Les propos ayant servi à réaliser cette histoire ont été recueillis par les auteurs au cours d’entretiens avec Dee Dee Ramone, Joey Ramone, Eileen Polk, Leee Childers, Danny Fields, Mary Harron, Debbie Harry, James Grauerholz et William Burroughs. Les mots qui suivent sont les leurs.
Pourquoi on l’appellerait pas Punk ?
Dee Dee Ramone : Un soir, en quittant le CBGB’s à quatre heures du mat’, je suis sorti et j’ai vu Connie assise sur le capot d’une bagnole, occupée à se faire les ongles. Elle m’a plu tout de suite. Elle portait une robe de soirée noire et des talons aiguilles, et elle avait une bouteille de liqueur de mûre dans son sac à main. On aurait dit une ancienne comtesse vampire incontestablement envoyée en mission pour capturer mon âme. Au matin, j’ai fait comme si tout était normal. Mais Connie était de mauvaise humeur et elle avait envie de taper de la came. Moi aussi. Donc on a pris un tacot pour Norfolk Street et on a acheté de la dope. C’était une prostituée, j’étais un Ramone, et on était tous les deux des junkies. Eileen Polk : Un des premiers soirs où je suis allée au CBGB’s, j’étais avec Anya Phillips, et Dee Dee Ramone, Joey Ramone et Connie sont entrés tous les trois ensemble. Arthur Kane s’était déjà envolé pour la Californie, donc Anya m’a dit : « Voilà Connie avec son nouveau mec. Il est dans ce nouveau groupe, les Ramones. » Elle disait genre : « Allons mater ces types. » Je n’avais pas encore vu les Ramones. Alors comme une idiote, je me figure que Joey Ramone est le nouveau mec de Connie, parce que Joey ressemblait à Frankenstein, et Arthur ressemblait à Frankenstein. Donc j’ai pensé que Joey devait être le nouveau rencard de Connie. Quelques soirs plus tard, j’étais au Ashley’s, le bar du tourneur d’Alice Cooper, et Dee Dee est arrivé, tout seul. Il commençait à être saoul, je commençais à être saoule, alors on a commencé à discuter. On s’était vus au CBGB’s, mais on n’avait pas parlé. Donc je lui demande : « Alors, c’est quoi le truc ? Je t’ai vu avec Connie. Tu sors avec elle, ou quoi ? » Dee Dee a répondu : « Eh bien, tu sais, je lui plais bien, mais tu sais, en fait elle est avec Joey. » Il commençait déjà à semer les embrouilles. Puis il a dit : « Je vais au Mother’s, ce nouveau bar sur la Vingt-troisième Rue, pour voir jouer Blondie. Pourquoi tu me retrouverais pas là-bas ? » Donc je l’ai retrouvé au Mother’s quelques soirs après. On s’est vraiment éclatés, et à la fin de la soirée, je sors et je tombe sur… Connie !
Je portais une de ces robes dos-nu années 1970 – seulement retenues par un bouton derrière le cou. Connie me fonce dessus, enfonce ses ongles dans mes cheveux, et arrache ma robe. C’était la fin de la soirée, donc il y avait genre vingt-sept personnes qui attendaient un taxi devant le bar. Et je suis en train de me faire tabasser par Connie, ma robe est déchirée, et je suis nue jusqu’à la taille, il y a tout qui pendouille et je n’arrive pas à ôter ses ongles de mes cheveux. Sa technique de combat consistait à planter ses ongles dans ta chevelure puis faire un truc, comme t’arracher ta robe. Elle m’a eue. Je ne pouvais pas bouger, à moins de m’arracher les cheveux. Laissez-moi vous dire, les cheveux comptent beaucoup pour une jeune nana. C’était un dilemme. J’imagine que je me suis dit qu’il valait mieux être à moitié nue que de me faire arracher les cheveux. Anya gueulait : « Connie, arrête ! Connie, arrête ! » Et tous les autres gueulaient : « Vas-y ! » Évidemment, Dee Dee restait planté là à ne rien faire, totalement inutile. J’ai fini par faire lâcher mes cheveux à Connie et je me suis enfuie. Anya a couru avec moi et on a chopé un tacot. Une fois à l’intérieur, Anya a dit : « Oh, cette Connie, quelle connasse ! » Puis elle m’a tout raconté, comment en fait Dee Dee vivait avec elle, et qu’il m’avait raconté des craques. Bien sûr, à présent, j’étais vraiment en rogne contre Connie – elle avait déjà essayé de me casser la gueule quand j’étais avec Arthur – et cette fois elle l’avait fait pour de bon. Elle avait arraché ma robe devant tout le monde, donc maintenant c’était la guerre – la guerre totale – et j’ai décidé que j’allais lui piquer son mec. Leee Childers : La première fois que je suis allé au CBGB’s, c’était avec Wayne County. Il y avait six personnes dans le public. On a mangé du chili, ce que, des années plus tard, Bebe Buell a été horrifiée d’apprendre. Elle a dit : « Vous avez mangé le chili ? Stiv m’a dit que le jeu favori des Dead Boys était d’aller en cuisine pour se branler dedans. » Je lui ai répliqué : « Et alors ? J’ai eu des trucs pires dans la bouche. » Donc la première fois que je suis allé au CBGB’s, on a pris du chili, qui avait un goût immonde. La salle entière puait l’urine. La salle entière sentait les latrines. Et il y avait littéralement six personnes dans le public, puis les Ramones sont montés sur scène, et je me suis exclamé : « Oh… mon… Dieu ! » Et j’ai su, instantanément. Dès la première chanson. La première chanson. J’ai su que j’étais chez moi, et heureux, et libre, et en sécurité et rock’n’roll. Je l’ai su dès la première chanson la première fois que je les ai vus. C’est moi qui ai appelé Lisa Robinson pour dire : « Tu vas pas croire à ce qui arrive ! » Et elle a dit : « Oh, de quoi tu parles ? Oh, le Bowery, POUAHHH ! » J’ai dit : « Viens, c’est tout. » Danny Fields : J’étais un des rédacteurs en chef du magazine 16 et je rédigeais une colonne dans le SoHo Weekly News, et je passais mon temps à me répandre sur la grandeur de Television et à m’extasier sur leurs concerts. J’écrivais rarement sur les Ramones. Je ne les avais pas vus, je ne savais pas qui c’était. J’écrivais tout le temps sur Television et Patti Smith. De toute la bande, chronologiquement, ça a été les premiers. Et Johnny Ramone a dit à Tommy : « T’es censé être responsable de la publicité. Pourquoi Danny Fields écrit pas sur nous ? » C’est comme si j’avais été là. Je n’étais pas témoin, mais j’imagine parfaitement la conversation. Donc Tommy m’a appelé au magazine 16, et m’a demandé : « S’il te plaît, pourquoi tu n’écris jamais sur nous ? » J’avais l’impression que quelqu’un nous attendait à un coin de rue, genre : il a intérêt à écrire là-dessus, sinon… Et les Ramones faisaient pareil avec Lisa Robinson qu’avec moi. C’est pour ça que Lisa et moi on a décidé de se partager le travail. Il y avait un autre groupe qui nous harcelait tous les deux à ce moment-là, et on a décidé de faire d’une pierre deux coups. J’irais voir l’autre groupe et Lisa irait voir les Ramones. Je ne me souviens pas de l’autre groupe, il a dû me laisser indifférent.Le mot punk semblait incarner le trait d’union qui reliait tout ce que nous aimions – ivrogne, odieux, malin mais pas prétentieux, absurde, marrant, ironique, et tout ce qu’il y avait d’attirant dans le côté obscur.
Le lendemain, Lisa m’a appelé, tout excitée par les Ramones, pour me dire : « Oh, tu vas les adorer. Ils font des chansons qui durent une minute, c’est hyper rapide et tout le concert est bouclé en moins d’un quart d’heure. Et c’est tout ce que tu aimes, tu vas adorer. Et c’est tout bonnement le truc le plus tordant que j’aie jamais vu. » Et elle avait raison. Je suis descendu les voir au CBGB’s, et j’ai eu une place au premier rang sans aucun problème. À l’époque, je ne pense pas que quelqu’un faisait salle comble. Et ils sont arrivés, et je suis tombé amoureux d’eux. Pour moi, ils avaient vraiment tout bon. C’était le groupe parfait. Ils étaient rapides et j’aimais la rapidité. Les quatuors de Beethoven sont faits pour être lents. Le rock’n’roll est fait pour être rapide. J’ai adoré ça. Après le concert, je me suis présenté à eux en disant : « Je vous aime tellement, je veux être votre manager. » Et ils ont répliqué : « Oh, super, on a besoin d’une batterie. Est-ce que t’as du fric ? » J’ai répondu que j’allais aller voir ma mère à Miami. Quand je suis arrivé à Miami, j’ai demandé trois mille dollars à ma mère et elle me les a donnés. C’est comme ça que j’ai commencé à m’occuper des Ramones. J’ai acheté la place de manager. Legs McNeil : Quand j’avais dix-huit ans, je vivais à New York, je travaillais dans une espèce de collectif cinématographique hippie sur la Quatorzième Rue, et on faisait ce film immonde sur un stupide publicitaire qui prend un acide et devient sexuellement, émotionnellement et spirituellement libéré. Une vraie merde. On était en 1975, l’idée de se marginaliser parce qu’on avait pris de l’acide était tellement ringarde – genre dix ans en retard. Et le collectif cinématographique hippie était tout aussi ringard. Je détestais les hippies. Quoi qu’il en soit, l’été est arrivé, et je suis retourné à Cheshire, dans le Connecticut, où j’ai grandi, et j’ai fait une comédie à la Three Stooges – un film en 16 mm et en noir et blanc – avec deux potes de lycée, John Holmstrom et Ged Dunn. John Holmstrom était dessinateur humoristique, et Ged Dunn bossait dans les affaires, alors à la fin de l’été on a décidé de se mettre à travailler ensemble. On avait déjà travaillé tous les trois avant, quand on était au lycée – Holmstrom avait monté cette troupe de théâtre nommée les Apocalypse Players, un mélange d’Eugène Ionesco et d’Alice Cooper. La police avait même interrompu une de nos représentations un jour où j’avais raté un lancer de tarte à la crème et atteint quelqu’un dans le public. Mais quand John, Ged et moi nous sommes associés à nouveau, ce qu’on allait faire était assez indéterminé – des films, de la BD, un truc dans les médias. Puis un jour, on était dans la bagnole, et John a lancé : « Je crois qu’on devrait lancer un magazine. » Tout l’été, on avait écouté l’album Go Girl Crazy, de ce groupe inconnu appelé les Dictators, et ça avait changé nos vies. Tous les soirs, on se bourrait la gueule et on chantait par-dessus. C’est Holmstrom qui avait trouvé le disque. C’est lui qui était vraiment branché rock’n’roll. C’est lui qui nous avait initiés, Ged et moi, aux Velvet Underground, à Iggy & the Stooges, et aux New York Dolls. Avant, j’écoutais seulement Chuck Berry, les deux premiers albums des Beatles et Alice Cooper. Mais je détestais la plupart de ce qui se faisait en rock’n’roll, parce qu’il n’y en avait que pour les trucs hippie ringards, et en fait il n’y avait personne qui décrivait nos vies – qui étaient faites de McDonald’s, de bière, et de redif à la télé. Puis John a découvert les Dictators et ça nous a tous enthousiasmés de voir que quelque chose se passait. Mais je n’ai pas compris pourquoi Holmstrom voulait lancer un magazine. Je trouvais que c’était une idée stupide. John a dit : « Mais si on a un magazine, les gens vont penser qu’on est cool, et tout ça, et ils voudront traîner avec nous. » Je n’ai pas percuté. Puis il a dit : « Si on avait un magazine, on pourrait boire à l’œil. Les gens nous fileraient des verres gratis. » Ça m’a convaincu. J’ai dit : « Ok, allons-y, alors. » Holmstrom voulait que le magazine soit un mélange de tout ce qui nous branchait – les redif télé, boire de la bière, baiser, les cheeseburgers, les BD, les séries B, et ce rock’n’roll bizarre que personne n’avait l’air d’apprécier à part nous : le Velvet, les Stooges, les New York Dolls, et maintenant les Dictators. Puis John a dit qu’il voulait appeler notre magazine Teenage News, d’après une chanson inédite des New York Dolls. J’ai trouvé que c’était un nom stupide, et je ne me suis pas gêné pour le lui dire. Et il m’a demandé : « Bon, et comment tu crois qu’on devrait l’appeler ? » Je voyais le magazine qu’Holmstrom voulait lancer comme un album des Dictators animé. Sur la pochette intérieure du disque, il y avait une photo des Dictators en train de glander dans un fastfood de hamburgers White Castle en blousons de cuir noir. Même si on n’avait pas de blousons de cuir noir, cette photo semblait nous décrire parfaitement – des malins. Donc je me suis dit que le magazine devait être pour d’autres déjantés comme nous. Des gamins qui avaient grandi en ne croyant en rien sinon aux Three Stooges. Des gamins qui faisaient des fêtes quand leurs parents n’étaient pas là et détruisaient la maison. Tu sais, des gamins qui volaient des bagnoles et s’éclataient.
Alors j’ai dit : « Pourquoi on l’appellerait pas Punk ? » Le mot punk semblait incarner le trait d’union qui reliait tout ce que nous aimions – ivrogne, odieux, malin mais pas prétentieux, absurde, marrant, ironique, et tout ce qu’il y avait d’attirant dans le côté obscur. Donc John Holmstrom a dit : « Ok. Bon, je vais être le rédacteur en chef. » Ged a dit : « Je vais être l’éditeur. » Ils se sont tous les deux tournés vers moi : « Qu’est-ce que tu vas faire ? » « Je ne sais pas », j’ai dit. Je ne savais rien faire. Alors Holmstrom a dit : « Tu peux être le punk de service ! » Et ils ont tous les deux éclaté d’un rire hystérique. Ged et John avaient tous les deux à peu près quatre ans de plus que moi. Et je crois que s’ils traînaient avec moi, c’était au moins à moitié parce que j’étais tout le temps à me bourrer la gueule et à m’attirer des emmerdes, et Holmstrom y puisait une source d’amusement intarissable. Il a donc été décidé que j’allais être un personnage de BD ambulant, comme Alfred E. Neumann pour le magazine Mad. Et Holmstrom a changé mon nom d’Edie en Legs. C’est drôle, mais on n’avait aucune idée s’il y avait quelqu’un d’autre à part les Dictators. On n’avait jamais entendu parler du CBGB’s et de ce qui se passait, mais je crois qu’on s’en fichait. On aimait juste l’idée du magazine Punk. Et il n’y avait que ça qui comptait vraiment.Lou Reed en couv’
Mary Harron : J’ai rencontré Legs quand je travaillais en cuisine pour Total Impact, le collectif cinématographique hippie sur la Quatorzième Rue. Legs est arrivé, et il était le seul à dire que ce film était merdique et que ces gens étaient dingues. Alors je lui ai demandé ce qu’il faisait. Legs m’a dit qu’il avait simplement un job à temps partiel sur le film et il m’a aussi demandé ce que je faisais. J’ai dit que je voulais être écrivain et il m’a dit : « On lance un magazine. Ça s’appelle Punk. » J’ai pensé : « Quel titre génial ! » Je ne sais pas pourquoi ça avait l’air tellement génial, parce que c’était avant que le punk n’existe, mais c’était si évidemment ironique. Je veux dire, il y avait quelque chose de fort, tu sais, parce que si quelqu’un dit qu’il lance un magazine, tu penses tout de suite à un magazine littéraire. Mais Punk, c’était tellement marrant, potache – c’était tellement inattendu – j’ai pensé : « Eh ben ça, c’est vraiment génial. » Donc j’ai dit : « Oh, je vais écrire pour vous », même si je ne savais pas de quoi il retournait. Un soir, quelques jours plus tard, j’étais dans la cuisine de cet abominable collectif cinématographique, en train de passer la serpillière, comme une vraie Cendrillon, et de faire la vaisselle. Legs et John sont arrivés, et ils ont dit qu’ils allaient au CBGB’s, et j’ai été tout de suite partante. On est tous allés voir les Ramones au CBGB’s, et c’est ce soir-là que tout a commencé.
Legs McNeil : On a réussi à baratiner le portier pour qu’il nous laisse entrer au CBGB’s gratis, et on longeait le bar vers le fond de la salle, quand j’ai vu ce type avec les cheveux hyper courts et des lunettes noires assis à une table, et j’ai reconnu Lou Reed. Holmstrom avait passé Metal Machine Music de Lou Reed en boucle pendant des semaines. C’était le double album que Lou avait fait avec rien d’autre que du feedback. C’était atroce, que du bruit, ce qu’Holmstrom adorait, proclamant que c’était l’album punk ultime. On arrêtait pas de se disputer quand John passait ce disque : « Allez, enlève cette merde ! » C’est comme ça que je savais qui était Lou Reed. Donc quand j’ai repéré Lou à la table, je suis allé trouver Holmstrom : « Hé, il y a ce type dont tu parles tout le temps. On devrait peut-être l’interviewer aussi ? » Dans ma tête, c’était, tu sais, tant qu’on est là. Donc je me suis approché de Lou, et je lui ai dit : « Hé, on va t’interviewer pour notre magazine ! » Tu vois le topo, genre : « C’est pas un peu le pied ? » Je n’avais aucune idée de ce qu’on était en train de faire. Alors Holmstrom a ajouté : « Ouais, on va même te mettre en couverture ! » Lou s’est juste retourné, vraiment pince-sans-rire, et il a dit : « Oh, vous devez avoir un tirage fabuleux. » Mary Harron : J’ai été horrifiée quand Legs et John sont allés trouver Lou Reed pour lui dire qu’ils voulaient faire une interview de lui. J’ai pensé : « Oh mon Dieu, qu’est-ce qu’ils sont en train de faire ? » Parce que Lou était un personnage célèbre, et je me disais : « Oh, c’est tellement impoli ! Qu’est-ce qu’ils espèrent, là ? » Je crois que je craignais et respectais Lou bien davantage que John ou Legs. J’en savais un sacré bout sur Andy Warhol, parce que j’avais été complètement obsédée par lui auparavant, et j’étais fan du Velvet Underground. Donc je ne savais plus où me mettre. Legs McNeil : Juste au moment où on parlait à Lou Reed, les Ramones sont montés sur scène et c’était une vision effarante. Quatre mecs vraiment patibulaires en blousons de cuir noir. On aurait dit que la Gestapo venait de débarquer. Pas de doutes, ces mecs n’étaient pas des hippies. Puis ils ont lancé une chanson – « ONE, TWO, THREE, FOUR ! » – et on a été frappés de plein fouet par une explosion de bruit, un choc qui te faisait littéralement chanceler, comme un vent énorme, et avant même que je puisse entrer dedans, ils ont arrêté. Apparemment, ils jouaient tous une chanson différente. Les Ramones ont eu une mini-bagarre sur scène. Ils étaient tous si profondément dégoûtés les uns des autres qu’ils ont jeté leurs guitares au sol et ont sauté de la scène. C’était inouï. C’était comme de voir vraiment quelque chose prendre forme. Lou Reed, assis à sa table, était mort de rire. Joey Ramone : C’est la première fois qu’on a rencontré Lou Reed. Lou n’arrêtait pas de dire à Johnny Ramone qu’il ne jouait pas du type de guitare qu’il fallait, qu’il devait jouer sur un autre type de guitare. Johnny ne l’a pas très bien pris. Tu comprends, quand John avait trouvé sa guitare il n’avait pas beaucoup d’argent – il l’avait achetée cinquante dollars. Et Johnny aimait l’idée de jouer sur une Mosrite parce que personne d’autre n’utilisait cette guitare – donc ça serait sa marque de fabrique. Donc Johnny a pensé que Lou était un vrai connard. Legs McNeil : Puis les Ramones sont revenus, ont refait le comptage, et ont joué les dix-huit meilleures minutes de rock’n’roll que j’aie jamais entendues. On pouvait y discerner du Chuck Berry, donc tout ce que j’écoutais, ça et le second album des Beatles avec toutes les reprises de Chuck Berry. Quand les Ramones sont sortis de scène, on les a interviewés, et ils étaient comme nous. Ils parlaient de BD, de pop bubble-gum des années 1960, et ils étaient très pince-sans-rire et sarcastiques. J’ai vraiment eu l’impression qu’on était au Cavern Club en 1963 et qu’on venait de rencontrer les Beatles. Sauf que ce n’était pas un rêve, ce n’était pas les Beatles, c’était notre groupe à nous – les Ramones. Mais on n’a pas pu passer tant de temps que ça avec eux parce qu’il fallait qu’on aille interviewer Lou Reed, qui était vieux, et snob, et qui avait tout du vieux père grincheux et bourré.J’ai lu rapidement l’interview de Lou Reed, et j’ai vu tout de suite que tous les trucs humiliants, embarrassants et stupides avaient été tournés à leur avantage. C’est là que j’ai su que Punk allait marcher.
Mary Harron : Nous sommes tous partis pour le Locale et aucun d’entre nous n’avait d’argent donc nous ne pouvions pas commander à manger. Je me souviens que Lou Reed a commandé un cheeseburger parce que je mourais de faim. Lou était avec Rachel, qui était le premier travesti que j’aie jamais rencontré. Très beau, mais inquiétant. Mais je veux dire, pas de doute, c’était un mec : Rachel avait une barbe de trois jours. Legs et John bavardaient avec Lou donc je me suis assise à côté de Rachel, et je lui ai demandé comment elle s’appelait – comment il s’appelait – et il a répondu : « Rachel. » J’ai pensé : « Ok. » Ça m’en a bouché un coin pendant quelques instants. Je crois qu’en fait j’ai essayé d’engager la conversation avec lui, mais Rachel n’était pas causant. Je crois que notre conversation s’est bornée à ce bref échange. J’étais sciée de la façon dont Legs et John posaient les questions. C’était pas très professionnel. Ils demandaient des trucs comme : « Quel genre de hamburgers tu préfères ? » Comme du journalisme étudiant, et j’ai pensé : « Oh, Seigneur, c’est qui ces mecs ? Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? Pourquoi ils posent toutes ces questions stupides ? » Puis Lou a commencé à manifester sa légendaire méchanceté. Il a été cruel avec Legs. Très cruel. Et ça m’a fait beaucoup de peine, en fait. Je l’ai trouvé implacable. Pourtant, ça n’avait pas l’air d’affecter Legs et John. C’était une soirée vraiment excitante – voir les Ramones, rencontrer Lou Reed… Je me souviens d’avoir pensé : « Oh mon Dieu, attends un peu que je raconte chez moi que j’ai rencontré Lou Reed ! » C’est vraiment ça qui me passait par la tête : « Attends un peu que je raconte ça… » Mais là, pourtant, parce que Lou s’en prenait violemment à eux ou qu’il en avait marre, ou je ne sais quoi d’autre, ça se terminait sur une note plutôt amère. Lou s’est mis à devenir tellement hostile. Je ne me rappelle pas pourquoi. Il s’est vraiment mis en colère contre Legs, il le détestait. Mais quand on est ressortis dans la rue, John Holmstrom s’est mis à sauter de joie, aux anges, et je me suis dit : « Je ne comprends pas. Pourquoi est-il si content ? » Je ne comprenais pas pourquoi il était si enthousiaste, extatique. Parce que qu’est-ce qu’on avait récolté ? Lou Reed s’acharnant contre nous, en fait. Legs McNeil : Holmstrom sautait partout, s’exclamant : « On a Lou Reed pour la couv’ ! On a Lou Reed pour la couv’ ! » Je ne voyais pas ce qu’il y avait de si excitant. J’ai juste répliqué : « Ouais, mais t’as vu un peu la poule avec qui il était ? » Mary Harron : Quand j’ai fini d’écrire l’article sur les Ramones, il était tard et je n’avais toujours pas d’argent, donc ce soir-là j’ai traversé toute la ville à pied pour le livrer au « Trou Punk », le bureau du magazine Punk, sur la Dixième Avenue. Ça devait faire un trajet de dix avenues – tu sais, d’un bout à l’autre de la ville. C’était l’époque de Taxi Driver, tu vois, la vapeur qui s’échappait des bouches d’égout. C’était vraiment une étrange nuit new-yorkaise dans toute sa splendeur – et le Trou Punk était un endroit incroyable. On s’y serait cru en plein Batman. C’était une échoppe sous les rails du métro sur la Dixième Avenue, avec les fenêtres peintes en noir – on aurait dit une cave. Donc j’ai trouvé la porte, la lumière était allumée et John Holmstrom était à son bureau, ses lunettes sur le nez, en train de s’occuper du graphisme de la couverture avec l’interview de Lou Reed – le premier numéro de Punk. Il me l’a montré et c’était une caricature ! J’ai lu rapidement l’interview de Lou Reed, et j’ai vu tout de suite que tous les trucs humiliants, embarrassants et stupides avaient été tournés à leur avantage. C’est là que j’ai su que Punk allait marcher.
Punk arrive !
Legs McNeil : L’étape suivante, ça a été d’aller placarder dans toute la ville ces petites affichettes qui disaient : « ATTENTION ! PUNK ARRIVE ! » Tous les gens qui les voyaient se demandaient : « Punk ? C’est quoi, Punk ? » John et moi, on se marrait. On disait juste : « Ohhh, vous allez bien voir ! » Debbie Harry : John Holmstrom et son personnage de BD ambulant, Legs McNeil, étaient deux dingues qui parcouraient la ville dans tous les sens pour accrocher des panneaux qui disaient : « Punk arrive ! Punk arrive ! » On a pensé : « Voici encore un groupe de merde avec un nom encore plus merdique que les autres. »
James Grauerholz : Je vivais au Bunker, le loft de John Giorno au 222, Bowery, qui était devenu le domicile de William Burroughs à New York. J’avais eu une aventure avec William, et quand ça s’était terminé, je m’étais mis à bosser pour lui. Mais à cette époque, William n’était pas aussi connu. Je veux dire, il était le mondialement célèbre William Burroughs, mais seule une très petite minorité savait quoi que ce soit de lui. William était plus ou moins considéré comme un peu has-been par certains côtés. Il était vénéré, mais ses livres étaient épuisés. Donc j’ai commencé à me considérer comme l’impresario de William et nous avons commencé à nous envisager comme une sorte de binôme symbiotique. Fin 1975, j’allais très souvent au Phoebe’s. Le Phoebe’s était un repaire pour fans de théâtres off-off-Broadway, un restaurant au bout de la rue du Bunker. Je passais vraiment mon temps là-bas. Donc sur mon petit chemin du Bunker au Phoebe’s, je suis passé devant ces poteaux électriques, juste devant chez moi, avec des affichettes collées dessus : « Punk arrive ! » Et j’ai adoré, de l’instant où j’ai vu ce slogan j’ai pensé : PUNK ARRIVE ! Je me suis dit : « Qu’est-ce que ça va être ? Un groupe, ou quoi ? » Mais « PUNK ! » – j’ai adoré, parce que pour moi ça représentait une expression péjorative pour désigner un jeune vaurien qui ne vaut pas tripette. Et aussi dans Junky, de Burroughs – vous savez, il y a cette scène géniale où William et Roy, le marin, détroussent les ivrognes dans le métro et il y a deux jeunes vauriens (punks). Ils traversent et emmerdent Roy un maximum, et Roy dit : « Ces putains de vauriens pensent que c’est de la rigolade. Ils trouveront ça moins marrant quand ils vont tirer cinq et vingt-neuf dans l’île. » Vous savez, cinq mois et vingt-neuf jours. « Ces putains de vauriens pensent que c’est de la rigolade. » Donc j’ai compris que le punk était un descendant direct de la vie et de l’œuvre de William Burroughs. Et je me suis dit : « Il faut qu’on réunisse ces deux choses pour le bénéfice de toutes les parties en jeu. » Et c’est ce que j’ai fait. William Burroughs : J’ai toujours pensé qu’un punk était quelqu’un qui acceptait de se faire baiser.Cette histoire est adaptée de Please Kill Me, traduit de l’anglais par Héloïse Esquié et paru aux éditions Allia. Couverture : Un mur du CBGB’s, par Rob Boudon.