Les propos ayant servi à réaliser cette histoire ont été recueillis par les auteurs au cours d’entretiens avec Dee Dee Ramone, Joey Ramone, Eileen Polk, Leee Childers, Danny Fields, Mary Harron, Debbie Harry, James Grauerholz et William Burroughs. Les mots qui suivent sont les leurs.
Pourquoi on l’appellerait pas Punk ?
Dee Dee Ramone : Un soir, en quittant le CBGB’s à quatre heures du mat’, je suis sorti et j’ai vu Connie assise sur le capot d’une bagnole, occupée à se faire les ongles. Elle m’a plu tout de suite. Elle portait une robe de soirée noire et des talons aiguilles, et elle avait une bouteille de liqueur de mûre dans son sac à main. On aurait dit une ancienne comtesse vampire incontestablement envoyée en mission pour capturer mon âme. Au matin, j’ai fait comme si tout était normal. Mais Connie était de mauvaise humeur et elle avait envie de taper de la came. Moi aussi. Donc on a pris un tacot pour Norfolk Street et on a acheté de la dope. C’était une prostituée, j’étais un Ramone, et on était tous les deux des junkies. Eileen Polk : Un des premiers soirs où je suis allée au CBGB’s, j’étais avec Anya Phillips, et Dee Dee Ramone, Joey Ramone et Connie sont entrés tous les trois ensemble. Arthur Kane s’était déjà envolé pour la Californie, donc Anya m’a dit : « Voilà Connie avec son nouveau mec. Il est dans ce nouveau groupe, les Ramones. » Elle disait genre : « Allons mater ces types. » Je n’avais pas encore vu les Ramones. Alors comme une idiote, je me figure que Joey Ramone est le nouveau mec de Connie, parce que Joey ressemblait à Frankenstein, et Arthur ressemblait à Frankenstein. Donc j’ai pensé que Joey devait être le nouveau rencard de Connie. Quelques soirs plus tard, j’étais au Ashley’s, le bar du tourneur d’Alice Cooper, et Dee Dee est arrivé, tout seul. Il commençait à être saoul, je commençais à être saoule, alors on a commencé à discuter. On s’était vus au CBGB’s, mais on n’avait pas parlé. Donc je lui demande : « Alors, c’est quoi le truc ? Je t’ai vu avec Connie. Tu sors avec elle, ou quoi ? » Dee Dee a répondu : « Eh bien, tu sais, je lui plais bien, mais tu sais, en fait elle est avec Joey. » Il commençait déjà à semer les embrouilles. Puis il a dit : « Je vais au Mother’s, ce nouveau bar sur la Vingt-troisième Rue, pour voir jouer Blondie. Pourquoi tu me retrouverais pas là-bas ? » Donc je l’ai retrouvé au Mother’s quelques soirs après. On s’est vraiment éclatés, et à la fin de la soirée, je sors et je tombe sur… Connie !
Un mur du CBGB’s
Crédits : Rob Boudon
Le mot punk semblait incarner le trait d’union qui reliait tout ce que nous aimions – ivrogne, odieux, malin mais pas prétentieux, absurde, marrant, ironique, et tout ce qu’il y avait d’attirant dans le côté obscur.
Le lendemain, Lisa m’a appelé, tout excitée par les Ramones, pour me dire : « Oh, tu vas les adorer. Ils font des chansons qui durent une minute, c’est hyper rapide et tout le concert est bouclé en moins d’un quart d’heure. Et c’est tout ce que tu aimes, tu vas adorer. Et c’est tout bonnement le truc le plus tordant que j’aie jamais vu. » Et elle avait raison. Je suis descendu les voir au CBGB’s, et j’ai eu une place au premier rang sans aucun problème. À l’époque, je ne pense pas que quelqu’un faisait salle comble. Et ils sont arrivés, et je suis tombé amoureux d’eux. Pour moi, ils avaient vraiment tout bon. C’était le groupe parfait. Ils étaient rapides et j’aimais la rapidité. Les quatuors de Beethoven sont faits pour être lents. Le rock’n’roll est fait pour être rapide. J’ai adoré ça. Après le concert, je me suis présenté à eux en disant : « Je vous aime tellement, je veux être votre manager. » Et ils ont répliqué : « Oh, super, on a besoin d’une batterie. Est-ce que t’as du fric ? » J’ai répondu que j’allais aller voir ma mère à Miami. Quand je suis arrivé à Miami, j’ai demandé trois mille dollars à ma mère et elle me les a donnés. C’est comme ça que j’ai commencé à m’occuper des Ramones. J’ai acheté la place de manager. Legs McNeil : Quand j’avais dix-huit ans, je vivais à New York, je travaillais dans une espèce de collectif cinématographique hippie sur la Quatorzième Rue, et on faisait ce film immonde sur un stupide publicitaire qui prend un acide et devient sexuellement, émotionnellement et spirituellement libéré. Une vraie merde. On était en 1975, l’idée de se marginaliser parce qu’on avait pris de l’acide était tellement ringarde – genre dix ans en retard. Et le collectif cinématographique hippie était tout aussi ringard. Je détestais les hippies. Quoi qu’il en soit, l’été est arrivé, et je suis retourné à Cheshire, dans le Connecticut, où j’ai grandi, et j’ai fait une comédie à la Three Stooges – un film en 16 mm et en noir et blanc – avec deux potes de lycée, John Holmstrom et Ged Dunn. John Holmstrom était dessinateur humoristique, et Ged Dunn bossait dans les affaires, alors à la fin de l’été on a décidé de se mettre à travailler ensemble. On avait déjà travaillé tous les trois avant, quand on était au lycée – Holmstrom avait monté cette troupe de théâtre nommée les Apocalypse Players, un mélange d’Eugène Ionesco et d’Alice Cooper. La police avait même interrompu une de nos représentations un jour où j’avais raté un lancer de tarte à la crème et atteint quelqu’un dans le public. Mais quand John, Ged et moi nous sommes associés à nouveau, ce qu’on allait faire était assez indéterminé – des films, de la BD, un truc dans les médias. Puis un jour, on était dans la bagnole, et John a lancé : « Je crois qu’on devrait lancer un magazine. » Tout l’été, on avait écouté l’album Go Girl Crazy, de ce groupe inconnu appelé les Dictators, et ça avait changé nos vies. Tous les soirs, on se bourrait la gueule et on chantait par-dessus. C’est Holmstrom qui avait trouvé le disque. C’est lui qui était vraiment branché rock’n’roll. C’est lui qui nous avait initiés, Ged et moi, aux Velvet Underground, à Iggy & the Stooges, et aux New York Dolls. Avant, j’écoutais seulement Chuck Berry, les deux premiers albums des Beatles et Alice Cooper. Mais je détestais la plupart de ce qui se faisait en rock’n’roll, parce qu’il n’y en avait que pour les trucs hippie ringards, et en fait il n’y avait personne qui décrivait nos vies – qui étaient faites de McDonald’s, de bière, et de redif à la télé. Puis John a découvert les Dictators et ça nous a tous enthousiasmés de voir que quelque chose se passait. Mais je n’ai pas compris pourquoi Holmstrom voulait lancer un magazine. Je trouvais que c’était une idée stupide. John a dit : « Mais si on a un magazine, les gens vont penser qu’on est cool, et tout ça, et ils voudront traîner avec nous. » Je n’ai pas percuté. Puis il a dit : « Si on avait un magazine, on pourrait boire à l’œil. Les gens nous fileraient des verres gratis. » Ça m’a convaincu. J’ai dit : « Ok, allons-y, alors. » Holmstrom voulait que le magazine soit un mélange de tout ce qui nous branchait – les redif télé, boire de la bière, baiser, les cheeseburgers, les BD, les séries B, et ce rock’n’roll bizarre que personne n’avait l’air d’apprécier à part nous : le Velvet, les Stooges, les New York Dolls, et maintenant les Dictators. Puis John a dit qu’il voulait appeler notre magazine Teenage News, d’après une chanson inédite des New York Dolls. J’ai trouvé que c’était un nom stupide, et je ne me suis pas gêné pour le lui dire. Et il m’a demandé : « Bon, et comment tu crois qu’on devrait l’appeler ? » Je voyais le magazine qu’Holmstrom voulait lancer comme un album des Dictators animé. Sur la pochette intérieure du disque, il y avait une photo des Dictators en train de glander dans un fastfood de hamburgers White Castle en blousons de cuir noir. Même si on n’avait pas de blousons de cuir noir, cette photo semblait nous décrire parfaitement – des malins. Donc je me suis dit que le magazine devait être pour d’autres déjantés comme nous. Des gamins qui avaient grandi en ne croyant en rien sinon aux Three Stooges. Des gamins qui faisaient des fêtes quand leurs parents n’étaient pas là et détruisaient la maison. Tu sais, des gamins qui volaient des bagnoles et s’éclataient.
La sortie du CBGB’s
Crédits : Joseph Holmes
Lou Reed en couv’
Mary Harron : J’ai rencontré Legs quand je travaillais en cuisine pour Total Impact, le collectif cinématographique hippie sur la Quatorzième Rue. Legs est arrivé, et il était le seul à dire que ce film était merdique et que ces gens étaient dingues. Alors je lui ai demandé ce qu’il faisait. Legs m’a dit qu’il avait simplement un job à temps partiel sur le film et il m’a aussi demandé ce que je faisais. J’ai dit que je voulais être écrivain et il m’a dit : « On lance un magazine. Ça s’appelle Punk. » J’ai pensé : « Quel titre génial ! » Je ne sais pas pourquoi ça avait l’air tellement génial, parce que c’était avant que le punk n’existe, mais c’était si évidemment ironique. Je veux dire, il y avait quelque chose de fort, tu sais, parce que si quelqu’un dit qu’il lance un magazine, tu penses tout de suite à un magazine littéraire. Mais Punk, c’était tellement marrant, potache – c’était tellement inattendu – j’ai pensé : « Eh ben ça, c’est vraiment génial. » Donc j’ai dit : « Oh, je vais écrire pour vous », même si je ne savais pas de quoi il retournait. Un soir, quelques jours plus tard, j’étais dans la cuisine de cet abominable collectif cinématographique, en train de passer la serpillière, comme une vraie Cendrillon, et de faire la vaisselle. Legs et John sont arrivés, et ils ont dit qu’ils allaient au CBGB’s, et j’ai été tout de suite partante. On est tous allés voir les Ramones au CBGB’s, et c’est ce soir-là que tout a commencé.
Les toilettes du CBGB‘s
Crédits : Genta Masuda
J’ai lu rapidement l’interview de Lou Reed, et j’ai vu tout de suite que tous les trucs humiliants, embarrassants et stupides avaient été tournés à leur avantage. C’est là que j’ai su que Punk allait marcher.
Mary Harron : Nous sommes tous partis pour le Locale et aucun d’entre nous n’avait d’argent donc nous ne pouvions pas commander à manger. Je me souviens que Lou Reed a commandé un cheeseburger parce que je mourais de faim. Lou était avec Rachel, qui était le premier travesti que j’aie jamais rencontré. Très beau, mais inquiétant. Mais je veux dire, pas de doute, c’était un mec : Rachel avait une barbe de trois jours. Legs et John bavardaient avec Lou donc je me suis assise à côté de Rachel, et je lui ai demandé comment elle s’appelait – comment il s’appelait – et il a répondu : « Rachel. » J’ai pensé : « Ok. » Ça m’en a bouché un coin pendant quelques instants. Je crois qu’en fait j’ai essayé d’engager la conversation avec lui, mais Rachel n’était pas causant. Je crois que notre conversation s’est bornée à ce bref échange. J’étais sciée de la façon dont Legs et John posaient les questions. C’était pas très professionnel. Ils demandaient des trucs comme : « Quel genre de hamburgers tu préfères ? » Comme du journalisme étudiant, et j’ai pensé : « Oh, Seigneur, c’est qui ces mecs ? Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? Pourquoi ils posent toutes ces questions stupides ? » Puis Lou a commencé à manifester sa légendaire méchanceté. Il a été cruel avec Legs. Très cruel. Et ça m’a fait beaucoup de peine, en fait. Je l’ai trouvé implacable. Pourtant, ça n’avait pas l’air d’affecter Legs et John. C’était une soirée vraiment excitante – voir les Ramones, rencontrer Lou Reed… Je me souviens d’avoir pensé : « Oh mon Dieu, attends un peu que je raconte chez moi que j’ai rencontré Lou Reed ! » C’est vraiment ça qui me passait par la tête : « Attends un peu que je raconte ça… » Mais là, pourtant, parce que Lou s’en prenait violemment à eux ou qu’il en avait marre, ou je ne sais quoi d’autre, ça se terminait sur une note plutôt amère. Lou s’est mis à devenir tellement hostile. Je ne me rappelle pas pourquoi. Il s’est vraiment mis en colère contre Legs, il le détestait. Mais quand on est ressortis dans la rue, John Holmstrom s’est mis à sauter de joie, aux anges, et je me suis dit : « Je ne comprends pas. Pourquoi est-il si content ? » Je ne comprenais pas pourquoi il était si enthousiaste, extatique. Parce que qu’est-ce qu’on avait récolté ? Lou Reed s’acharnant contre nous, en fait. Legs McNeil : Holmstrom sautait partout, s’exclamant : « On a Lou Reed pour la couv’ ! On a Lou Reed pour la couv’ ! » Je ne voyais pas ce qu’il y avait de si excitant. J’ai juste répliqué : « Ouais, mais t’as vu un peu la poule avec qui il était ? » Mary Harron : Quand j’ai fini d’écrire l’article sur les Ramones, il était tard et je n’avais toujours pas d’argent, donc ce soir-là j’ai traversé toute la ville à pied pour le livrer au « Trou Punk », le bureau du magazine Punk, sur la Dixième Avenue. Ça devait faire un trajet de dix avenues – tu sais, d’un bout à l’autre de la ville. C’était l’époque de Taxi Driver, tu vois, la vapeur qui s’échappait des bouches d’égout. C’était vraiment une étrange nuit new-yorkaise dans toute sa splendeur – et le Trou Punk était un endroit incroyable. On s’y serait cru en plein Batman. C’était une échoppe sous les rails du métro sur la Dixième Avenue, avec les fenêtres peintes en noir – on aurait dit une cave. Donc j’ai trouvé la porte, la lumière était allumée et John Holmstrom était à son bureau, ses lunettes sur le nez, en train de s’occuper du graphisme de la couverture avec l’interview de Lou Reed – le premier numéro de Punk. Il me l’a montré et c’était une caricature ! J’ai lu rapidement l’interview de Lou Reed, et j’ai vu tout de suite que tous les trucs humiliants, embarrassants et stupides avaient été tournés à leur avantage. C’est là que j’ai su que Punk allait marcher.
Punk arrive !
Legs McNeil : L’étape suivante, ça a été d’aller placarder dans toute la ville ces petites affichettes qui disaient : « ATTENTION ! PUNK ARRIVE ! » Tous les gens qui les voyaient se demandaient : « Punk ? C’est quoi, Punk ? » John et moi, on se marrait. On disait juste : « Ohhh, vous allez bien voir ! » Debbie Harry : John Holmstrom et son personnage de BD ambulant, Legs McNeil, étaient deux dingues qui parcouraient la ville dans tous les sens pour accrocher des panneaux qui disaient : « Punk arrive ! Punk arrive ! » On a pensé : « Voici encore un groupe de merde avec un nom encore plus merdique que les autres. »
Les enseignes néon de CBGB‘s
Crédits : Rob Boudon
Cette histoire est adaptée de Please Kill Me, traduit de l’anglais par Héloïse Esquié et paru aux éditions Allia. Couverture : Un mur du CBGB’s, par Rob Boudon.