuyer sur des bases solides pour créer les systèmes juridiques du futur, d’après Christopher Hearsey, cofondateur de la Space Court Foundation.
Fondé en 2018, l’organisme propose également une série transmédia nommée Stellar Decisis, qui examine l’avenir possible de la pratique du droit et de l’administration de la justice dans l’espace. « La loi n’est pas seulement la règle de droit, c’est aussi l’environnement dans lequel vous administrez la loi », explique Christopher Hearsey, qui a par ailleurs travaillé au sein du Bureau de l’air et de l’espace du département d’État américain. « Le problème avec l’espace, c’est que l’environnement est totalement différent. » De cette constatation découle la nécessité d’adopter des lois adaptées au mode de vie d’une colonie extraterrestre, comme sur Mars. Dans la perspective où Elon Musk réussirait son pari de fonder une ville martienne autonome, cela impliquerait une gouvernance locale de la justice.
Car à mesure que sa population grandira, ses besoins dans l’application de la justice augmenteront avec elle. « S’il y a beaucoup d’habitants, et je parle de cent, peut-être mille personnes, vous aurez finalement besoin de systèmes judiciaires locaux », détaille Christopher Hearsey. Il deviendra alors nécessaire d’organiser la justice martienne pour ne pas sombrer dans l’anarchie. Il est donc probable qu’à terme, une telle colonie verra la création d’une constitution martienne, adaptée au quotidien et aux problèmes locaux des colons martiens. C’est pour préparer cette possibilité que la Earthlight Foundation a publié une déclaration des droits et responsabilités de l’humanité dans l’univers. Celle-ci proclame un univers libre pour tout être humain, tant qu’il n’interfère pas avec les droits d’autres êtres humains ou sentients.
Cette hypothétique constitution martienne devra notamment répondre à différentes questions concernant la gestion et la propriété des ressources spatiales, la criminalité, le droit des conflits armés, les débris spatiaux, la souveraineté ou encore l’immigration. Dans cette perspective, Edward Snowden interrogeait Twitter avec humour : « Pensez-vous qu’ils vérifient les passeports à la frontière ? C’est pour un ami. »
Rester à savoir à quel point la constitution martienne serait différente de celles existant sur Terre. Pour Michelle Hanlon, du Centre de droit aérien et spatial de l’université du Mississippi, c’est l’opportunité pour l’humanité d’apprendre de ses erreurs, et de s’améliorer. Mais le risque de retomber dans nos travers reste bien présent. « La seule chose que nous ne voulons pas faire, c’est répéter le colonialisme », plaide la chercheuse. Ce qui s’apparente à un vœu pieux pour une colonie.
Couverture : Max Rymsha/Behance