Il y a au moins deux choses qu’on est sûr de trouver lorsqu’on assiste à un concert en plein air à Kingston : de grosses basses de reggae et de dancehall pulsées à plein volume par un mur d’enceintes massif, et un nuage de fumée de marijuana planant au-dessus de la foule. À l’instar des cacahuètes et des matchs de foot, ces deux éléments sont indissociables en Jamaïque depuis près d’une cinquantaine d’années.
En Jamaïque, la vente et l’usage de cette substance sont interdits par la loi depuis 67 ans.
Même si tout le monde n’y fume pas, il est en principe facile de se procurer de l’herbe quand on en cherche. Il suffit de héler l’un des vendeurs qui fendent régulièrement la foule avec des tiges de trente centimètres, et vendent des têtes de la plante séchée pour 100 dollars jamaïcains (un peu moins d’un euro). Si on estime que 15 000 hectares de marijuana sont cultivés en Jamaïque, la vente et l’usage de cette substance – quitte à surprendre les adorateurs de Bob Marley à l’étranger – sont interdits par la loi depuis 67 ans. Jusque très récemment, être interpellé avec de l’herbe, quelle qu’en soit la quantité, pouvait vous coûter jusqu’à cinq ans de prison et une amende de 15 000 dollars jamaïcains (environ 120 euros). Les personnes condamnées pour usage de marijuana rencontrent des difficultés pour trouver un emploi ou pour obtenir des visas vers l’étranger. La sévérité des lois sur le cannabis dans un pays où la plante pousse à l’état sauvage est depuis longtemps un point d’achoppement entre le gouvernement jamaïcain, la Constabulary Force (les forces de police de l’île) et de nombreux citoyens du pays ; à commencer par les rastafaris.
Zion
Mais aujourd’hui, au sortir de longues années de relations tendues avec les rastas fumeurs de ganja, le gouvernement jamaïcain commence lentement à accepter l’usage de la plante. Un nouvel amendement de la loi sur les drogues dangereuses (Dangerous Drugs Act), adopté le 6 février dernier – jour de la naissance de Bob Marley –, réduit à une simple contravention la sanction prévue en cas de possession de moins de soixante grammes. Il autorise également tout rastafari à faire pousser de la marijuana sur des zones désignées et permet l’usage de la ganja à des fins religieuses, médicales et scientifiques. Fumer du cannabis demeure toutefois interdit dans les lieux publics. Les rastafaris ont applaudi cet amendement, mais non sans méfiance. « Nous rendons grâce pour la dépénalisation de l’herbe car nous, les rastas, nous sommes beaucoup battus pour cela », reconnaît Ras Ayatollah, assis dans le jardin d’Ibo Spice, un restaurant qui passe presque inaperçu sur Orange Street, dans le centre de Kingston. Le restaurant propose un menu strictement végétarien que les rastas nomment ital. Vétéran rasta du Scotts Pass Nyabinghi Center de Clarendon, à une grosse demi-heure de voiture de la capitale, Ayatollah a d’abord été pêcheur dans le bidonville de Hannah Town, à Kingston. Ayatollah confie que son nom a été choisi à la suite d’une communication de l’ayatollah iranien à la radio, qui déclarait vouloir faire cesser « la barbarie et les tremblements de terre ».
Les coolies indiens ont été les premiers à introduire la marijuana sur l’île (en lui prêtant le nom bengali du chanvre, ganja, terme encore largement usité sur l’île) au XIXe siècle. L’usage du cannabis a ensuite gagné en popularité avec l’émergence du mouvement spirituel radical et afrocentriste rastafari dans les années 1930. Cette mouvance, née en Jamaïque, tire ses racines de la tradition abrahamique, mais considère l’ancien empereur d’Éthiopie Haïlé Sélassié comme une figure analogue à celle du Christ, le représentant de Dieu sur Terre. Ses adeptes considèrent Zion (souvent associée à l’Éthiopie) comme une terre promise que Babylone (qui représente les valeurs anglo-occidentales corrompues, comme le matérialisme et la cupidité) les a forcés à quitter. Le cannabis, souvent simplement dénommé « herbe », est une plante sacrée pour les croyants, selon leur interprétation de certains passages de l’Ancien Testament. De nombreux rastas croient que la plante poussait sur la tombe du roi Salomon. L’usage de la ganja a profité de la popularité mondiale du reggae dans les années 1970. Nombre de ses plus grandes stars – Marley en tête de file – adhéraient au mode de vie rastafari et célébraient dans leurs chansons le statut sacré de la plante et ses valeurs médicinales. « Legalize It », de Peter Tosh, banni des antennes en Jamaïque dès sa sortie en 1975, constitue sans doute l’hymne au cannabis le plus connu dans le monde. L’intransigeance affichée par les autorités jamaïcaines vis-à-vis de l’usage et de la culture de la ganja a naturellement entraîné une longue série de tensions avec les rastafaris. Des tensions qui vont au-delà de la seule question de l’usage du cannabis. Comme de nombreux anciens chez les rastafaris, Ayatollah a enduré des dizaines d’années de stigmatisation par de nombreux Jamaïcains, et en particulier par la police locale. Au fil des années, cet état de fait a régulièrement contribué à l’escalade de la violence. L’incident de Coral Gardens, qui eut lieu en 1963, est souvent cité quand on aborde le sujet. Un certain nombre de rastas s’étaient rendus au poste de police locale, près de Montego Bay, pour protester contre le harcèlement dont ils étaient victimes en raison de leur présence aux alentours des hôtels touristiques. La situation dégénéra, se soldant par la mort de huit rastafaris. L’incident est toujours commémoré chaque année par les rastas, qui le nomment « vendredi noir ».
Un nouveau marché
Autre épisode marquant ayant suivi l’indépendance de la Jamaïque : la destruction en 1965 d’une communauté rastafari du centre-ville du nom de Black O’Wall. La zone constituait un centre de rencontre des tenants du panafricanisme et des rastas de la première heure – Marley y vécut dans sa jeunesse. Après avoir été qualifié par des élus de « ghetto » et de « nid de violence », le quartier fut rasé par des bulldozers accompagnés d’officiers de police armés de fusils. S’il a été remplacé par des habitations à loyer modéré et renommé Tivoli Gardens, il n’en est pas moins resté une zone de violence. En témoigne la capture à main armée du baron de la drogue Christopher Coke par les autorités en 2010, qui fit plus de cinquante morts, dont une grande part de résidents non armés. Ces exemples contribuent à expliquer le scepticisme d’Ayatollah quant aux motivations des autorités. Pourtant, le doyen garde l’espoir que la communauté rasta puisse tirer profit de cette évolution. « Au bout du compte, ils devraient donner une compensation à la communauté rastafari en Jamaïque pour toutes les épreuves que nous avons subies », dit Ayatollah. « Je sais qu’un jour ou l’autre ils devront rendre quelque chose à I and I. » (La plupart des rastafaris ne disent pas me et I pour moi et je, mais I and I pour désigner Jah et leur propre personne, dans un mélange de patois jamaïcain et d’usage spirituel spécifique à la langue des rastas.)
Michael Barnett, maître de conférence à l’université des Indes occidentales, a dirigé l’ouvrage Rastafari in the New Millennium, une série d’essais examinant la religion rasta comme mouvement moderne et mondial. Ce dernier partage le sentiment d’Ayatollah. « La vraie question que se posent nombre d’entre nous au sein de la communauté rasta est de savoir si nous allons jouer un rôle dans la commercialisation du cannabis », déclare Barnett. « Les motivations mercantiles des autorités sont assez évidentes. Mais quelle place donne-t-on aux rastafaris ? N’est-il pas légitime qu’ils profitent des retombées économiques de cette initiative ? » Sans aucun doute, la vente légale de ganja peut rapporter gros. La nouvelle loi ouvre la voie à la création de licences autorisant le développement d’une industrie médicinale et commerciale du cannabis – au sein de laquelle les puissants héritiers Marley, connus pour leur sens des affaires, se sont déjà positionnés en créant leur propre variété de la plante, baptisée « Marley Natural », en novembre dernier. Cette loi ne peut qu’être bénéfique pour le tourisme, principale source de revenus de la Jamaïque. Plus de deux millions d’individus ont visité l’île l’an passé, nombre d’entre eux venant trouver soleil, musique et marijuana dans des villes touristiques comme Negril. Des endroits où les ganja tours constituent déjà des attractions sur lesquelles les pouvoirs publics ferment largement les yeux malgré leur illégalité, sans doute de peur de faire fuir les touristes. « Les possibilités d’investissement liées à la légalisation de la ganja sont considérables », assurait Delano Seiveright, directeur du groupe de lobbying Cannabis Commercial and Medicinal Research Taskforce, à la conférence sur les investissements et les marchés financiers en Jamaïque de l’an dernier. « Les retombées potentielles les plus évidentes concernent l’agriculture, le tourisme et le secteur financier. » À l’adoption de la réforme, le ministre de la Justice Mark Golding confirmait cette impression en déclarant : « Nous devons nous positionner de manière à tirer profit des importantes possibilités économiques offertes par ce nouveau marché. »
Droits et justice
« Les rastas doivent pouvoir vivre d’un produit qu’ils promeuvent depuis longtemps », explique Barnett, qui ne voit pas pourquoi les rastafaris ne pourraient pas eux aussi tirer profit de cette situation. « Ce qui risque d’arriver, et je ne l’espère pas, c’est que les rastas ne se voient confier aucun rôle réel dans le volet commercial de l’industrie de l’herbe. »
Son collègue Clinton Hutton, professeur de philosophie politique à la l’université des Indes occidentales, partage cette inquiétude. Dans son bureau, entouré de portraits de rastas jamaïcains pris au fil des années, Clinton se montre pragmatique : « Je ne pense pas que nous, les rastas, puissions dire : “Nous avons fait toutes ces choses, et nous avons automatiquement droit à ceci ou cela.” Pour moi, les rastas doivent avoir ce droit. Mais d’autres dans la société, des hommes d’affaires en particulier, risquent de nous enlever l’idée de la bouche – comme on dit en Jamaïque. » Des groupes tels que la Ganja Law Reform Coalition, les Ganja Future Growers and Producers Association et la Cannabis Commercial and Medicinal Research Taskforce ont été les principaux partisans d’une réforme du statut de la ganja sur l’île. Néanmoins, aucun d’entre eux n’a sérieusement envisagé d’offrir des réparations financières aux rastas ou de les inclure dans le processus. Par ailleurs, les différentes branches de la communauté rasta n’ont pas été très promptes à réagir. Ayant historiquement refusé l’engagement politique, la communauté rasta n’a à ce jour engendré aucun groupe social ou politique d’importance. Mais la question n’est pas uniquement de savoir comment cette nouvelle loi pourrait profiter aux rastas. L’usage rastafari de la plante dans les cérémonies sacrées est désormais reconnu, et la loi offre des avancées pour que ces pratiques ne soient plus condamnées. Dès lors, une nouvelle question se pose, dont la portée est existentielle pour Barnett : « Il y a quelque chose de problématique dans le fait de laisser le gouvernement déterminer qui est rasta et qui ne l’est pas. C’est en soi un véritable sac de nœuds. »
« C’est un combat pour lequel des rastas ont laissé leur vie. » — Clinton Hutton
Comment ces dispositions s’articuleront en termes précis du point de vue juridique, cela reste à voir. Le gouvernement jamaïcain a déjà désigné la Cannabis Licensing Authority comme l’organisme réglementaire en charge de mettre en place cette industrie. Cependant, le ministre de la Sécurité nationale, Peter Bunting, a reconnu dans une allocution au Parlement en février dernier que la mise en œuvre de la loi allait prendre du temps. Pour Clinton Hutton, il est absurde que le gouvernement puisse décider de qui est rastafari ou non. « Peut-être que tout le monde va devenir rasta, maintenant ! » s’amuse-t-il. Oui, c’est ce genre de questions sans réponse qui poussent Hutton à penser que l’impératif pour les rastafaris est de se montrer actifs et de faire entendre leur voix. « C’est un combat pour lequel des rastas ont laissé leur vie », explique Hutton, soudain sérieux. « C’est un combat pour lequel nombre d’entre eux sont allés en prison, pour lequel ils ont été stigmatisés et mis à l’écart des écoles et du marché du travail. Tout doit être fait pour que cette situation soit bien comprise. C’est une question de droits et de justice. Pas seulement en Jamaïque, mais dans le monde entier. »
Traduit de l’anglais par Anatole Pons d’après l’article « Babylon Backs Down », paru dans Roads & Kingdoms. Couverture : Vue sur les Blue Mountains et ses plantations de marijuana, par Saxon Baird.