Le gros camion rouge

Pour comprendre le gouffre qui sépare les partis politiques de l’Indiana, il suffit de regarder ce qu’il se passe lors des célébrations des soirs d’élection. Le 6 novembre 2012, les Démocrates ont opté pour la salle de bal feutrée de l’hôtel Marriott Downtown d’Indianapolis. Les Républicains, qui allaient obtenir une majorité écrasante à la Chambre des représentants et au Sénat, ont préféré la zone d’embut du Lucas Oil Stadium. Ce soir-là, plus de 2 000 membres du parti se sont rassemblés pour assister aux résultats, particulièrement les fidèles du trésorier de l’Indiana Richard Mourdock, qui avait fait campagne pour devenir sénateur. Mais celui autour de qui tout tournait réellement ce soir-là, c’était Mike Pence. Dans les dernières semaines de sa campagne pour devenir gouverneur de l’Indiana, le président du groupe républicain au Congrès avait lancé son Big Red Truck Tour, troquant son costume sombre contre un bomber pour sillonner les petites villes de l’État. Ce soir-là, tous les sièges de la zone d’embut étaient décorés à l’image du pick-up rouge. Quelqu’un avait même pensé à faire installer un revêtement pour protéger l’herbe avant de faire entrer le fameux Big Red Truck sur le terrain.

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La victoire de Pence en 2012
Crédits : Indy Star

Passé ce spectacle, le silence a gagné les gradins. Le public regardait le direct de la chaîne conservatrice Fox News, diffusée en hauteur sur des écrans de 30 mètres de large. Je trompais l’ennui en suivant du regard les membres de l’équipe de campagne, qui parcouraient la zone pendus à leurs téléphones, butant de temps en temps les uns dans les autres. J’en ai également profité pour parler aux électeurs républicains. « J’ai été une patriote paresseuse », m’a confié une supporter de Mourdock qui n’avait pas vraiment suivi les élections. Elle aimait bien Pence : « Il a l’air d’être un Hoosier typique : sincère, honnête, avec de bonnes valeurs. » Beaucoup d’autres ont fait l’éloge de Pence, mais la plupart ajoutaient qu’il poursuivrait le travail de son prédécesseur le gouverneur Mitch Daniels, républicain lui aussi. « Je pense que Mitch – je veux dire Mike – va continuer à faire aller l’État dans la bonne direction », m’a dit un homme assis à une quinzaine de mètres de la billetterie. À 21 h 33, Fox News estimait que Mourdock allait perdre. Un silence pesant s’est abattu sur le stade instantanément. Lorsque Pence s’est montré pour clamer victoire, une heure plus tard, la moitié de la foule était partie. Il s’est dirigé vers la scène et a laissé sa femme, Karen, monter les marche la première avant de commencer son discours. « L’heure est venue de mettre la politique de côté et de travailler ensemble », a-t-il dit, promettant aux Hoosiers « des budgets équilibrés, des taxes revues à la baisse et moins de paperasse ». C’était une solide performance, même si Pence a toujours été meilleur en un contre un ou à la télévision. C’est ce qu’il a fait ensuite, marchant le long de la ligne de touche à travers une foule compacte de fans et de journalistes. Pence était sûrement fatigué après les derniers jours intensifs de la campagne, mais il n’en laissait rien deviner. Il passait de poignées de mains en interviews, de photos prises au téléphone portable aux micros des équipes de télé. Après 45 minutes, il n’était qu’aux deux tiers du chemin. C’est alors que la Fox a annoncé que Barack Obama venait d’être réélu président. Le silence est retombé une deuxième fois sur le stade. Mike Pence n’a pas bronché. Il travaillait depuis 25 ans pour devenir l’un des politiciens les plus souples d’Amérique. Il fut un temps où il était facile de passer à côté du gouverneur de l’Indiana.

Pendant toute l’année 2012, Pence a bénéficié d’une avance considérable, mais en définitive il n’a battu le Démocrate John Gregg que de 4 points. La course au Sénat l’a également éclipsé. Richard Mourdock était sorti de nulle part. Il semblait uniquement animé par des convictions ultra-conservatrices et refusait de plier sur la moindre d’entre elles. 0113-pence-truckOn pourrait tout à fait en dire autant de Mike Pence. L’un des nombreux slogans de Pence est qu’il est « chrétien, conservateur et républicain, dans cet ordre ». Et il ne laisse aucun doute sur le fait qu’il aime sa famille, son État et son dieu. « Il y a beaucoup de politiciens qui mènent une vie en public et une autre en privé », dit Mike Murphy, un conseiller politique républicain. « Mais s’il y a bien une chose que je peux vous dire sur Mike, c’est qu’il est le même dans les deux cas. Il n’y a aucune contradiction chez lui. » Presque. Il y avait une contradiction entre le passé de Pence et sa campagne de gouverneur de 2012. En tant que membre influent du Congrès (et avant ça), Pence a pris des positions ultra-conservatrices sur tous les sujets : la politique étrangère, la politique fiscale, les affaires sociales et j’en passe. Mais durant sa campagne de gouverneur, il s’en est tenu à un plan austère basé sur des statistiques qu’il a baptisé sa « feuille de route » pour l’Indiana. Pence sonnait davantage comme un comptable que comme un idéologue, contrastant du tout au tout avec les convictions inflexibles qu’il avait défendues au cours de sa carrière. Son premier accomplissement majeur en tant que gouverneur a donc été de convaincre les électeurs qu’il était quelqu’un qu’il n’était pas en réalité.

Les jeunes années

Mike Pence est en campagne depuis l’école primaire. La seule chose qui a changé, c’est son parti politique. Ce natif de l’Indiana est né en 1959 au sein d’une famille irlandaise, catholique et démocrate (dans cet ordre). Lorsqu’il était enfant, à Columbus, il collectionnait les coupures de presse de Kennedy. À 15 ans, il était responsable des Jeunes Démocrates d’Amérique de son comté de Bartholomew. Après le lycée, Pence a pris la direction du sud-est pour étudier au Hanover College, où il s’est spécialisé en histoire. Il n’était pas le plus studieux des étudiants – il s’y est repris à deux fois pour entrer à l’école de droit de l’université de l’Indiana –, mais ses camarades l’ont désigné pour prononcer le discours de remise des diplômes d’Hanover. « Mike est une personne sociable par nature », se souvient G. M. Curtis III, un de ses anciens professeurs, « il avait de grandes facultés d’écoute. »

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Mike Pence (à gauche) entouré de sa famille

C’est à Hanover que Pence a connu deux transformations importantes. La première était politique. Il a travaillé avec Curtis sur sa thèse – il voulait écrire sur la religion de Lincoln – et s’est inscrit à son cours d’histoire constitutionnelle et légale, qui avait mauvaise réputation. Curtis était rigoureusement originaliste. Son programme ne s’appuyait que sur les écrits des Pères fondateurs des États-Unis, et Pence a commencé à s’éprendre de la notion de gouvernement limité. Cela a pris du temps (il votait encore pour Carter en 1980), mais les convictions politiques de Pence ont commencé à dériver. La deuxième transformation était religieuse. À Hanover, Pence faisait partie d’un groupe non confessionnel et il s’est converti au christianisme évangélique. Cela aussi a pris du temps – il a rencontré sa future femme, Karen, à l’église Saint-Thomas-d’Aquin d’Indianapolis –, mais en 1986, lorsqu’il s’est installé pour étudier le droit, il avait commencé à ressembler au Mike Pence d’aujourd’hui. « Certaines personnes donnent l’impression qu’ils vont prendre les choses en main », raconte Van Smith, qui fut longtemps son mentor et qui, à 85 ans, était le président de la campagne de gouverneur de Pence. « C’est le sentiment qu’on avait avec Mike et Karen. » Malgré tout, Pence a surpris tout le monde lorsqu’il a décidé, en 1988 à tout juste 29 ans, de se présenter pour devenir membre du Congrès dans ce qui était alors la deuxième circonscription de l’Indiana. Il a mené une campagne directe et populiste. « La plus grande différence entre Mike Pence et Phil Sharp », clamait-il durant ses rassemblements, prenant à parti son adversaire démocrate, « c’est le million de dollars qu’il reçoit de groupes d’intérêt spéciaux ».

Pence, dont les cheveux bruns tournaient déjà au gris, a parcouru 420 kilomètres sur son vélo sans vitesses pour aller à la rencontre des électeurs. Il a récolté plus de fonds que n’importe quel autre candidat de l’État. Pence a fini par perdre, mais il est passé plus près de la victoire que quiconque l’aurait cru. Il s’est immédiatement attelé au match retour. Cette fois-ci, il a reçu l’aide inattendue d’une personnalité de la radio locale du nom de Sharon Disinger. La première fois que Disinger a vu Pence, lui et Karen étaient en campagne à vélo. Elle voulait lui offrir un média plus efficace : une émission sur sa station de radio de Rushville. « Quand nous avons parlé pour la première fois », se rappelle Disinger, « je lui ai rappelé que Ronald Reagan aussi avait perdu une élection et qu’il avait enchaîné avec une émission de radio pour qu’on ne l’oublie pas. » Ses paroles ont convaincu Pence, qui a commencé à faire le trajet une fois par semaine d’Indianapolis à Rushville pour présenter son émission, Washington Update. Il s’asseyait ensuite avec Disinger et son mari pour débriefer.

En 1990, Pence s’est mesuré à Sharp une seconde fois. Cette élection est restée dans les annales comme une des plus agressives de l’histoire de l’Indiana. L’une des publicités de Pence mettait en scène un homme en robe avec un fort accent arabe qui remerciait Sharp pour son soutien envers le pétrole étranger. Mais le choc de cette publicité éclipse un point plus important : Pence ne s’est pas contenté de mener une campagne très laide ; elle était surtout parfaitement inepte. Elle a été entachée par des scandales et une mauvaise communication. Son pire moment a eu lieu lorsqu’un membre de l’équipe de Sharp a brandi les rapports financiers de la campagne de Pence durant une conférence de presse. « Si vous donnez de l’argent à Mike Pence, vous remboursez son crédit immobilier », a-t-il déclaré. Et ce n’est pas tout. La campagne de Pence avait illégalement servi à payer sa voiture, ses notes de frais et même ses parties de golf. La révélation a porté un coup fatal à sa campagne. Des années plus tard, quand Pence s’est retrouvé face au membre de l’équipe de Sharp à Washington, il aurait déclaré : « Tiens donc, voilà l’assassin politique. »

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Mike Pence lorsqu’il était membre du Congrès

Cette expérience a appris à Pence à être plus vigilant – même si à l’époque il pensait qu’il ne se présenterait plus jamais à une élection. En 1991, il est devenu président de l’organisation conservatrice Indiana Policy Review Foundation. Tout le monde y a gagné : Pence a triplé les fonds du think tank et il a dévoré leurs travaux de recherche, approfondissant sa connaissance des politiques républicaines. Mais Pence et la Policy Review se sont ensuite séparés. Les amis de Pence situent tous l’époque où il a atteint sa « maturité » au milieu des années 1990. Karen et lui ont eu le premier de leurs trois enfants après des années de tentatives infructueuses. Pence s’est peu à peu intéressé davantage à des sujets sociétaux comme l’avortement. La Policy Review préférait s’en tenir à des articles économiques et politiques, et Pence les a quittés en bons termes en 1994. Grâce à Sharon Disinger, plusieurs options s’offraient à lui. Pence animait jusqu’ici un petit talk show du samedi matin, qu’il a décidé d’étendre à trois heures par jour, cinq jours par semaine. Il a présenté l’idée à des publicitaires aux quatre coins de l’État et le Mike Pence Show a rencontré beaucoup de succès – 19 stations le diffusaient. « C’était une émission typique de l’Indiana », se souvient le producteur Todd Meyer. Pence digressait souvent sur l’agriculture, l’artisanat et le coach de basket de l’université de l’Indiana Bob Knight. Mais il parlait avant tout de politique. Il lui arrivait d’inviter des Démocrates, mais ses convictions ont continué à se renforcer. Lorsque le Républicain Richard Lugar a participé à l’élection présidentielle de 1996, Pence a utilisé son émission pour le critiquer car il n’était « pas assez conservateur » à son goût.

En campagne

Quelques années plus tard, David McIntosh, le candidat républicain qui a remplacé Phil Sharp, a invité Van Smith à un petit-déjeuner. Il lui a confié qu’il allait se présenter pour devenir gouverneur en 2000. Sitôt chez lui, Smith a appelé Pence et lui a dit qu’il était temps de se relancer en politique. Pence a répondu qu’il devait en parler avec Karen, mais il a rappelé avant la fin de journée. « Il n’a pas perdu de temps », se souvient Smith. Pence est entré dans la course pour prendre le siège de McIntosh au Congrès en menant une campagne lisse et positive. Cette fois-ci, il a remporté l’élection haut la main. Van Smith était également présent lorsque Pence a lancé sa campagne pour devenir gouverneur. À la fin de l’année 2010, il a réuni sa famille, les membres de son équipe et une poignée de conseillers pour une réunion qui a duré toute une journée. Le groupe a parlé logistique et détails politiques, mais le défi était avant tout de définir quels seraient ses chevaux de bataille. D’après Smith, les participants ont émis toutes sortes d’idées, parmi lesquelles des campagnes tournant autour de questions sociétales comme l’avortement et le mariage gay. « Mike a décidé qu’il fallait mettre l’accent sur l’emploi et l’éducation », raconte Smith. Cette fois, il a laissé son vélo au garage. À chaque événement, Pence se levait et déclarait simplement : « Je veux devenir gouverneur pour deux raisons. »

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Mike Pence en plein discours
Crédits : Gage Skidmore

La première fois que je l’ai vu prononcer son discours, c’était à l’hôtel Conrad Indianapolis en centre-ville, lors d’une convention d’entrepreneuses de l’Indiana. C’était une journée morne de septembre et Pence portait un pantalon chino et une chemise bleue, serrée sur les hanches. Il s’en est principalement tenu à ses deux raisons. « La première est que j’aime cet État de tout mon cœur », a-t-il dit. « L’autre raison est que l’Indiana traverse une époque difficile. » Il a ensuite enchaîné les slogans. « Il est temps de faire passer l’Indiana des réformes aux résultats. » Plus tard, c’était « du passable au formidable ». Il s’en est tenu scrupuleusement aux points détaillés sur sa feuille de route pour l’Indiana, jusqu’à conclure : « Il faut que je file à mon prochain rendez-vous. » Il s’est ensuite dirigé vers la porte. Son prochain rendez-vous était une collecte de fonds privée et j’y suis arrivé en avance. Elle avait lieu dans un petit centre commercial où l’on trouvait un coiffeur africain, un barbier et une pizzeria, ainsi que des devantures abandonnées. Sur le parking se trouvait une Chevrolet Impala sur le pare-choc de laquelle était écrit « SEXY BLAQ » en lettres gothiques.

À l’époque, Pence ne bénéficiait pas d’une grande couverture médiatique : en plus de moi, il n’y avait qu’un reporter de l’Indianapolis Star et un photographe. Quand Pence a fini par arriver, il a commencé par la pizzeria. La petite dame qui tenait l’établissement a ôté son tablier et lui a amené des gressins. « Je me considère comme un expert en pizza, avec une expérience très vaste et très diversifiée », a dit Pence alors qu’il en goûtait un. La dame a commencé à lui confier le mal qu’elle avait à faire tourner son établissement. Pence, qui la regardait droit dans les yeux en hochant la tête de façon exagérée, a posé une main sur son épaule et l’a faite pivoter de quelques centimètres sur la droite – un meilleur angle pour lui, une meilleure photo pour l’Indianapolis Star. Il est ensuite allé chez le barbier, où il a promis qu’il répondrait à des questions. Mais d’abord, un grand homme noir nommé Gary Hobbs s’est levé. Quelques mois plus tôt, raconte Hobbs, Pence avait parlé à un groupe de promoteurs de sa volonté de relancer l’enseignement professionnel de l’Indiana. Hobbs est ensuite venu le trouver pour lui expliquer que lui et quelques autres essayaient d’en faire autant au lycée d’Arlington. C’est pour cela que Pence était là ; non pas pour se faire prendre en photo mais parce que Hobbs l’avait invité. « Il a vraiment pris le temps de m’écouter », a dit Hobbs au barbier. « Mike est une personne qui se soucie des autres. »

« J’étais Tea Party avant que ce soit cool. » — Mike Pence

Tandis que son équipe de campagne faisait passer aux personnes présentes des exemplaires de sa feuille de route, Pence a raconté les souvenirs qu’il avait de ses cours de technologie. Il avait de piètres résultats, mais certains de ses amis étaient très doués. « Ça ne nous empêchait pas de manger ensemble et d’aller voir le match le samedi soir », a-t-il dit. En faisant le tour de l’État, il avait entendu les employeurs se plaindre du fait qu’ils avaient des emplois techniques à pourvoir mais personne d’assez qualifié pour les occuper. C’est pour cela que Pence avait eu l’idée de développer l’enseignement professionnel. « Je suis absolument convaincu que l’Indiana peut devenir un leader en la matière », a-t-il dit à la petite assemblée. Puis ça a été l’heure des questions. Une femme la façon dont fonctionnerait système de santé pour les gens coincés entre Medicaid et un travail leur assurant des revenus décents. Sa question était longue, détaillée et, en partie parce qu’un poster d’Obama pendait au mur du barbier, un peu délicate. Pence a néanmoins répondu sur un mode tout aussi détaillé. « Obamacare ne conduira qu’à des impôts plus élevés et à davantage de coûts médicaux pour les habitants de l’Indiana », a-t-il répondu. Pence a conclu que l’approche proposée par le gouverneur Mitch Daniels avec Healthy Indiana était meilleure. « Je pense qu’il s’agit du bon modèle », a-t-il affirmé, « contrairement à celui dicté par Washington. » Son interlocutrice n’était pas totalement satisfaite, mais elle a apprécié de recevoir une réponse directe. Les autres questions se sont enchaînées sur le même mode.

À chaque fois, Pence a répondu franchement, sans chercher à dire aux gens ce qu’ils voulaient entendre. Au déjeuner de l’hôtel Conrad, j’ai parlé à une chef d’entreprise de la ville de Fishers. Elle a été conquise par les positions de Pence à propos de l’enseignement professionnel, ayant elle aussi du mal à trouver des employés qualifiés. « Tout le monde veut voir ses enfants devenir des patrons », m’a-t-elle dit, « mais nous avons aussi besoin d’ouvriers qualifiés. » Quand je l’ai interrogée au sujet de la carrière de Pence au Congrès, elle a admis – comme toutes les personnes à qui j’ai posé la question – qu’elle n’en avait jamais entendu parler. C’est pourtant cette carrière au Congrès qui fait que son adversaire démocrate John Gregg dépeint Pence comme un ultra-conservateur sur le plan sociétal. Et il ne fait aucun doute que pendant ses 12 années au Congrès, Pence a dépensé beaucoup d’énergie sur ces questions. « La crise que nous traversons », a-t-il déclaré dans un discours de 2010, « n’est pas seulement économique et politique, elle est aussi intrinsèquement morale. » Il est difficile de penser à un sujet de société sur lequel il n’a pas opté pour une position d’extrême-droite, qu’il défendait avec passion. Comme il l’a dit dans une interview en 2011 : « J’étais Tea Party avant que ce soit cool. »

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Donald Trump et Mike Pence sur scène
Crédits : Gage Skidmore

De Washington à l’Indiana

Son attitude défiante a débuté quand Pence est arrivé à Washington en 2001. Lors de son premier mandat, quand le Républicain John McCain a essayé de faire passer une réforme sur le financement des campagnes, Pence s’est levé en réunion et a accusé le sénateur d’Arizona de « coucher avec » les Démocrates sur ce sujet. La loi McCain a donné l’occasion à Pence de faire montre de ses compétences de législateur. « Je ne dirais pas nécessairement que c’est un mordu de droit constitutionnel », dit son ancien collaborateur Stephen Piepgrass, « mais il avait un vrai talent pour mettre le doigt sur ce qui n’allait pas. » Quand la loi McCain a été proposée, Pence a affirmé qu’elle était anticonstitutionnelle avant que quiconque ait commencé à l’analyser.

C’est cette même compétence qu’il met à profit pour ses slogans – Pence les élabore seul et ne les soumet jamais à l’approbation de focus groups. Ses anciens collègues parlent aussi de son amour pour l’Indiana. Au Congrès, Pence a décoré son bureau avec des souvenirs de son État natal. Il encourageait tellement son équipe à être réactive que les électeurs de tout l’État ont fini par les appeler pour leur demander de l’aide. Il a également présidé une cinquantaine de conseils municipaux par an, d’après l’ancien membre de son équipe Ryan Reger. Sur les conseils de Dan Quayle, Pence a installé sa jeune famille à Washington. Il y a aussi amené son pick-up rouge, avec lequel il se rendait au Capitole tous les jours. Si bien que quand Pence retournait dans l’Indiana, Reger lui servait de chauffeur. Leurs journées commençaient si tôt que le membre du Congrès – qui n’hésitait jamais à sortir sa Bible pour montrer sur quel passage sa décision s’appuyait – finissait souvent sur le siège passager. « Chaque soir, tandis que nous rentrions à la maison », se rappelle Reger, « il appelait Karen et ses enfants. » L’unique objectif de Pence était alors de se battre pour ses principes farouchement conservateurs. C’est ce qui l’a poussé à refuser de soutenir le plan de George W. Bush pour prendre en charge une partie du coût des médicaments des personnes âgées. Pence s’est opposé dès le début à ce qu’il considérait comme une mesure sortie de nulle part pour laquelle il n’existait aucun financement prévu. « Il ne s’est jamais dit : “Peut-être que si on changeait ci ou ça” », raconte Ryan Fisher, qui a travaillé avec Pence pendant des années en tant que directeur législatif de son équipe. « C’était une position fondée sur ses principes. »

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George Bush et Mike Pence à la Maison-Blanche

Bush a fait du lobbying auprès de Pence personnellement. Un jour, le président a convoqué les plus entêtés des représentants à la Maison-Blanche. Il a fait un tour de table en demandant à chacun quel était le problème. Quand ça a été le tour de Pence, celui-ci a répondu qu’après cette réunion, il devait se rendre aux 10 ans de sa fille et qu’il ne voulait pas arriver à la fête d’anniversaire en sachant qu’il avait endetté plus encore sa génération. Au final, la Maison-Blanche est parvenue à convaincre assez de représentants conservateurs de soutenir la loi, et elle est passée. Mais Pence n’a jamais cédé. D’autres grandes lois ont connu le même sort à ses yeux.

Au cours des années 2000, Pence a résisté à tout, jusqu’au plan Paulson pour faire face à la crise financière de 2008. Les donateurs l’ont lâché et la direction du Parti républicain lui a tourné le dos. Le Weekly Standard a écrit à l’époque que Pence était « haï par les assistants de Bush ». Ce n’est pas l’unique fois où Pence a attiré l’attention des médias. Dès son premier jour à Washington, il avait recommandé à son staff d’informer la presse et de se montrer coopératifs. Cela lui a donné à une couverture médiatique flatteuse – « Le parfait conservateur », proclamait le New York Times – ainsi qu’une nouvelle tribune où défendre ses idées. Finalement, Pence a trouvé le moyen de s’entendre avec ses camarades républicains : non pas en changeant, mais en regardant le parti changer. À la fin de sa carrière au Congrès, le Parti républicain faisait écho à beaucoup de ses positions. Il a accédé à la troisième plus haute place de la direction du parti, mais même à ce moment-là il n’a pas transigé et s’est toujours fait l’avocat de plus de « pureté ». « On ne fera pas de compromis dans notre combat pour stopper la frénésie de dépenses du gouvernement », a dit Pence dans l’émission de Hugh Hewitt en 2010. « On ne fera pas de compromis dans notre combat pour empêcher les Démocrates d’imposer toujours plus d’État et de hausser les impôts. Et si je n’ai pas encore été assez clair, permettez-moi de me répéter : pas-de-compromis. »

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Le soir de son élection au poste de gouverneur, après avoir longé la ligne de touche, Mike Pence a retrouvé sa mère et lui a rappelé qu’il l’emmènerait déjeuner le lendemain matin. « Je passerai te chercher à 8 heures », a-t-il dit en se penchant sur elle. « Nous irons chez Shapiro. » Le lendemain matin, deux heures après son petit-déjeuner, Pence et deux de ses assistants sont entrés dans une petite pièce au quatrième étage du Columbia Club d’Indianapolis. Pence avait l’air lessivé et ses gestes paraissaient plus lents qu’à l’habitude. Il a envoyé un de ses assistants chercher du café et de l’édulcorant. Malgré cela, il affichait un visage enjoué alors que nous nous apprêtions à discuter pendant 45 minutes. L’autre assistant venait de lui montrer un exemplaire du Star, dont la rubrique « Metro » affichait en première page un sujet sur la famille Pence. Il était détendu. Après avoir répondu à quelques questions sur sa vie, Pence a réfléchi à la différence entre gouverneur et sénateur. « C’est une responsabilité très différente », a-t-il dit. « Je crois vraiment qu’un législateur doit défendre ses convictions et qu’un gouverneur doit porter une vision à travers son travail. » La vision de Pence, bien sûr, était centrée autour de l’emploi et de l’éducation. « Si vous regardez notre feuille de route pour l’Indiana », dit-il, « nous avons six buts précis et six variables. » Il m’a ensuite raconté qu’après Shapiro, il avait retrouvé son prédécesseur Mitch Daniels au capitole de l’Indiana pour qu’il lui fasse visiter les bureaux du gouverneur. Pence prévoyait de faire agrandir sa feuille de route et de la coller sur un des murs. « Je n’ai pas vu où est-ce que nous pourrions la mettre », dit-il, « mais à chaque fois que nous nous verrons on la regardera en détail. »

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Crédits : Gage Skidmore

À ce moment-là, je lui ai fait part des opinions de Richard Mourdock sur le compromis. Pence s’est empressé de décliner tout commentaire. Je lui ai alors demandé ce qu’il pensait personnellement du bipartisme. « Dans notre feuille de route pour l’Indiana, nous avons articulé une vision, un ensemble de six objectifs », a-t-il répondu. « Ce que je souhaite, c’est mettre tout le monde d’accord au sein des deux partis. Tout en continuant de viser ces buts, je veux entendre les idées de chacun. » Puis quelque chose d’étrange s’est produit. Mike Pence, l’homme qui, la nuit d’avant, avait serré toutes les mains présentes au Lucas Oil Stadium ; l’homme dont les assistants prévoient toujours plus de temps dans son agenda car il a la langue trop bien pendue ; ce Mike Pence a déclaré, après précisément vingt minutes d’interview : « On doit y aller dans cinq minutes, n’est-ce pas ? » Un des assistants est parti chercher la voiture et Pence a commencé à expédier toutes mes questions. Je lui ai demandé de me parler de sa foi en détail. « Je suis un chrétien très ordinaire », a-t-il répondu. Je lui ai demandé où il allait à l’église. Il a répondu qu’il était plus ou moins en train d’en chercher une. « Nous avons été engagés pour un nouveau poste hier soir, vous vous souvenez ? » Je lui ai demandé s’il comprenait pourquoi la presse locale le pourchassait avec les choses dont il ne parlait pas, comme les questions sociétales. « Je n’ai jamais refusé de parler aux membres du quatrième pouvoir de tout ce dont ils voulaient parler », a-t-il dit. Je lui ai demandé pourquoi, après une carrière au Congrès durant laquelle il avait soutenu que les questions sociétales étaient des questions économiques, il avait cessé d’en parler. « Vous laissez entendre que je n’en ai pas parlé durant la campagne », s’est-il contenté de répondre. Je lui ai enfin demandé de me parler de cette réunion dans le comté de Brown, dont Van Smith m’avait parlé. « C’était une réunion privée », m’a-t-il dit. C’est cette dernière absence de réponse qui est la plus significative.

Durant sa campagne de gouverneur, Pence a esquivé les questions sociétales en prenant l’excuse des électeurs. C’est ce qu’il a fait une fois de plus durant notre entretien : « En sillonnant cet État durant un an et demi », a-t-il dit, « tout ce dont j’ai entendu les Hoosiers parler, c’était de l’emploi et de l’éducation. » Il ne fait aucun doute que les habitants de l’Indiana sont intéressés par ces questions. Mais si l’on en croit Van Smith, cette focalisation sur l’emploi et l’éducation remonte bien avant que Pence ait annoncé sa campagne. Pence n’a pas menti en disant qu’il suivait la voix des électeurs, mais il n’a pas dit toute la vérité non plus. Cette campagne de Pence avait laissé entrevoir le revers avisé de la nature rigide et campée sur ses principes qu’il a montré au Congrès. Ce revirement a surpris tout mes interlocuteurs. « J’ai été très surpris qu’il évite les questions sociétales », m’a dit un ancien membre de son équipe. « Il est plus calculateur que je l’aurais imaginé. » C’est que Mike Pence avait des ambitions présidentielles. Il a choisi en 2012 de briguer le poste de gouverneur plutôt que de se présenter aux élections présidentielles. Entre sa carrière au Congrès et ses talents de communicant, Pence était déjà pressenti à l’époque pour tirer son épingle du jeu lors des élections de 2016.

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Crédits : Gage Skidmore


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « INcoming: Mike Pence », paru dans Indianapolis Monthly. Couverture : Mike Pence par Gage Skidmore.


UNE SEMAINE AVEC LES JOURNALISTES QUI COUVRENT TANT BIEN QUE MAL LA CAMPAGNE DE DONALD TRUMP

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Donald Trump est connu pour détester les journalistes, qu’il qualifie d’ « écœurants ». Plongée dans le quotidien des reporters qui le suivent dans sa campagne.

I. Le chaos

Le 11 mars, une heure avant le début d’un rassemblement de soutien à Donald Trump à Chicago, je suis allé jeter un œil à l’espace presse – un rectangle entouré de barrières en métal où étaient contenus les journalistes. Je suis allé à la rencontre de certains de mes collègues. Je parlais avec Sopan Deb, un reporter pour CBS News qui suit la campagne de Trump depuis des mois, quand les premières protestations se sont faites entendre dans la foule. Les supporters de Trump avaient encerclé des hommes qui portaient des t-shirts sur lesquels était écrit : « Les musulmans unis contre Donald Trump ». Deb s’est excusé, a hissé sa caméra sur son épaule et a quitté l’espace presse au pas de course en quête d’un meilleur angle pour filmer la scène. Lorsqu’il est revenu, il a posé sa caméra et a repris sa conversation avec moi comme si rien ne s’était passé. Un journaliste papier s’est joint à la discussion. Deux minutes plus tard, on a entendu crier un autre protestataire anti-Trump. Mes deux compères ont tourné la tête en direction des voix et se sont à nouveau précipités vers la foule une fois le désordre localisé.

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Les protestations anti-Trump du 11 mars à Chicago

Est-ce que ça se passe toujours comme ça ? « Oui, c’est totalement normal », m’a dit Deb à son retour, imperturbable. « Les gens pensent que c’est nouveau, mais ça se passe comme ça à tous les rassemblements de Trump depuis novembre. Il y en aura dix autres comme ça ce soir. » Alors que l’heure du début de l’événement approchait, deux hommes portant des pins à l’effigie de Trump au revers de leurs costumes ont fermé les portes de l’espace presse. « Ils n’ont plus le droit de sortir », a expliqué l’un d’eux à l’autre. « Pas avant qu’il [c’est-à-dire Trump] ait quitté le bâtiment. » Les tensions ont continué et se sont intensifiées. La police fourmillait dans la salle. Tout le monde se tenait debout, à crier et pointer d’autres gens du doigt. Et quand une annonce publique nous a informés que l’événement était annulé, la salle a explosé.

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