Cette fois, Jack Ma est arrivé sobrement. Déjà auréolé du titre d’homme le plus riche de Chine, le patron d’Alibaba s’est contenté d’un costume en tout point similaire à son hôte, Maurice Levy, pour monter sur la scène de VivaTech, jeudi 16 mai 2019. En septembre 2017, il avait célébré les 18 ans du célèbre site de commerce chinois en apparaissent à dos de moto, vêtu d’un costume doré et d’un masque pailleté. Il s’était ensuite déhanché sur le titre « Billie Jean » de Michael Jackson sous le regard amusé de ses 40 000 salariés. Ils n’avaient pas dû s’étonner outre mesure. Déjà en septembre 2009, pour les dix ans d’Alibaba, Jack Ma n’avait pas hésité à monter sur scène pour interpréter Le Roi Lion, affublé d’une perruque blonde et d’une crête rouge.
Est-ce à dire qu’il aime la loi de la jungle ? L’homme de 54 ans n’apprécie en tout cas guère la législation en place à Paris. « En Europe », a-t-il observé sur la scène de VivaTech, « j’ai l’impression qu’on ne sait que réguler et légiférer. Quand vous avez un problème, vous rédigez des lois. Mais les hommes ne peuvent être des experts que sur le passé, jamais sur le futur. Nous ne devrions pas mettre des bâtons dans les roues du progrès juste parce qu’il y a eu un problème auparavant. » De son côté, Jack Ma voit loin. Quand il quittera ses fonctions exécutives, en septembre prochain, la stratégie pour 2036 sera déjà dessinée.
« Nous passerons de 40 millions d’emplois créés à 100 millions d’emplois à travers le monde », vante-t-il. « Nous voulons créer une économie digitale qui sert 2 milliards de consommateurs, avec 10 millions d’entreprises profitables hébergées sur notre plate-forme. Nos objectifs ne sont pas d’atteindre une valorisation de 10 milliards de dollars, mais plutôt de devenir la référence globale en termes d’achats, de vente, de paiements, de livraison, et de voyages. » Mais quel genre de personne se cache sous le costume de cet insatiable entrepreneur ?
Un mauvais élève
1er janvier 1980. Comme à l’accoutumée, Ma Yun, adolescent chinois de 15 ans depuis peu rebaptisé Jack par un touriste américain, enfourche son vélo et se rend à l’hôtel Shangrila de sa ville de Hangzhou, capitale de la province du Zhejiang, pour pratiquer son anglais rudimentaire. Ce jour-là, il y fait une rencontre déterminante. C’est Duncan Clark, ancien banquier d’affaires chez Morgan Stanley aujourd’hui installé en Chine depuis plus de vingt ans, qui la raconte dans une biographie parue en France en mars dernier, Alibaba, Ken et Judy Morley sont un couple d’Australiens venu à Hangzhou par le biais de l’Association d’amitié sino-australienne, une organisation qui ne cache pas sa sympathie pour la Chine communiste.
L’un de leurs trois enfants, David, se prend, lui, de sympathie pour Jack. Les deux adolescents disputent de longues parties de frisbee au bord du lac de Hangzhou. Le reste de la famille est elle aussi conquise par le jeune Chinois, « qui voulait vraiment pratiquer son anglais et était très amical ». Il leur adresse par la suite des lettres dans cette langue et leur demande de corriger ses fautes. Lorsque les Morley reviennent en Chine pour la seconde fois, ils sont invités à dîner dans la petite maison des Ma. Et finalement, à leur retour en Australie, Ken décide de soutenir financièrement Jack dans sa scolarité, à raison d’un chèque tous les six mois.
Mais Jack Ma est d’abord une source de déception pour son bienfaiteur. Il échoue une première fois au gaokao – équivalent du baccalauréat qui détermine le rang de l’université auquel peut prétendre l’élève – à cause de sa note en mathématiques. Puis une seconde fois. Ce n’est qu’à sa troisième tentative qu’il réussit l’examen, sans toutefois obtenir le score qui lui permettrait d’accéder à une université prestigieuse. Il intègre alors l’Hangzhou Normal University, où il fait la connaissance de Cathy Zhang – Zhang Ying de son vrai nom.
« [Jack Ma] n’est pas un bel homme, mais je suis tombée amoureuse de lui parce qu’il sait faire un tas de choses que les hommes beaux ne savent pas faire », confie cette dernière. « Dans un premier temps, [leur] relation demeura secrète », précise pour sa part Duncan Clark. Les jeunes gens se sont mariés une fois leur licence décrochée, en 1988, et ils sont tous les deux devenus enseignants. Ensemble, ils auront deux enfants, un garçon et une fille. Et fonderont Alibaba au détriment de l’aîné, disent-ils. À l’âge de dix ans, il était déjà accro aux jeux en ligne et passait son temps dans les cafés Internet, fuyant un foyer déserté par ses parents débordés. Cathy Zhang a alors abandonné son travail chez Alibaba. Jack Ma sait néanmoins lui devoir une partie de son succès professionnel : « Elle m’aide beaucoup dans ma carrière et dans ma vie familiale. »
Mais avant de connaître ce succès et d’amasser des milliards de dollars, le couple a connu des moments difficiles. Jack Ma a en effet quitté son poste d’enseignant pour fonder une agence de traduction qui manquait cruellement de commandes. Cependant, c’est cette agence de traduction qui lui a fait découvrir Internet, en l’envoyant aux États-Unis en 1995, pour tenter de régler un litige opposant la municipalité de Tonglu, une ville voisine de Hangzhou, à une entreprise américaine. Une révélation.
Alibaba
Jack Ma est tout de suite fasciné par Internet. Mais décontenancé de ne rien y trouver sur son pays. Duncan Clark le cite : « Je dis alors à mon ami, pourquoi ne pas créer quelque chose sur la Chine ? Nous avons créé une page très moche pour mon agence de traduction. Le lendemain matin, mon ami me dit : “Tu as cinq e-mails” venant des États-Unis, du Japon et d’Allemagne. » Tout excité, Jack Ma lance un annuaire d’entreprises chinoises, China Yellow Pages, peu de temps après. Il lui faudra néanmoins patienter encore quelques années avant de connaître son fameux succès.
C’est en février 1999 qu’il réunit une quinzaine de personnes dans son appartement de Hangzhou pour fonder Alibaba. « Le fait que ce nom soit connu de tous a épargné à Jack beaucoup d’investissements marketing en même temps qu’Alibaba lui fournit de la matière imaginaire (les Quarante voleurs, Sésame, les 1001 Nuits) qu’il recycle en permanence », souligne son biographe. À ses collaborateurs, il assène : « Nos concurrents ne sont pas en Chine mais dans la Silicon Valley. Nous devons positionner Alibaba comme un site international. »
Et cette stratégie a largement payé. En témoignent les résultats boursiers du deuxième trimestre 2017 d’Alibaba, qui a passé le cap des 400 milliards de dollars de valorisation, entrant ainsi dans le club très fermé, et auparavant réservé aux Américains, des géants d’Internet : Apple, Google, Facebook, Microsoft et Amazon. Jack Ma a également fondé le site d’enchères en ligne Taobao, le centre commercial en ligne Tmall, ou encore le système de paiement en ligne Alipay, qui compte 400 millions d’utilisateurs en Chine.
Au total, le paiement en ligne représente plus de 5 500 milliards de dollars dans le pays. « L’entreprise de Jack Ma a complètement façonné les modalités de consommation des Chinois », estime la spécialiste de l’économie chinoise Mary-Françoise Renard. « Maintenant, on paye tout avec son téléphone, même au restaurant, et cette habitude facilite l’émergence de nouveaux services, comme les vélos partagés. Cela s’explique par le fait que la carte bleue est peu utilisée en Chine, à cause d’un système bancaire défaillant. Mais c’est un peu triste, tout le monde est en permanence penché sur son téléphone, plus qu’en France. » Ce qui est loin d’être triste, en revanche, c’est le personnage que s’est construit Jack Ma une fois devenu milliardaire.
Outre ses performances scéniques à l’occasion des anniversaires d’Alibaba et ses déguisements, il adore prononcer de longs discours et raconter son histoire à qui veut bien l’entendre, partager son goût pour les arts martiaux et la mythologie. Mais il reste avant tout un homme d’affaires. En France aussi. En 2016, il s’est offert trois domaines viticoles dans le Bordelais – le Château Pérenne, qui s’étend sur 64 hectares et produit 500 000 bouteilles par an, le Château Guerry, qui s’étend sur 20 hectares et produit 84 000 bouteilles par an, et le Château de Sours, qui s’étend sur 80 hectares et comprend une superbe bâtisse du XVIIIe siècle.
Le capitaliste communiste
Aujourd’hui l’homme le plus riche de Chine, Jack Ma est sans doute aussi l’homme le plus puissant du pays en dehors de ses dirigeants. Il a ainsi été interviewé par Barack Obama en novembre 2015, lors d’un sommet Asie-Pacifique à Manille. Le 44e président des États-Unis avait notamment demandé au milliardaire chinois comment les gouvernements et les entreprises pouvaient, selon lui, venir en aide aux jeunes entrepreneurs. « Pour les gouvernements, c’est simple – il suffit de réduire les impôts, ou de les supprimer, pour ces gars-là », avait répondu Jack Ma, suscitant une vague de rires et d’applaudissements dans le public. « Vous plaisez beaucoup à vos collègues PDG », avait répliqué Barack Obama.
Plus récemment, en janvier dernier, Jack Ma a passé 40 minutes avec Donald Trump dans sa Trump Tower à Manhattan. Le 45e président des États-Unis, qui avait pourtant fait de la Chine un épouvantail durant sa campagne, n’a pas tari d’éloges sur son milliardaire à l’issue de cette rencontre. « C’est un grand entrepreneur », a-t-il dit. « Il aime les États-Unis et il aime la Chine. Jack et moi allons faire des choses formidables pour les petites entreprises », a-t-il ajouté. Et pour cause : Jack Ma a promis de créer un million d’emplois sur le sol américain au cours des cinq prochaines années, en « aidant les petites entreprises à vendre leurs produits en Chine et sur d’autres marchés asiatiques ».
Figure de proue du capitalisme, il ne s’en montre pas moins loyal au régime communiste chinois. Lorsque Yahoo, actionnaire minoritaire d’Alibaba, a apporté son soutien à Google contre des cyberattaques venues de Chine et la censure de Pékin, en 2010, le porte-parole du groupe, John Spelich, a fait savoir qu’il ne partageait pas ses vues. « Le groupe Alibaba a fait savoir à Yahoo que son alignement sur la position prise la semaine dernière par Google était irresponsable au vu du manque de preuves », a-t-il martelé.
Et cinq ans plus tard, Jack Ma rachetait le South China Morning Post, quotidien hongkongais de langue anglaise, pour donner une meilleure image de son pays au reste du monde et contrebalancer des médias occidentaux accusés de parti-pris. « De nombreux journalistes travaillant pour les médias occidentaux s’opposent au système de gouvernance en Chine et cela déforme leur couverture », a en effet déclaré le vice-président exécutif d’Alibaba, Joseph Tsai. « Nous voyons les choses différemment, nous pensons que les choses doivent être présentées telles qu’elles sont. »
Il arrive cependant que Jack Ma use de son pouvoir pour faire pression sur les autorités, notamment au sujet de la tristement célèbre pollution des villes chinoises, et il n’est pas impossible que ce pouvoir finisse par agacer le gouvernement. Duncan Clark se pose la question en ces termes : alors qu’Alibaba rassemble plus de pouvoir qu’aucune autre entreprise privée, Jack Ma peut-il conserver le soutien du gouvernement ?
Couverture : L’énigmatique Jack Ma. (Ulyces.co)