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Ospiña
C’est à moi de choisir où nous irons dîner et nous amuser ce soir. Nous irons donc au Grand Véfour, un restaurant pittoresque de la rue Beaujolais. Situé au cœur de Paris, près des jardins du Palais Royal, le Véfour était un endroit important pendant la Révolution française. Au fil des siècles, sa table à vu passer Napoléon et Joséphine Bonaparte, Victor Hugo, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir.
À l’entrée, d’imposantes colonnes de pierre longent le couloir qui mène à la porte principale. Une armée de portiers et de serveurs se hâtent pour exaucer nos souhaits. Les célèbres miroirs qui décorent l’intérieur rendent la pièce bien plus grande qu’elle ne l’est en réalité. Une métaphore très appropriée de la situation. Nous festoyons pendant près de quatre heures, faisant grimper l’addition aux alentours de 2 000 dollars.
À moins d’en avoir plein les poches comme Armbrecht, on ne se rend pas compte à quel point le luxe du Grand Véfour permet d’ajouter à la crédibilité de la couverture et de faciliter les choses. On boit indifféremment du Dom Pérignon ou du vin en pichet. On est tellement focalisé sur le fait de ne pas griller sa couverture et d’obtenir des informations que la décadence du Grand Véfour est la dernière chose dont on se préoccupe. On en oublie ce qui nous entoure. Kathy sort le grand jeu à Armbrecht. Ils discutent d’art français et de philosophie. Elle lui lit les lignes de la main et lui remplit la tête de prédictions sur sa grandeur et son talent. Il gobe tout.
Après minuit, le champagne coule à flot à L’Escalier, une boîte de nuit sélect. Tout le monde, même le rigide professeur Santiago Uribe, danse sur les tubes à la mode dans la capitale. Pendant qu’ils dansent, Uribe dit à Kathy qu’il ne se sent pas bien. Elle lui demande s’il a de la fièvre et essaye de toucher son front. Il saisit son poignet et l’avertit de ne plus jamais le toucher. De mon côté, j’écoute Armbrecht parler de l’arrivée le lendemain de trois personnes importantes de Medellín, avec qui il doit voyager en Autriche et en Allemagne. Aussi, je n’ai pas remarqué l’incident entre Kathy et Uribe. Mais il ne valait mieux pas, il n’aurait pas fallu faire d’esclandre.
À L’Escalier, Armbrecht s’excuse pour la conduite d’Ospiña. « C’est un vrai fardeau. Il boit trop et il a une grande gueule. Il est grossier et nous dérange pendant nos réunions. Sans compter ses frasques sexuelles qui attirent l’attention. Il n’aurait jamais dû la tenter avec moi, ça n’arrivera plus. Il ne fera jamais plus partie de nos réunions. Santiago et moi lui avons fait croire qu’il devait retourner à Medellín pour briefer un des boss sur l’état des négociations. Il sera grassement remercié pour ses services, mais il doit être tenu à l’écart des transactions financières de Don Chepe. On gardera un œil sur lui et s’il se montre déloyal, on fera ce qu’on a à faire. »
J’acquiesce. « C’est vous qui décidez. Peu importe qui vous semble le plus apte à gérer tout ça, je vous soutiens à 100 %. » « Emilio, j’aurais besoin de ton aide », dit Uribe. « Nous avons besoin que tu t’occupes d’Ospiña, que tu le descendes pendant qu’on est ici. » « Vous êtes fous ? » répond Emir. « Ici à Paris ? Non, les gars, c’est trop risqué. S’il faut que ce soit fait, faisons-le dans endroit sûr. Renvoyez son gros cul en Colombie. Vos hommes contrôlent tout là-bas. » « Qu’il en soit ainsi », dit Uribe. « Vous n’aurez plus affaire à lui. »
Malgré le volume assourdissant de la musique, Emir me dit à l’oreille ce qu’Uribe vient de décider. Armbrecht et Uribe me fixent alors que j’apprends la nouvelle. Je hoche la tête en signe d’assentiment. On n’a plus jamais revu Ospiña.
Un plan infaillible
Nous rentrons à l’hôtel à quatre heures du matin et découvrons que Kathy souffre d’une intoxication alimentaire. Elle sera hors service pour les prochains jours, pendant qu’Emir et moi continuons les négociations avec les Colombiens et le travail avec les banquiers. Le lendemain, Mora débarque dans notre chambre en pleine forme. Il faut le gonfler à bloc avant notre réunion avec Armbrecht et Uribe, et je le briefe sur ce qu’il s’est passé hier.
Deux des trois hommes qui arrivent de Medellín ce soir travaillent avec Armbrecht, et l’un d’eux est Gerardo Moncada. Le second est le frère cadet d’un membre du cartel qui bosse avec Uribe. Armbrecht et ses deux acolytes font partie de la même organisation – ils envoient des tonnes de cocaïne à leurs hommes de Detroit, qui nous transmettent à leur tour des valises remplies de cash. Nous sommes loin dans l’organisation, au niveau du management.
Uribe semble impressionné par notre proposition et tient à nous présenter au frère cadet, mais Armbrecht a tué l’idée dans l’œuf. Si nous commençons à gérer de grosses quantités d’argent provenant d’un autre groupe, leurs erreurs sont susceptibles d’éclabousser ma société et de causer du souci à Armbrecht et ses boss s’ils font affaire avec nous. Armbrecht a de grands projets – mais quelqu’un frappe à la porte et interrompt mon résumé. C’est Armbrecht et Uribe.
« Je lui ai dit que je voulais qu’il garde ses distances avec nos affaires », dit Armbrecht en parlant d’Ospiña. « Je lui ai dit qu’il avait été très gentil et que c’était très aimable de sa part de nous avoir présenté Gonzalo, Robert et Emilio. Mais qu’à présent, sa mission avec nous était terminée et que nous n’avions pas de compte à lui rendre. Que rien… » Le téléphone sonne.
Emir répond et se tourne vers Armbrecht. « C’est Ospiña », dit Emir. « Il attend vos instructions. Voulez-vous qu’il aille chercher vos hommes à l’aéroport ? » Ospiña tente de se raccrocher aux branches. Armbrecht lui donne la permission. Ospiña ira récupérer les trois hommes de Medellín et les conduira jusqu’à l’hôtel de la Trémoille. Merde. Ils vont crécher à notre hôtel.
Trois des hommes d’Armbrecht, que nous sommes incapables de reconnaître, vont se promener sous notre nez, peut-être même dans la chambre d’à côté. Après ça, Armbrecht sort un carnet rempli de questions, auxquelles nous répondons l’une après l’autre. Il a fait ses devoirs consciencieusement. Nous avons beau avoir fait la fête hier soir, il a trouvé le temps d’étudier tous les documents que je lui ai fournis. Il insiste sur un point : il veut mettre en place une clause qui lui garantira de pouvoir reprendre n’importe quand le contrôle total des sociétés et des comptes en banque que nous aurons ouverts pour l’organisation.
Pour cela, je lui dis qu’il doit être l’unique directeur de l’entreprise. Et pour le protéger des gens qui pourraient chercher à établir qu’il est le propriétaire des fonds, à savoir les autorités américaines, nous pouvons établir un contrat entre lui et ma société d’investissement certifiant que nous lui avons expressément demandé d’endosser ce rôle. De cette façon, si les autorités posent des questions, elles seront renvoyées vers nous.
Nous leur répondrons alors que nos avocats au Liechtenstein en charge du trust qui possède la société au Liechtenstein ont exigé qu’on embauche quelqu’un de sa stature pour diriger les affaires de la société. Et avant que les États-Unis puissent forcer des avocats du Liechtenstein à leur répondre, les poules auront des dents. Notre système mènera assurément le gouvernement dans une impasse.
Armbrecht plisse les yeux le temps de réfléchir à ma suggestion. Il aime ce qu’il a entendu. « En gros, l’objectif de tout ça, Robert, c’est de créer un dispositif pour récupérer les sommes discrètement et en toute sécurité, n’est-ce pas ? De cette façon, on n’exposera pas les véritables propriétaires de la majeure partie de l’argent… Évidemment, nous vous chargerons de créer d’autres sociétés écrans. Nous n’allons pas placer 100 millions de dollars dans une seule entreprise. » Armbrecht, l’homme investi du pouvoir de diriger le flot des rivières d’argent du cartel, veut faire appel à nous pour mettre au frais 100 millions de dollars ou plus. C’est stupéfiant, mais je dois rester calme.
Durant la réunion, Howard appelle et nous informe que Chinoy sera disposé à nous rencontrer, Armbrecht, Uribe et moi, dans moins d’une heure. Nous remettons à plus tard la fin de la réunion et convenons de nous retrouver dans le hall de leur hôtel d’ici 45 minutes. Pendant ce temps, je passe un rapide coup de fil à l’avocat de Zurich.
À la BCCI
Alors que je remonte les Champs-Élysées accompagné d’Armbrecht et Uribe, je les briefe sur les antécédents des responsables de la BCCI qu’ils sont sur le point de rencontrer. Je leur dis la vérité : je n’ai fait leur connaissance que très récemment par le biais de vieux contacts de la BCCI, en Floride et au Panama. Notre avons noué une relation dans l’urgence pour trouver une alternative au Panama. Enjoliver quoi que soit à ce stade pourrait se retourner contre moi. Grâce à mon coup de fil à l’avocat, je réponds à toutes les questions qu’a soulevé Armbrecht à l’hôtel avant notre arrivée à la BCCI de Paris.
Arrivés à la banque, Ian Howard est là pour nous accueillir, mais il demande à me voir en privé. Chinoy se joint à nous et je leur explique qu’Armbrecht et Uribe sont deux membres importants d’un des groupes colombiens qui ont recours à mes services. Je leur demande d’informer mes clients sur les raisons pour lesquelles la BCCI est une banque fiable et sérieuse, car je souhaite que ces hommes me confient d’importantes sommes d’argent en provenance de leur groupe, qui pourraient être placées à la BCCI de Paris.
Ils veulent que je serve d’intermédiaire entre eux et la banque et ils veulent rester anonymes. Chinoy promet de mettre tout le monde à l’aise. Avant de commencer la réunion, Howard tend à Armbrecht et Uribe des tas de brochures, de bilans financiers et d’autres documents promotionnels. Lui et Chinoy font une présentation impeccable, en mettant en avant la stabilité de la banque et sa présence à l’international. Lorsque Armbrecht fait part de ses inquiétudes concernant les commissions, Chinoy le rassure immédiatement : « Nous ne pensons pas à court terme mais à long terme. Ce qui nous importe, c’est de tisser des liens. Nous ne prenons pas de commissions sur tous les contrats : nous préférons gagner moins mais en conclure un plus grand nombre. »
Un discours rassurant pour un homme en possession de dizaines de millions de dollars qu’il souhaite placer en sécurité dans une banque. Armbrecht reconnaît que la BCCI est un bon choix, mais il tient à ce que Chinoy et Howard sachent comment les choses vont se dérouler. « Nous allons avoir des quantités considérables d’activités avec votre banque. Bob sera en charge de tout, vous n’aurez affaire qu’à lui et il fera tout ce qu’il faut pour que les choses se passent bien. »
Et voilà ! Ma promotion vient juste d’être annoncée. Je suis sur le point de devenir le directeur financier en charge de l’expansion des cartels en Europe. Armbrecht me remercie de l’avoir emmené à la BCCI et signe les documents qui lui donnent accès aux millions de dollars de Don Chepe que j’ai placés en certificats de dépôt. « Nous l’aurons à l’œil à l’avenir », dit Armbrecht en parlant une nouvelle fois Ospiña sur le chemin du retour.
« Si son comportement indique qu’il peut poser problème, notre organisation veillera à ce que ce ne soit pas le cas. » Armbrecht s’arrête soudain en pleine rue : « Faites-vous affaire avec un dénommé Fernando Galeano ? » « Non », lui dis-je. « Pourquoi me demandez-vous cela ? » « Geleano fait partie de los duros, mais il se comporte de façon irresponsable. » Ospiña travaille avec ce Galeano et il a confié à Armbrecht qu’il voulait me confier ses affaires. Armbrecht suggère non seulement que je refuse la proposition de m’occuper des affaires Galeano, mais également que je ne travaille avec aucun autre groupe à l’avenir.
L’organisation de Don Chepe, m’assure-t-il, m’apportera plus de travail que je ne peux l’espérer. « Je dois d’abord m’assurer que vos associés s’engagent à nous confier leurs investissements avant de songer à refuser d’autres propositions », dis-je. « Je ne dis pas que c’est impossible. Seulement qu’il me faut d’abord voir les résultats. »
J’apprendrais par la suite que Fernando Galeano, à l’instar de Moncada, est directement lié à Pablo Escobar. Les opportunités qui se présentaient à nous étaient inconcevables et sans précédent. Quand les décideurs de Washington entendraient ce que nous étions parvenus à accomplir, ils avanceraient certainement la date du coup de filet au mois d’octobre.
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Le lendemain, Emir et moi allons déjeuner en tête-à-tête, mais tandis que nous marchons en direction du Georges V, nous croisons la route d’Armbrecht et Uribe, accompagnés des trois hommes de Medellín. Deux d’entre eux restent en arrière pour éviter tout contact avec nous, mais Armbrecht nous présente le troisième homme. Gerardo Moncada. Il semble incroyablement jeune pour un baron de la drogue et doit avoir la trentaine. Il nous adresse un hochement de tête et ne dit pas un mot. Mais il est l’heure de rendre visite à Howard et Hassan pour obtenir la confirmation qu’eux aussi savent d’où provient l’argent.
Howard confirme que Chinoy l’a informé des activités de mes clients, ce qui me donne une occasion parfaite pour une introduction. « M. Armbrecht est le genre de personne qui… Vous avez affaire à moi. Je suis conseiller en investissements, et cela me sert, pour ainsi dire, de couverture, cela me confère une grande légitimité. M. Armbrecht ne bénéficie pas d’une telle couverture. Il est donc plus sûr pour tout le monde que… » « Que nous ne faisions affaire qu’avec vous », coupe Howard.
Il nous reste encore une réunion avec Armbrecht. Elle durera plus de quatre heures.
« Il ne faudrait pas que les stups viennent fouiner de votre côté. » « Nous l’avons très bien compris tous les deux », dit Howard. « Et nous prenons les dispositions nécessaires. Vous n’avez pas à vous inquiéter à ce sujet. Nous avons l’habitude de ce genre de choses… Récemment, nous avons mis en place des transactions par Monaco pour le compte de dirigeants africains, afin d’accroître notre confidentialité. C’est un secteur sur lequel vous devriez vous pencher. » Pas étonnant que les peuples africains ne voient jamais la couleur des milliards de dollars envoyés à leurs gouvernements pour leur venir en aide.
Howard me passe ensuite Amjad Awan [banquier assigné à la division Amérique latine de la BCCI à Miami, s’occupe personnellement de la relation client avec Manuel Noreiga] au téléphone, qui rend visite à « l’un de ses bons amis à Londres », Asif Baakza [banquier à la BCCI de Londres], mon contact sur place à la BCCI. « Asif est prêt à vous accueillir quand vous arriverez à Londres », dit Awan, « et j’ai hâte de vous revoir à Miami quand vous rentrerez. » Baazka et moi échangeons brièvement et organisons notre rencontre à Londres. Avec les confessions d’Howard que je viens d’enregistrer et celles qu’Hassan a faites à Emir, la BCCI de Paris est cuite. Mais il nous reste encore une réunion avec Armbrecht. Elle durera plus de quatre heures.
Le verdict
Armbrecht rend son verdict. « Nous devons parler de la forme finale de l’opération… Jusqu’à maintenant nous en approuvons la mécanique, qui me semble tout à fait acceptable. À présent, nous devons doter la machinerie d’un but. Son but est que notre argent soit acheminé aux États-Unis ou de nous permettre de l’y déposer sur différents comptes parfaitement sécurisés. »
Bien qu’il ait l’intention de faire transiter une grande partie de l’argent du cartel à travers notre système, il ne nous en donne pas le monopole. Avec l’aide de son oncle, un haut responsable de la Commerzbank d’Hanovre, il blanchit des dizaines de millions de plus pour los duros. Plus d’autres banques dont il ne m’a rien dit. Armbrecht veut déterminer la quantité d’argent qu’il fera passer par notre système. Pas suffisamment à mon goût.
J’ai besoin d’un véritable engagement de sa part : il promet donc de commencer entre deux et dix millions de dollars par mois. « Vous serez payés pour ce que vous savez, pas vraiment pour ce que vous faites », ajoute-t-il. « Votre atout, Robert, c’est votre expérience. Comme moi. Je ne connais pas grand chose mais j’apprends très vite, et si j’ai tout cet argent, c’est que j’apprends vite car ils me payent pour ce que je sais… J’ai un profond respect pour pour votre savoir en matière de blanchiment d’argent. C’est pourquoi je suis si inquiet de vous voir disparaître. »
« Ne vous faites pas de souci, avec des amis comme vous je ne risque pas de m’enfuir », dis-je en plaisantant. « Je crois que ces hommes jouent un double rôle dans l’organisation », dit Emir au sujet des frères Giraldo, qui distribuent la cocaïne et livrent le cash à Detroit. « Selon moi, c’est risqué. »
« Nous essayerons de mieux faire la distinction à l’avenir », concède Armbrecht. « Il est évident que la personne qui gère une de ces activités est suffisamment digne de confiance pour s’occuper de l’autre… Mais nous ne tenons pas à avoir l’argent et la marchandise au même endroit. Oubliez cette connerie. Comme nous gérons plus de cinquante ou cent kilos de coke en même temps, nous avons des distributeurs partout. Nous n’avons jamais de coups durs et nous sommes très vigilants. Nous ne plaçons jamais quatre ou cinq tonnes au même endroit, ce serait stupide. » Ça y est, Ambrecht n’a plus de marge de manœuvre à propos de la provenance de l’argent.
À sa demande, je lui donne les numéros de trois de mes bureaux, de mon domicile et de mon portable. Il m’en donne quatre sur lesquels je peux le joindre à Medellín, dont deux sont sécurisés d’après lui. Si la CIA ou la NSA peuvent mettre ces lignes sur écoute, nous pourrons dessiner une carte précise du chemin qu’emprunte la fortune du cartel. « Je pourrais vous surprendre », dit Armbrecht avant de quitter la pièce, « en débarquant à Tampa la semaine prochaine. » Rien ne pourrait me rendre plus heureux.
Une minute après le départ d’Ambrecht, Mora m’annonce que Don Chepe et d’autres membres du cartel ont leurs bureaux au-dessus d’un restaurant nommé Marandua, à Medellín. L’endroit ressemble à la cantina de Chalmun dans Star Wars : des barons de la drogues, des meurtriers, des escrocs et des trafiquants de toutes sortes s’y réunissent. Des hordes de sentinelles armées de mitrailleuses gardent l’entrée de la forteresse. Mora se sent mal et pâlit rien que d’en parler. Don Chepe l’a convoqué deux fois à Marandua et il ne veut pas y retourner. Mais il ira.
L’avidité fait faire des choses étranges aux hommes. Armbrecht appelle deux fois cette nuit-là pour voir si j’ai fait les recherches qu’il m’a demandé de faire dans l’après-midi. Je les ai faites. Comme il s’agit de notre dernière nuit à Paris, je le convaincs que nous devrions tous aller chez Régine. Les Mora [Gonzalo et son épouse Lucy] et Armbrecht nous rejoignent pour dîner et boire des cocktails, dans un cadre où nous avons l’air de personnes normales. Nous parlons des dates éventuelles du mariage avec les Mora. Ils ne rateraient cela pour rien au monde.
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Le lendemain matin, nous partons pour Londres en prenant le train de Paris à Calais, avant que le ferry ne longe les falaises blanches de Douvres. Dans un café, nous prenons contact avec John Luksic, un agent des douanes assigné à l’ambassade américaine de Londres. Nous donnons à Luksic un aperçu de notre paranoïa en refusant d’approcher de l’ambassade. Il nous laisse tourner en ronds jusqu’à ce que nous soyons certains que personne ne nous suit. Il sait pourquoi nous sommes là, mais nous lui rappelons le plan et lui résumons les deux dernières semaines que nous avons passées en Europe. Plus tard ce jour-là, nous rencontrons Asif Baakza, manager à la BCCI de Londres. Au terme d’une longue réunion, nous concluons le deal.
Nous l’avons fait. Après deux semaines d’intenses réunions et de dizaines d’heures de conversations compromettantes enregistrées, nous avons collecté une somme de documents inestimables qui retracent les allées et venues de l’argent de la drogue à travers le monde. Sur la bande, nous avons six dirigeants de la BCCI, qui offrent leurs services pour déplacer de l’argent sale. Nous avons aussi notre premier investissement d’un million de dollars de la part de Moncada, et nous sommes parvenus à convaincre deux acteurs majeurs du cartel que nous offrions les meilleurs services de blanchiment d’argent de la planète. Mon piège ne tarderait plus à se refermer.
Traduit de l’anglais par Nathalie Delhove, Adélie Floch et Nicolas Prouillac d’après un extrait du livre de Robert Mazur The Infiltrator: My Secret Life Inside the Dirty Banks Behind Pablo Escobar’s Medellin Cartel, paru chez Back Bay Books. Couverture : Pablo Escobar/Paris, 1988. (Création graphique par Ulyces)
J’AI INFILTRÉ PENDANT 18 MOIS LE CARTEL DE MEDELLÍN AU TEMPS DE PABLO ESCOBAR
Robert Mazur, alias Bob Musella, a blanchi l’argent du cartel colombien tout en enquêtant pour l’US Customs Service. Il raconte son histoire incroyable.
Les propos ayant servi à réaliser cette histoire ont été recueillis par Arthur Scheuer au cours d’un entretien avec Robert Mazur. Les mots qui suivent sont les siens.
I. L’infiltré
Je viens d’une famille italo-américaine pauvre, et nous vivions dans un quartier pauvre de Staten Island, à New York. Le premier appartement dans lequel j’ai habité comportait trois chambres. Quatre familles y logeaient : mes grands-parents, les deux sœurs de ma mère, moi, mon frère, mon père et ma mère. Mes parents travaillaient très dur, mon père cumulait deux ou trois emplois à la fois. Ils désiraient plus que tout aider leurs enfants à avoir une meilleure vie que la leur. Déjà à l’époque, leur objectif était de nous tenir éloigné de la mauvaise graine du quartier dont j’ai plus tard, en tant qu’agent infiltré, prétendu faire partie. Ils tenaient à faire de mon frère et moi les premiers membres de la famille à entrer à l’université. C’est arrivé. Nos économies étaient maigres quand j’ai fait mes premiers pas à la fac, et j’avais besoin d’un job pour payer mes livres. J’ai décroché un entretien par l’intermédiaire de l’université me permettant de devenir ce qu’ils appelaient un étudiant « coopté » au sein d’une organisation. Il s’agissait d’une unité spéciale de l’IRS. À l’époque, on l’appelait la « division du renseignement », c’est elle qui s’était chargée de monter le procès d’Al Capone. Une fois engagé, je travaillais deux jours par semaine, le week-end et l’été. Mon rôle se limitait à porter les valises des gars, je n’ai rien fait de très important et je n’ai traité aucun dossier. Je faisais des photocopies, de la retranscription d’entretiens, je n’étais pas sur le terrain. Un des dossiers les plus importants concernait Frank Lucas, le plus gros trafiquant d’héroïne de Manhattan. Nous étions chargés de poursuivre la banque au sein de laquelle il blanchissait de l’argent. Ironie du sort, son nom était la Chemical Bank, la « banque chimique ».
Les courtiers de Lucas avaient pour habitude de se pointer à la banque avec des sacs pour récupérer du cash. J’ai commencé à m’apercevoir que pour suivre les mouvements du crime organisé, il fallait suivre l’argent car il conduit toujours à ceux qui tiennent les rênes de l’organisation criminelle, à qui les billets appartiennent. Sitôt diplômé, ils m’ont offert un boulot. J’ai bossé sur des affaires assez importantes avant d’être transféré en Floride, où l’on m’a intégré à un groupe de travail avec les agences de douanes américaines. Quelques temps après, j’ai accepté de devenir agent des douanes. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à mettre tout en œuvre pour traduire en justice les patron du cartel de Medellín car nous étions en Floride, en pleine zone de guerre. Des massacres étaient commis dans les supermarchés, où des types se tiraient dessus à l’aide de mitrailleuses au beau milieu des rayons. Mon équipe tentait d’identifier les donneurs d’ordre et les blanchisseurs d’argent. Je suis arrivé à la conclusion que le meilleur moyen de le faire était d’infiltrer le système plutôt que de suivre la trace de l’argent a posteriori, ce qui n’est pas toujours possible. Je me suis donc porté volontaire pour devenir un agent infiltré pendant une longue période.