Début février, lorsque Jenniflore Abelard* est arrivée chez ses parents, dont la maison se situe dans les hauteurs de Port-au-Prince, son père Johnson était en train de vomir dans la cour, allongé sous un arbre. Jenniflore a tenté de lui parler, mais les réponses qu’il donnait entre ses nausées étaient étranges : « Nasales, comme si sa voix sortait de son nez. » Il parlait « comme un zombie », une image puissante en Haïti, où la pratique du vaudou est courante et où le surnaturel est plus probable que nulle part ailleurs. Les yeux de son père s’enfonçaient dans son crâne. Elle était sidérée. Mais elle savait ce qui lui arrivait. Elle le savait, car elle avait vécu en Haïti les cinq dernières années. Et elle avait connu le choléra. Le 18 octobre 2010, les brigades médicales cubaines qui travaillaient dans les régions autour de la ville de Mirebalais en Haïti rapportaient une augmentation inquiétante de patients présentant des diarrhées liquides aiguës et des vomissements. La semaine précédente, 61 cas avaient été rapportés et pour la journée du 18 octobre seulement ; 28 nouvelles admissions et deux morts étaient à déplorer.

ulyces-cholera2-01

Largage de packs d’eau à Mirebalais
Crédits : USAF

C’était le début de l’épidémie. Cinq ans plus tard, le choléra a tué près de 9 000 Haïtiens. Plus de 730 000 personnes ont été infectées. C’est l’épidémie la plus grave connue au niveau mondial, dans l’histoire moderne. Pendant cinq ans, des centaines de spécialistes du développement et des travailleurs d’urgence ont collaboré avec le gouvernement haïtien pour libérer le pays du choléra. Des millions d’euros ont été investis dans la lutte pour son élimination. Mais la maladie semble persister malgré tout. Pourquoi ?

Vibrio cholerae

En 1884, le scientifique Robert Koch envoya une dépêche depuis Calcutta au ministre de l’Intérieur allemand, à propos de la bactérie qu’il étudiait. Elle était « un peu courbée, comme une virgule », écrivait-il. Il était persuadé que cet organisme était à l’origine du choléra qui faisait des ravages dans le monde depuis 1817, lorsqu’il avait dévasté le Bengale. Son assaut avait été brutal, même pour une région qui vivait avec le choléra – ou quelque chose similaire – depuis si longtemps qu’il existait même une déesse du choléra, Ola Beebee (« Notre Dame des flux »).

ulyces-cholera2-02

Robert Koch

Ola Beebee devait protéger de cette mystérieuse souffrance qui terrifiait la population. Qui n’aurait pas peur en voyant « les lèvres bleues, le visage hagard, les yeux caves, l’estomac affaissé, les membres contractés et ratatinés, comme par le feu » ? L’année 1817 marqua le début officiel de la première pandémie de choléra, mais il est évident que les êtres humains et le choléra coexistent depuis bien plus longtemps. Cette description des symptômes de la maladie fut d’ailleurs inscrite il y a plus de 2 000 ans dans un temple du Gujarat, en Inde. Aujourd’hui, la planète vit sa septième et plus longue pandémie de choléra. Elle a débuté en Indonésie en 1961 et, avant de toucher Haïti, s’est répandue en Amérique du Sud en 1991 où la maladie a tué 12 000 personnes dans 21 pays. Les personnes ayant accès à l’eau claire et à des installations sanitaires pensent probablement que le choléra est une vieille maladie, comme la variole, disparue depuis longtemps. Aujourd’hui, le problème n’est-il pas Ebola ? Absent des gros titres, le bacille Vibrio cholerae gram négatif a toujours été meurtrier. Il sévit actuellement dans 58 pays, infectant 3 à 5 millions de personnes par an, provoquant la mort de 100 000 à 120 000 d’entre elles. Selon Edward T. Ryan de l’université de Harvard, « cette pandémie semble s’accélérer, au lieu de s’essouffler après cinq à vingt années, comme cela avait été le cas pendant les précédentes pandémies ».

~

Le 11 février, Johnson a mangé une soupe d’igname et de bananes achetée sur le marché local. En fin d’après-midi, il vomissait. Il avait avalé avec la soupe le Vibrio cholerae, qui se transmet aux êtres humains à travers la nourriture ou l’eau contaminée. Dans son corps, les toxines sécrétées par la bactérie du choléra se sont fixées aux cellules dans la paroi de son intestin grêle, obligeant les canaux des cellules à rester ouverts. Désintégrées, elles ont envahi les intestins de Johnson d’ions chlorure, puis d’ions sodiums et d’eau, obligeant son corps à expulser du fluide et des électrolytes, risquant ainsi de contaminer d’autres personnes. Une victime du choléra peut perdre plusieurs litres de fluide en quelques heures. En effet, la bactérie peut se propager dans le corps d’une personne en bonne santé à l’aube et la tuer au coucher du soleil. Johnson est à présent en sécurité et en bonne santé chez Jenniflore, à une heure de chez lui. Il a survécu car il a été conduit au centre de traitement du choléra (CTC) le plus proche et pris en charge par Médecins sans frontières (MSF). Malgré son pouvoir dévastateur, le choléra est finalement facile à traiter. Ainsi, 80 % des cas de choléra sont traités par l’administration d’une simple solution de réhydratation orale.

Le problème, c’est qu’en 2015, ce CTC ne devrait pas être là.

À quatre heures de route de Port-au-Prince (en réalité à deux heures, mais il en faut deux de plus pour échapper aux embouteillages terribles de la ville), je monte dans un 4×4 blanc d’Action contre la faim, partenaire opérationnel d’UNICEF (l’un des acteurs les plus importants en Haïti pendant l’épidémie) qui m’accueille tout au long de ce voyage. Je suis nerveuse : c’est la première fois que je rentre en contact avec des malades du choléra et que je me rends dans des CTC. Et s’il règne une odeur fétide ? Comment devrai-je réagir ? J’ai peu de temps pour y penser car la première visite est prévue à Gonaïves, la capitale administrative qui se trouve à quelques minutes seulement du compound d’Action contre la faim. Il s’agit d’une petite structure située derrière une banque de sang, dans un jardin près d’un bloc sanitaire. Sur une cabine apparaît l’inscription « malades du choléra », tandis que « tuberculose » est écrit sur l’autre. Avant d’entrer, je dois me chlorer les mains et désinfecter mes chaussures en piétinant un tapis imprégné de chlore. « Le chlore est notre meilleur ami », m’a confié une employée souriante de la clinique dans un autre CTC. À l’intérieur, la petite clinique est rudimentaire, mais propre. Il y a quatre patients dans la zone de traitement : un jeune homme assis sur son lit, une femme plus âgée allongée sur le sien et deux enfants, parmi lesquels Junior*, cinq ans, les yeux fermés. Il semble faible et malade. Je suis bouleversée.

ulyces-cholera2-03

Les patientes d’un CTC
Crédits : CDC Global

La salle ne sent pas mauvais, alors que les patients sont allongés sur des lits de cholériques, un lit spécial doté d’un trou au milieu de la toile. Un seau est placé en dessous pour recueillir ce qu’ils appellent en créole dlo diri (de l’expression « eau de riz »), la diarrhée aqueuse rejetée par les malades du choléra. Lorsqu’on est frappé par la maladie, un trou et un seau sont un réconfort lorsqu’ils sont accompagnés soit d’une solution de réhydratation orale, soit d’une perfusion intraveineuse de glucose et d’électrolyte. Le traitement spécifique d’un patient dépend de la catégorie dans laquelle il est placé : plan A (observation et réhydratation avec une solution de réhydratation orale), plan B (réhydratation et éventuellement une perfusion intraveineuse) ou plan C (perfusion intraveineuse). La mère de Junior, Mirlande*, raconte que son fils était en train de jouer dehors lorsqu’il a commencé à vomir. Elle sait comment le choléra s’attrape : avec la saleté, en touchant des gens infectés ou en ne se lavant pas les mains. Junior a été traité avec une perfusion intraveineuse et se sentait mieux hier. Malheureusement, aujourd’hui, il a recommencé à vomir. Elle a bien fait de l’amener ici. Ces dernières années, le choléra est devenu une maladie stigmatisante. Les récipients compris dans les kits de choléra – savon, Aquatabs (des comprimés pour la stérilisation de l’eau) et souvent un seau – sont considérés comme sales. Certains malades voyagent des heures sur leur moto pour se rendre à un CTC qui se trouve loin de chez eux, afin que leurs voisins ne l’apprennent pas. Et il leur arrive de mourir en route. Bien que le choléra soit surtout mortel chez les jeunes enfants, les personnes âgées et les personnes affaiblies, ce CTC modeste s’est occupé à temps de Junior et je suis contente de savoir qu’il va probablement survivre. Le problème, c’est qu’en 2015, ce CTC ne devrait pas être là.

Retour de flamme

Le choléra est souvent considéré comme un signe de pauvreté. La bactérie raffole du chaos. Haïti  est un pays pauvre et en proie au chaos, et donc un lieu idéal pour son foisonnement. Selon l’ONU, avant le tremblement de terre de 2010, Haïti était le 145e pays sur 169 en matière d’index de développement humain. C’était le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental avec 70 % de sa population vivant avec moins de deux dollars par jour. En 2014, seuls 17 % de la population rurale avait accès à des assainissements améliorés, et environ 40 % utilisaient des sources d’eau non protégées, y compris des rivières. En outre, les désastres sont fréquents, en raison des gouvernements corrompus tels que celui de Duvaliers, des coups d’État ou des ouragans. En 2010, le tremblement de terre a coûté la vie à près de 220 000 personnes et a laissé 1,3 million de sans-abri, d’après les statistiques du gouvernement haïtien (un rapport de l’USAID de 2011 estimait 85 000 décès). Au milieu de l’année 2010, Haïti a dû faire face à de nombreuses horreurs. Mais le choléra n’y sévissait pas, la maladie n’avait pas été vue sur l’île depuis une centaine d’années.

ulyces-cholera2-04

Des analyses sont menées partout sur l’île
Crédits : CDC Global

Un résident de ma pension se souvient avoir mangé dans un restaurant à Artibonite, un des dix départements administratifs en Haïti, à l’automne de cette même année. « Ils ont apporté un poisson. Et soudainement, quelqu’un est arrivé et l’a pris : “Ne mange pas ça ! Des gens meurent. Quelque chose ne va pas avec la rivière.” » Effectivement, quelque chose n’allait pas avec la rivière. Les premières infections ont été détectées vers le 14 octobre, au sein d’une famille vivant à Meille, près de la rivière Artibonite. Cinq jours plus tard, les chercheurs ont trouvé dix cas de plus dans les 16 maisons alentour. À ce moment-là, il y avait à Meille une unité de Casques bleus népalais qui travaillaient pour la MINUSTAH, la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti. Des recherches rigoureuses ont fortement suggéré que le choléra provenait des eaux usées déchargées par la base dans la rivière. La bactérie était le Vibrio cholerae 01, sérotype Ogawa, biotype El Tor – une souche encore inconnue en Haïti, confinée jusqu’à présent à l’Asie et certaines régions d’Afrique. Elle était apparue à Katmandou le 23 septembre 2010, peu avant l’arrivée des Casques bleus en Haïti.

Fin décembre, 185 351 cas de choléra et 4 101 morts étaient enregistrés. Haïti vivait dans un complet état de terreur. Plus personne n’osait se serrer la main ou se toucher. On ne mangeait plus de poisson. Il y avait tellement de corps que parfois, des personnes transportaient sur leur moto ceux des membres de leur famille décédés, calés entre deux passagers. La population s’est alors tournée vers des prêtres vaudous – hougans et mambos – puis a fini par les accuser, tout comme les Britanniques avaient attaqué les médecins dans les hôpitaux en 1832 après que le « choléra asiatique » du Bengale eût touché l’Angleterre via le port de Sunderland et un navire de Hambourg. Les classes populaires s’étaient soulevées de Paisley à Dublin en passant par Londres, convaincues que le choléra était le fait d’un complot mené par les riches pour se débarrasser d’eux, tant ce « fléau » avait l’air ciblé. Des médecins furent attaqués dans la rue à cause du burking, qui faisait référence à l’assassinat de plusieurs personnes pour des recherches anatomiques, phénomène nommé d’après les tristement célèbres Burk et Hare. Le nouvel hôpital du choléra à Leeds fut saccagé ; en deux semaines, huit soulèvements importants eurent lieu à Liverpool. Lorsqu’un hôpital du choléra fut ouvert à Toxteh, une foule d’hommes, de femmes et d’enfants se rassemblèrent pour « huer, conspuer et attaquer plusieurs personnes qui s’efforçaient de leur expliquer la nature de l’établissement ». Il y a dans la peur une marge de superstition, c’est le cas en Haïti. Le gouvernement, les ONG et l’ONU ont fourni un effort considérable pour traiter et prévenir le choléra. Des CTC ont été implantés, et des messages portant sur l’hygiène ont été diffusés pour rappeler à la population de se laver les mains avant de manger et après être passé aux toilettes, prévenant ainsi la propagation des dangereuses particules fécales. Les secours ont afflué. Jusqu’en 2014, la mobilisation s’est avérée efficace. Après les terribles décès enregistrés entre 2010 et 2012, la diffusion de la maladie et sa fatalité ont presque été divisées par deux, chaque année. En 2011, 352 033 cas ont été enregistrés et 2 927 morts déclarés, alors qu’en 2014, on a relevé 27 659 cas et 295 morts (en 2013, le nombre de cas en Haïti était toutefois plus élevé que partout ailleurs dans le monde).

ulyces-cholera2-05

Le laboratoire national d’Haïti
Crédits : CDC Global

« En 2014, nous étions sur le point d’éliminer le choléra. Nous étions très proches », a déclaré Gregory Bulit, le responsable des situations d’urgence chez UNICEF. Sur les 800 cas dans le pays, seuls 50 % avaient été testés positifs pour le choléra, auxquels sont ajoutés les 30 % de taux de faux positifs des tests de diagnostic rapide des selles, et ce nombre diminuait encore davantage. « De janvier à février » a déclaré Oliver Schulz, directeur de MSF en Haïti lorsque j’étais là-bas, « le nombre de cas approchait de zéro ». Aucune flambée épidémique n’a été observée pendant la saison des pluies, entre avril et juin. Or, elle était crainte par tous ceux qui travaillaient avec le choléra, car la pluie évacue les excréments des latrines de mauvaise qualité, aidant à la propagation de la contamination. Les épidémiologistes français, Stanislas Rebaudet et Renaud Piarroux, qui ont réalisé un travail époustouflant en Haïti depuis le début de l’épidémie, ont qualifié cette réduction de cas de « spectaculaire ». Il semblait que le choléra était enfin maîtrisé. Et il y avait encore d’autres éléments réjouissants.

En 2013, le gouvernement a lancé un plan national sur dix ans visant à éliminer le choléra en Haïti. Dix années étaient nécessaires, compte tenu de l’état désastreux des infrastructures en Haïti (Cuba, qui se situe tout près et dont le système de santé et d’assainissement est bien meilleur, avait reporté 700 cas de choléra seulement et 3 décès. La flambée épidémiologique n’y est toutefois pas encore enrayée). Les objectifs à atteindre sont ambitieux : d’ici 2017, tous les réseaux publics d’alimentation en eau seront régulièrement chlorés et contrôlés. D’ici 2022, l’accès à l’eau et à l’assainissement en Haïti aura augmenté pour se rapprocher « du niveau moyen des pays d’Amérique latine et des Caraïbes ». En 2014, le gouvernement a lancé une campagne d’assainissement total, dans le cadre d’une initiative conjointe avec l’ONU pour l’eau et les assainissements. En effet, dans la lutte contre le choléra, contenir les excréments humains de manière sûre et fournir de l’eau potable propre sont aussi importants que l’administration de solutions orales de réhydratation. Environ quatre millions de personnes, 2 500 écoles et 500 centres de santé devront observer des règles d’hygiène strictes.

ulyces-cholera2-06

La base administrative du ministère de la Santé Publique et de la Population
Crédits : CDC Global

La réorganisation du gouvernement en 2009 avait déjà permis la création de DINEPA, une agence d’eau et d’assainissement dont la mission était de surveiller l’amélioration des normes en matière d’assainissement. Lorsque le choléra est arrivé, le développement à long terme est devenu une intervention d’urgence (ce qui signifiait que DINEPA surveillait la chloration de l’approvisionnement en eau potable). L’accalmie observée dans l’évolution du choléra en 2014 a permis au gouvernement de mettre en place un plan ambitieux pour convertir l’intervention d’urgence en un plan à long terme, sous la direction du ministère de la santé. Les ONG devaient se retirer. Et les agences telles que MSF devaient commencer à transférer la direction des CTC au gouvernement. Le statut du choléra en Haïti devait passer d’urgent à chronique. Puis septembre est arrivé. Le choléra a refait brutalement son apparition à Port-au-Prince. Les CTC ont de nouveau ouvert et ont vite été débordés. Lorsque MSF, qui pensait fermer les CTC, a ouvert une nouvelle clinique à Port-au-Prince, les premiers patients sont arrivés en moins de six heures. En septembre, 1 834 nouveaux patients ont été enregistrés, puis 5 018 en octobre. Quelque chose avait très mal tourné.

L’imprévisible prévisible

J’accompagne l’équipe de la Croix-Rouge française (CRF), l’une des organisations partenaires d’UNICEF, dans les hauteurs de Port-au-Prince. La capitale commence dans ces hautes collines qui s’enfoncent dans l’océan bleu et s’étend jusqu’à Cité Soleil, le bidonville le plus célèbre de Haïti. Ici, le choléra a resurgi dans le bidonville de Martissant, l’une des zones les plus infestées de gangs et les plus pauvres de la ville. La CRF y fournit une aide d’urgence pour les épidémies. Lorsque quelqu’un arrive dans un CTC ou dans une clinique et qu’il est suspecté d’avoir le choléra, une équipe est dépêchée – idéalement dans les 48 heures – pour établir un cordon sanitaire. La rapidité est une arme importante, que ce soit contre la diffusion du choléra ou la lutte contre celui-ci. UNICEF et d’autres agences se réjouissent d’ailleurs de l’établissement d’un nouveau système Google Drive qui permet de recevoir en temps réel les mises à jour sur les cas de choléra dans tout le pays, ce qui n’existait pas auparavant. Or, connaître précisément l’évolution du choléra permet de le contenir plus efficacement.

ulyces-cholera2-07

Sur la route de Port-aux-Princes
Crédits : CDC Global

Aujourd’hui, les membres de l’équipe portent des vestes rouges et des casquettes de baseball. Ils ressemblent aux hommes qui vendent des cartes de crédit mobile qu’on voit dans de nombreux coins de rue à Port-au-Prince. Mais au lieu d’avoir des cartes de téléphone, ils ont des sprays de chlore. Notre cible est une rue étroite. Nous nous y rendons en passant par d’autres rues étroites, où des femmes vendent de la viande crue et des plats cuisinés. Rien n’est emballé. Les mouches se promènent sur la viande, leurs pattes probablement contaminées par des matières fécales. Dans le plan national pour l’élimination du choléra, l’assainissement du pays est décrit comme « pratiquement non-existant ». La capitale, qui accueille 2 à 3 millions d’habitants, ne possède qu’un seul centre de traitement des eaux. Ceux qui ont des latrines les font vider à la main par des bayakous (des hommes qui sautent, parfois nus, dans les fosses pour en extraire le contenu à la pelle). Il est peu probable que les déchets soient transférés dans les usines de traitement, car le bayakou s’en débarrasse comme il peut. C’est la même chose partout où vont les Haïtiens qui n’ont pas de latrines. Et c’est là que le choléra prospère. Nous finissons par nous garer et l’équipe se prépare. L’un d’eux est le désinfecteur. Il enfile un masque, un tablier et des gants, et prend sa bombe. Il y a trois étapes de désinfection et trois solutions de chlore de puissance différente : aujourd’hui, nous utiliserons la force A (quatre cuillerées de solution de chlore dans 20 litres d’eau) et toute la maison sera vaporisée, ainsi que celle des voisins. Un autre membre de l’équipe a un bloc-notes et un stylo. Les questions sont aussi importantes que le chlore pour lutter contre la vitesse de contamination. Comment avez-vous contracté le choléra ? Où avez-vous été ? Qui y avez-vous vu ? Le choléra se transmet facilement à travers la nourriture et l’eau, mais aussi lors des enterrements, des carnavals ou des marchés de rue.

La situation est tellement grave que des accords officiels vont être négociés avec les gangs.

Nous interrogeons Gaëlle*, qui vient de quitter un CTC après y avoir passé trois jours. Elle s’appuie sur des rideaux défraîchis posés dans une maison en béton terne. Je lui demande comment elle a attrapé le choléra : « Je ne sais pas. Nous traitons notre eau. » Sa sœur Lourdes* et elles disent qu’elles achètent des Aquatabs, les comprimés servant à désinfecter l’eau, disponibles en vente partout mais qui sont considérés chers – à moins qu’ils ne soient fournis gratuitement par les ONG (beaucoup ajoutent du chlore dans leur eau, mais en trop grande quantité). Pour les autorités haïtiennes, communication et sensibilisation sont des éléments clés. Et cela se traduit par le fait de placarder des affiches sur l’hygiène, distribuer des tracts et donner des instructions par mégaphone sur la manière de se laver les mains, de traiter l’eau, et de rester propre. Selon moi, ce genre d’approche tirée de la didactique est généralement inefficace car personne n’est réceptif aux discours moralisateurs. D’ailleurs, les messages ont été tellement rabâchés qu’ils ne sont plus percutants : lorsqu’ils les entendent, les Haïtiens finissent les phrases eux-mêmes, me confie un employé d’une ONG. Au fur et à mesure que le choléra a commencé à disparaître, la lassitude a augmenté. « Ils savent ce qu’ils doivent faire », m’explique Olivier Lamothe, qui travaille avec les services d’interventions d’urgence chez UNICEF. « Ils te disent : “Je fais ça depuis des années et il n’y avait pas de choléra.” Il y a donc une certaine réticence. Il faut trouver un moyen d’ajuster le message. » De nombreux résidents de Port-au-Prince se fournissent en eau auprès de points d’eau officiels contrôlés par le gouvernement. D’autres en achètent dans des kiosques portant des noms tels que « Eau Miracle », avec des slogans comme : « Je bois de l’eau miraculeuse, et toi ? ». Ils sont si nombreux qu’il semble impossible de tous les surveiller. Et même si c’était le cas, les gangs à Martissant se sont introduits dans les principales conduites d’eau, et vendent l’eau dans les collines où les tuyaux n’arrivent pas. Or, c’est en s’introduisant dans les tuyauteries qu’on contamine l’eau. C’est donc probablement l’une des raisons pour lesquelles le choléra est réapparu à Martissant en 2014. « Le réseau est perméable », déclare Gregory Bulit. La situation est tellement grave que des accords officiels vont être négociés avec les gangs. Ainsi, l’eau piratée qu’ils vendront sera chlorée. Je regarde les latrines de Gaëlle, une fosse sale en béton dans sa maison, et je me demande comment un spray de chlore peut tout rendre salubre. En réalité, je me demande comment les programmes et les efforts fournis peuvent tout rendre salubre. Que fait-on des vendeurs offrant des pieds de cochons couverts de mouches ? Des étreintes données à un corps pendant des funérailles ? Et de chaque saleté coincée sous les ongles d’un enfant ?

ulyces-cholera2-08

Un bidonville de Port-aux-Prince
Crédits : CDC Global

Sans oublier que cela coûte une vraie fortune. En effet, le gouvernement a estimé que le Plan national pour l’élimination du choléra s’élèverait à 2,2 milliards de dollars. Une conférence sur Haïti organisée par la Banque mondiale qui s’est tenue l’année dernière a jugé que 310 millions de dollars seraient nécessaires au cours des années à venir, auxquels il faut rajouter 70 millions de dollars pour réparer le système d’alimentation en eau de Port-au-Prince. Bien sûr, l’argent manque. Lorsque j’interroge UNICEF, le gouvernement, Médecins sans frontières ou qui que ce soit d’autre, j’entends constamment les mêmes mots : Ebola, Syrie, Ukraine. Les donateurs ont oublié Haïti. Ils s’intéressent à des causes plus médiatisées, qui sont celles qui attirent l’argent : les conduites d’eau et les latrines d’Haïti, elles, ne sont pas intéressantes.

~

Le Vibrio cholerae lui-même est un adversaire intimidant. Près de 75 % des porteurs infectés ne présentent plus de symptômes mais sont encore contagieux pendant deux semaines. On sait maintenant que le choléra peut survivre dans des environnements aquatiques. Il est donc plus difficile à éliminer. Oliver Schulz de MSF dit de lui qu’il est « l’imprévisible prévisible ». Toutefois, il m’assure qu’on peut se préparer à l’imprévisible. Malheureusement, en 2014, le gouvernement haïtien n’était pas préparé. Le dernier rapport de MSF sur le choléra en Haïti souligne « l’absence cruelle d’un système efficace d’intervention au niveau national et départemental ». Lorsque la flambée épidémique a commencé à Martissant, il a fallu plusieurs jours pour relayer l’information sur des cas confirmés de choléra. Le gouvernement local devait prendre plus de responsabilités, mais les autorités locales ont mis six semaines a remarqué qu’un centre de traitement avait de nouveau ouvert ses portes à Cité Soleil. La flambée épidémique aurait pu être contenue si le temps de réaction avait été meilleur et l’information mieux rassemblée. Mais les gens étaient préoccupés par autre chose. « Les activités de préparation pour une importation hypothétique de l’Ebola ont détourné l’attention des MSPP », ont écrit les épidémiologistes Stanislas Rebaudet et Renaud Piarroux dans un rapport pour UNICEF. En décembre, il était déjà trop tard. En réalité, le seul laboratoire national dans le pays capable de pratiquer des diagnostics microbiologiques a fermé ses portes ce mois-là à cause d’une panne de climatisation, une situation qualifiée d’ubuesque par les épidémiologistes.

En février, il était toujours fermé. Ce n’était pas la seule situation absurde. Alors que je quittais la clinique des Gonaïves, je me suis arrêtée au bureau des infirmières. Trois femmes portant des uniformes d’infirmières étaient assises sur un banc, serrées comme des sardines. Elles avaient l’air malheureuses, ce qui n’est pas surprenant lorsqu’on sait qu’elles n’ont pas perçu de salaire depuis 13 mois. À l’extérieur d’un CTC à Gaumont, à une heure de route, l’hygiéniste (que j’avais vu rassembler des seringues utilisées) s’est arrêté pour discuter avec moi. Jacob a 33 ans et a commencé à travailler dans le CTC une semaine après qu’il a ouvert en 2010. Auparavant il était mécanicien, mais il a considéré que travailler là-bas était plus important. Dans les périodes les plus graves, il recevait un salaire. Maintenant, Action contre la faim lui verse une indemnité uniquement pendant les flambées épidémiques. Or, aujourd’hui est le dernier jour de la flambée : « Demain », dit-il, « je serai de nouveau un bénévole. » Mais il continuera de venir.

ulyces-cholera2-09

Une carte de Haïti

Les équipes mobiles d’intervention rapide (EMIRA) qui sont les équipes de santé d’urgence du gouvernement n’ont pas été payées depuis des mois. Lors de ma visite, il y avait environ 2 millions de dollars de salaires non payés, dû apparemment à des blocages au Ministère de la santé et à une culture descendante, où la moindre dépense doit être approuvée par le ministre. Heureusement, les travailleurs non payés continuent d’aller au travail, soit parce que ce sont des personnes qualifiées pour gérer une épidémie de choléra soit parce qu’ils ont peur de perdre leur travail. En avril, 14 266 cas de choléra ont été enregistrés soit une hausse de 306 % par rapport à l’année précédente. 21 Haïtiens ont perdu la vie. Je demande aux gens s’ils sont optimistes. « Avec des réserves », me répond Oliver Schulz. Je visite son impressionnant CTC situé à Delma 33, alors que je me rends à l’aéroport. Je quitte donc Haïti en sentant le chlore. Selon lui, le choléra peut être éliminé (réduit à zéro cas dans certaines régions du monde), mais pas éradiqué (réduit à néant de façon permanente dans le monde entier). « Nous sommes dans un pays insulaire qui possède une frontière. Il est donc possible de contenir le choléra. C’est une bactérie folle et facile à traiter. » « Oui », répond le plan d’élimination, alors que le directeur d’Action contre la faim estime que ce dernier a été relégué aux oubliettes, après tous les progrès qu’il a apportés. « Oui », répond le Président de Haïti Michel Martelly, qui a déclaré au magazine Time qu’il a essayé de « changer la réputation de Haïti en tant que pays où rien ne fonctionne ». « Oui », répond le responsable du tout nouvel hôtel Marriott qui a ouvert ses portes pendant ma visite, symbolisant ainsi la croissance rapide de l’économie haïtienne, pendant que dans les collines, des gens boivent le Vibrio cholerae. « Non », me répond sans détour l’infirmière en chef de l’hôpital à Gaumont qui abrite un CTC. Non, car seuls trois des membres de son équipe sont payés. Pourtant, ils sont censés travailler dans tout l’hôpital et le CTC pour rapporter des données rapidement. Elle est furieuse : « Nous ne pouvons pas éliminer le choléra. Nous n’avons pas d’eau propre, il n’y a pas de toilettes. Nous n’allons pas en réchapper. »

ulyces-cholera2-10

Le drapeau haïtien
Crédits : CDC Global

*Les prénoms ont été modifiés.


Traduit de l’anglais par Maya Majzoub d’après l’article «  Why can’t we stop cholera in Haiti? », paru dans Mosaic. Couverture : Vue du fleuve Artibonite.